Le Tabou du Mana
Quintessence du sens en l'avenir qui est
« L'AVENIR QUI EST Dit un homme jusqu'ici dans l'ombre. »
ARAGON, Le Fou d'Elsa
Shéhérazade parle il y a mille ans, sa voix provient du prochain millénaire.
Assise au cour du monde, une conteuse orientale tourne son regard d'hier vers les choses à venir.
Parée d'un voile fait de toutes les fables de l'Histoire, elle invente une histoire qui engendre la Sphère.
Sous un ciel en balade par-dessus l'océan
du temps, cette ville qu'elle a choisie pour décor à son théâtre enroule ainsi
qu'un fleuve à ses pieds le serpent des origines. L'île, entre les bras
liquides, lui évoque sa terre au-delà des colonnes d'Hercule. Elle est parfois
Béatrice au couchant de ces limites, que Dante vit Ulysse franchir en sa navigation vers un ailleurs biblique.
D'autres fois lui sied mieux le sort de la
princesse palestinienne Bérénice, aimée puis trahie par un empereur de Rome,
qui fait remonter à son esprit les malentendus de sa jeunesse avant Canaan. Rien
ne l'empêche non plus d'être Miranda, la fille de Prospéro dans une tempétueuse
rêverie de Shakespeare, échouée sur la même île au milieu de l'Atlantique.
Mais entre tous les rôles elle préfère
éclairer celui de Pénélope. L'actuelle vie sociale ne ressemble-t-elle pas à son
travail nocturne, défaisant une tapisserie tissée lors de la part diurne de
cette civilisation ? Désormais elle n'attend plus aucun Ulysse, et sa rage
destructrice apparaît comme l'aveu qu'elle abandonne son ouvrage pour se livrer
corps et âme aux innombrables prétendants d'une Ithaque à feu et à sang.
Tous les livres sont des étincelles jaillies
d'un feu central dont le souffle emporte sa voix. J'en vois les escarbilles, se
dit-elle, dans ces reflets de lumière à la surface du fleuve. Chaque flamme que
font danser les vagues est une parole prophétique, poétique et philosophique.
Cette capitale mondiale du rêve et de la
mémoire, ne devait-elle porter le nom du prince troyen qui séduisit la belle
Hélène ? Quand Apollinaire s'exclame « Bergère Ô Tour Eiffel »,
n'entend-on pas une réponse de la bergère au prince-berger Pâris ?
C'était au temps des pyramides.
Chacun se situait alors dans quelque lieu et temps.
Nul n'échappait à un
espace assigné par l'histoire et la géographie, non plus qu'à un statut social handicapant
son passage vers la Sphère. L'ordre du monde se figeait en structures immuables,
soumises aux seuls bouleversements de leurs entrechocs, où le plus grand nombre
occupait la base, et qui s'amenuisaient d'étage en étage à mesure que l'on
s'approchait du sommet, vu comme un pressentiment de l'au-delà divin. Les
fonctions du négoce n'aspiraient alors guère à ces hauteurs. De telles
pyramides étaient doubles. Un édifice temporel obéissait aux lois de la
puissance matérielle, confirmées par la structure symbolique donnant à
l'ensemble une caution transcendante - idéelle.
Selon l'époque
s'imposaient des rapports chaleureusement féodaux, marqués par la domination sur
les sujets d'une race dite noble et d'un clergé ; ou froidement
esclavagistes, quand une caste affranchie par sa richesse accédait aux
prestiges nobiliaires et s'assurait le contrôle des tutelles religieuses pour
soumettre à son joug une plèbe réduite à l'état d'objet, non sans que fusionne une
fiction des anciens ordres conférant à l'ensemble sa cohésion dans la figure d'un César.
Ce régime, il y a peu,
combina ruse des prêtres et force des seigneurs pour, se réclamant de la
volonté du peuple, adopter le nom de république démocratique. Mais il fallait
toujours se situer dans quelque lieu et temps. Quand la double structure
pyramidale devint enfin mondiale, se produisirent des bouleversements qui
permirent aux humains le rêve d'accéder à la Sphère.
Telle est la vision
d'une étrangère au monde contemporain, d'un ange de la mer dont le regard ne
relève ni de l'espace ni du temps des pyramides. En quel monde est-elle alors,
qui déambule au long du fleuve d'une métropole ? À ses yeux l'histoire
humaine est un fleuve qui coule vers la source. D'où vient qu'elle progresse
par bonds s'opposant à l'inertie des lois naturelles, quand l'obéissance aux
pesanteurs la fait stagner dans des marécages putrides.
A-t-on vu son oillade
au fleuve et, derrière le fleuve, à l'écume des vagues se brisant sur une île
au-delà des marées ? Qui entendit son cri parmi les pulsations d'une mémoire liquide plus vieille que le monde ?
Au commencement sera Shéhérazade.
Un monde futur paraît dans l'Oil imaginal, qui ravive l'éclat des astres du passé sur l'île d'Atlantide.
Cet observatoire est tourné vers l'Europe, l'Amérique et l'Afrique.
Une forteresse hérissée de barbelés d'où l'on mitraille les damnés de la terre et
de la mer poussés à l'exode par la misère et cherchant refuge en ces métropoles
colonisatrices : telle est la face méridionale de l'Europe.
Une oasis de
liberté prospère offerte aux peuples aspirant à fuir le knout slave et les
ukases barbares du Kremlin : telle est sa face orientale.
Un atlante
vigilant : telle est sa face tournée vers l'Occident, devant les colonnes
d'Hercule où se dresse une montagne magique, un pilier reliant terre et ciel
ainsi que s'épousent l'Atlas et l'Atlantique.
Shéhérazade sait tous les visages dont s'éclaire la scène de son théâtre.
Elle
embrasse l'histoire humaine d'un point de vue global. Ces décors des Mille
et Une Nuits que furent Bagdad, Le Caire et Damas ne tracent-ils pas un
triangle cabalistique où s'inventèrent l'écriture et le Livre ?
Elle connut les pyramides babyloniennes, pharaoniques et assyriennes.
Mais jamais
elle ne vit un phénomène idéel s'ériger en niant l'espace et le temps comme la
religion cybernétique, à laquelle un demi-siècle suffit depuis sa naissance
pour devenir planétaire. Juste avant l'ère convulsive, cette idéologie touchait
deux humains sur cent : l'un pour s'en extasier, l'autre pour s'en
épouvanter. Cinquante ans plus tard, l'agorapithèque se résigne à ses dogmes
comme à son catéchisme, à ses pontifes et à ses hiérarchies ecclésiastiques, jusqu'au
plus bas clergé dont est prêtre tout un chacun. Pas de laïques ni d'agnostiques face à la cybernétique.
Rares
pourtant sont ceux, parmi les multitudes communiant chaque jour si ce n'est
chaque heure à ses rites, sachant que la racine grecque de ce mot désigne l'art
de naviguer. C'est un tel art, mais dans un autre sens, dont est experte
Shéhérazade. Sa navigation millénaire use en effet de nefs qui voguent sur des
mers invisibles en explorant les plus profonds secrets de la matière. Elle a pour nom, cette flotte secrète, la lumière !
D'où vient une aptitude à franchir les océans de l'espace et du temps.
D'où vient
l'ubiquité d'un regard tourné vers les colonnes d'Hercule, où se trament plus d'une alliance atlantique.
Populations occidentales,
écoutez une conteuse orientale :
« L'argent
est le dieu jaloux d'Israël devant lequel il n'est permis à aucun autre dieu de
subsister. L'argent rabaisse tous les dieux de l'homme et les métamorphose en
marchandises. L'argent est la valeur universelle et constituée pour elle-même
de toutes choses. Il a, de ce fait, spolié le monde entier, le monde des hommes
comme celui de la nature, de sa valeur spécifique. L'argent est l'essence
aliénée du travail et de l'existence de l'homme, et cette essence étrangère le
domine, et il lui adresse ses prières. »
Karl Marx, Zur Judenfrage
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