À l'aide, l'aède
Chaque vague engendre Shéhérazade.
Un continent noir danse en pleine lumière musicale entre hauteurs océanes et profondeurs astrales.
Sa voix multiple tisse une fable immémoriale à la surface des marées ; dont l’écume est mémoire du ciel et de la mer.
(Quelle trouille dans cet autobus à l’instant.)
Défaire la mort est le principe même de sa tapisserie vocale : a-t-on pensé qu’Ulysse pût avoir été conçu par Pénélope, sœur de Shéhérazade ?
(Trouille n’est pas le mot juste, face à un barbu salafiste à qui l’on tient tête en usant des mots du prophète au milieu du bus de 6 heures du soir.)
Une même femme est Circé, Nausicaa, Calypso, quand elles se déguisent en sirènes pour conduire la barque de l’amour vers sa plus haute source.
(Le 31 longe l’Atlantique, entre Agadir et Aourir au pied de l’Atlas.)
Homère lui-même n’est-il pas leur songe à toutes, résumées en la vague où chante Shéhérazade ?
(Cet agressif barbu, vêtu de kamiz et sarwal à l’afghane, voulait me faire dire que l’arabe fut la première langue du monde selon le prophète ; je lui ai répondu « Iqra ! » ( lis ! ) – qui est le premier mot du Qoran.)
Bien avant qu’Adam ne fût, je suis Shéhérazade.
La mer se brise devant moi sur un rivage et met l’univers en suspens du premier regard. À l’instant j’ai fermé les yeux pour le grand plongeon dans l’écume de la
conteuse des Mille et Une Nuits. Je tends l’oreille à la rumeur de la
ville, ces voitures qui déferlent, lointaines comme un ressac, dans la rue de
Varenne. À travers mes paupières se devinent les ombres floues de figurants
jouant à être des vivants. Ce 24 décembre 1982, minuit passé de cinq minutes,
je prends, les mains croisées sur la poitrine, l’attitude convenue des morts.
Et je m’en vais. N’est-ce pas la nuit qu’on voit le plus clair ? De même
la mort élucide les obscurités de la vie. L’on y voit ce qui est, quittées les
illusions d’un show ayant usurpé le chant des sirènes. Je descends donc vers un
autre théâtre, où je n’en crois pas mes yeux quand je m’aperçois franchir le
porche du 56 avant de m’aventurer sur le trottoir devant Matignon. Bientôt la
nouvelle de ma disparition leur fera pondre en hâte quelque formule de
ministérielle courtoisie. Le cagoulard de l’Elysée n’a-t-il pas profité de ma
faiblesse pour m’humilier de sa Légion d’Honneur ? Je prie les vraies
puissances pour qu’elles m’offrent de contempler le vrai soleil, la vraie lune,
les vraies étoiles de l’autre côté de cette profonde nuit.
La pluie
tombe si fort que l’eau ruisselle sur mon chapeau de cuir. Dans l’obscurité
luisante je me guide sur les réverbères en direction de mon ami le Penseur, à
ce musée Rodin qui fait toujours le coin de la rue. Combien de mots tu mis dans
sa bouche de bronze, mon amour ! Je porte ce manteau cintré que tu
n’aimais pas trop, tant il ravissait les mouches qui s’affairaient déjà dans
nos parages, et je remets en place la cravate en soie d’Orient que tu disais tenir
de Maïakovski. Malgré la pluie, le vêtement ajusté et le chapeau aux bords
recourbés, comme les parfums de la nuit, me procurent une sensation délicieuse,
quand je m’aperçois que je suis pieds nus. L’incongruité de la situation ne
peut être que le produit d’un rêve. « Je rêve ! »,
m’exclamé-je en écho de la plupart des mots écrits durant la vie, dont ce n’est
leur faire injure à tous ces pisse-copie d’imaginer qu’ils passeront sous
silence la première salve de juin 1924, celle d’Une vague de Rêves :
Je rêve d’un long rêve où chacun rêverait sur le bord du monde et de la nuit.
Bien avant qu’Adam ne fût, je suis Shéhérazade...
Certains matins, dans la brume d’hiver, s’aperçoivent les contours d’une île à l’horizon. L’Atlantide y émerge des
entrailles de l’Atlantique ainsi qu’un prolongement sous-marin de l’Atlas. Volcan
d’eau pure, source de lave : l’onde et le feu parcourent des gaines
invisibles pour alimenter maintes existences posthumes. C’est du moins ce
qu’elle me dit. Car il suffit d’un rayon de lumière pour que l’eau se change en
statue de cristal, figeant à la surface lointaine de l’océan celle qui m’a
confié sa Mille et Deuxième Nuit.
(Qui d’autre que l’émule de Mokhtar le Borgne, surgi hier soir dans le bus, a-t-il déclenché le travail des djinns pour faire entendre sa voix ?)
Couchée nue sur la crête aérienne des
flots, Shéhérazade poursuit le récit de ses fables dont les décors furent les
villes de Bagdad, Le Caire et Damas. Elle nous fait connaître les ruines où
elle circule désormais, dont les racines insoupçonnées tissent le plus vaste
empire du monde aujourd’hui. Ne pas céder à la superstition selon laquelle
toute matière disparaîtrait dans l’au-delà. Non plus qu’au constat d’apparent
bon sens établissant l’absence de tout esprit ici-bas. Leur alliance est le
secret le mieux gardé de l’univers...
(Dans ce concentré des remugles de la
misère qu’est un bus maghrébin de fin de journée, j’essayais de me faire
traduire l’avertissement relatif aux fraudes. À bout d’enfer, cette force de
travail berbère ne dispose plus d’étincelle pour penser aux mots. C’est alors
qu’intervint le barbu. Qui donc étais-je, à prétendre connaître l’arabe, langue
du paradis ?)
L’œil d’une statue de cristal en pleine mer
perce loin. Hier soir, me disait-elle, à l’heure où l’horizon s’enflamme comme
une chair, j’observais la peau de l’Atlas rongée par la gale rosâtre des
villages à touristes. Au devant de la scène les grues et bulldozers
charcutaient le littoral sur un chantier de ruines à venir, lesquelles
s’agrémenteront d’un golf. J’ai longuement suivi la trace bleue de l’autobus qui
longeait la corniche t’emmenant d’Agadir vers ton gourbi d’Aourir, non sans
capter le contenu du différend qui t’opposait à ce prêcheur wahhabite. Ô
populations arabes manipulées du Machrek au Maghreb, orphelines de vos légendes
assassinées !
Je me suis retrouvé dans mon lit mortuaire, plein d’un bonheur procuré par la certitude
que cette veillée funèbre n’était pas plus réelle que la pluie ruisselant à mes
pieds nus dans la rue de Varenne. Si j’étais conséquent, je pouvais encore me
dire que je rêvais. Par exemple, une femme en robe longue à écailles dorées
ressemblant à une queue de poisson vient s’asseoir sur mon lit pour me narrer
des contes à dormir debout. Réfugiée en Atlantide, elle se présente comme
Shéhérazade ayant vu proliférer les ruines à Damas, Bagdad et Le Caire, suite à
l’effondrement de l’Union soviétique. Rationnellement impensable ! En ce
temps-là, m’assure la sirène, règnent sur les Etats des Agences de Notation
contribuant à créer des produits financiers hautement toxiques auxquels elles
accordent les évaluations les plus favorables, escroqueries dont résultent
l’intoxication de tout le secteur bancaire à l’échelle mondiale et le sauvetage
de celui-ci par les pouvoirs publics au prix de leur endettement grâce à la
complicité du personnel politique, puis la mise en garde à vue de ces Etats par
les mêmes gangsters de la finance organisés ainsi qu’un syndicat du crime sous
l’uniforme de la police. Toutes les populations, poursuit-elle, sont ravagées
par une guerre qui n’a pas reçu de nom. Le prix de leur survie, pour la
majorité des hommes, est alors plus élevé que leur salaire. Si l’on n’a rien
d’autre à vendre que sa peau sur le marché, c’est elle qui se fait tanner. Ce
dont font l’expérience des milliards d’humains, réduits à la valeur de quelques
dollars quotidiens, pour que les fonds spéculatifs puissent ne pas mourir de
faim. Provoquer ruines et cadavres pour tirer profit de ces matières premières
est alors la principale industrie. Vous souvenez-vous, conclut-elle, de ces films
comiques où l’essentiel est de démolir un maximum et plus est important le gâchis,
plus les gens rient et s’amusent ? Le futur est de cette veine. Pour des
raisons qui échappent à la raison commune, il s’est produit une fulgurante
accélération du rythme de la casse. Quant aux principaux foyers de destruction,
ce qui ajoute au comique, ils se trouvent être dans les zones ayant été les
berceaux de la civilisation.
Toute ma vie j’ai rêvé de lanterne magique
et jamais le cinéma n’a produit sur moi l’effet d’une lampe d’Aladin. C’est pourquoi je crois en la parole de Shéhérazade, qui depuis l’Atlantide voit
s’ouvrir aux colonnes d’Hercule une mer en flammes.
(Est-ce le nom d’un minable salon de coiffure – Shahrazad
- non loin de la place aux bus d’Agadir, qui m’a mis en tête les sortilèges de sa voix ?)
Sur l’axe horizontal traversant la Méditerranée
du Couchant au Levant – murmure la statue de cristal depuis son île à l’horizon
– j’ai vu le triangle fondamental de la culture européenne, formé par Jérusalem
Athènes et Rome, se renverser tout au long du dernier demi-siècle pour dessiner
une trinité nouvelle unissant Jérusalem Rome et La Mekke.
(Le barbu du bus 31 lui-même était-il un personnage de Shéhérazade ?)
Sa fable exige foi mais aussi raison quand
elle assure qu’Athènes, capitale historique de la pensée critique où naquit
l’idée démocratique, devait être détruite pour que s’impose un tricéphale
paradigme fondamentaliste ayant sa véritable capitale outre-Atlantique.
(Les salafistes wahhabites, armés et financés par l’Arabie saoudite et le Qatar, agents de l’Amérique ?)
Je me suis donc permise, poursuit la voix,
de faire tourner l’autre axe, vertical, à l’origine de l’Europe, sur ses vieux
gonds rouillés de Rome et de Carthage – où vient d’être assassiné l’avocat
Chokri Belaïd, ennemi juré des salafistes et leader de l’opposition tunisienne
au triple fanatisme – pour enfouir la mémoire de mes chères cités orientales en
ruines à l’abri de cette mythique île engloutie, sous des longitudes
occidentales. À la santé future de Bagdad, Le Caire et Damas il convient de
porter un toast en Atlantide. Et d’y convier, pourquoi pas, tous les fidèles de
Jérusalem Rome et Mekka, que je nommerai disciples de
Saint Jérôme. Champagne ! Et du meilleur ! Et pas qu’une petite
bouteille ! Un jéroboam pour Saint Jérôme !
Cette éternité du regard, que l’on ignorait durant la vie, se transforme après la
mort avec une acuité telle que du moindre point s’engendre l’univers en une
infinité de vivantes sphères. Ici trouve à se résoudre enfin l’illégitime union
chez les humains du rêve et de la réalité. N’est-ce pas la raison de l’étrange
ivresse qui vient de m’envahir aux récits de cette sirène, comme si le départ
du voyage vers un autre monde se fêtait au champagne ? Peuvent-elles s’en
douter, les ombres mortelles qui m’entourent ? D’aussi tragiques
prédictions génèrent pourtant une autre perplexité. Voyons – si je peux dire,
paupières closes. Elle a fait des allusions nettes à mon Fou d’Elsa,
citant avec précision le propos central du mejnoûn à qui je donne la
parole quand meurt la civilisation d’Al Andalous : au roi Boabdil il
annonce L’AVENIR QUI EST. Cette créature mystérieuse ensuite me fit entendre
que ses prophéties de cauchemar s’accompliraient cinquante ans après publication
des visions du Fou, séparées par cinq cents ans de leur écriture. Ce qui, mon
poème étant paru en 1963, devrait nous transporter vers l’an 2013. Qui sait
s’il ne me sera pas alors donné de rejoindre la conteuse orientale en son
Atlantide, afin de conjurer les effets de la catastrophe annoncée. Ce n’est
jamais d’une autre manière, après tout, que de siècle en siècle se transmet un
message défiant les fauteurs de ruines depuis Homère. Une telle circulation
dans le temps, dont je croyais être le concepteur, a-t-elle été méditée par
Shéhérazade ? Si nous sommes les personnages de fictions inventées dans
l’au-delà, peut-être les présentes réflexions nourriront-elles quelque
inspiration dans trois décennies ? Si, lorsque l’on commémorera le
trentième anniversaire de ma disparition physique, l’image est celle d’une
Méditerranée dont les rives sont séparées par une mer de feu, raison laïque au
Nord et foi religieuse au Sud, l’heure ne viendra-t-elle pas de nouvelles
intuitions poétiques produisant leur lumière entre révélations prophétiques et
réflexions philosophiques ? Ce qui conférerait une singulière actualité à
mon injonction d’hier : « Hommes de demain, soufflez sur
les charbons, à vous de dire ce que je vois. »
Bagdad, Le Caire et Damas forment un
triangle magique au cœur duquel s’inscrit la terre promise hébraïque. Celle-ci,
transportée voici cinq siècles en Amérique, y a légitimé l’idée d’un Occident
dont pillages et carnages de la conquête coloniale s’identifieraient aux justes
massacres du prophète Josué, sur ordre de Moïse, en Canaan. L’Occident put
ainsi, depuis plus de cinquante ans, développer avec succès son industrie des
ruines en Orient.
(N’est-ce pas la désintégration qui génère l’intégrisme ?)
C’est pourquoi Shéhérazade a déplacé
l’Orient symbolique vers cette île à ce point mythique de l’Occident, qu’elle
n’est signalée dans aucun atlas et ne fut jamais repérée par les satellites
espions de l’Alliance atlantique. C’est à partir d’un Quartier Général échappant
aux missiles Hellfire lancés sur écran par des drones Predator qu’elle
peut s’observer le cycle guerrier d’un nouveau type, n’opposant plus des armées
représentant des nations, mais des forces spéciales appartenant au même camp
biblique. D’un côté la divine puissance aérienne, de l’autre les forces mobiles
au sol, équipées par un renseignement électronique auquel contribuent ensemble Israël et Qatar.
(C.I.A. et Al Qaïda, même combat ?)
Une stratégie globale parasitaire,
transfrontalière et déterritorialisée, mise au service du crime organisé, donc
fondée sur une délinquance organisée niant toute suprématie des lois humaines,
avec l’objectif proclamé de leur totale dérégulation pour ce qui concerne les
propriétaires de l’humanité ; stratégie qui s’appuie sur des
déliquescences étatiques, accompagnant les tendances ethniques centrifuges
favorisées par des rivalités claniques : ces nuisances mafieuses
n’apparentent-elles pas, l’un en miroir de l’autre, le terrorisme du Capital et
celui du salafisme wahhabite ?
Je sais, vous êtes incrédules et c’est
pourquoi jusqu’ici j’avais préféré ne pas vous entraîner dans mon voyage au
milieu des décombres. Mais prenez mon récit comme celui d’une de ces statues
qui survivent à l’hécatombe des villes. Il en est dans les cités en ruines à la
surface des terres aussi bien que dans les temples engloutis sous la mer, où
n’officient plus que des méduses.
Plonger dans l’océan du temps vers les ruines promises dans trente ans me conduirait un
siècle après l’année 1913, et ce Congrès de Bâle où la voix de Jaurès en vain
tenta de conjurer l’orgie de sang promise par les forces démoniaques du
Capital, monstrueuse machination qu’éclaire, depuis Les Cloches de Bâle,
tout mon cycle du Monde réel. J’aurai donc témoigné d’une guerre
mondiale ininterrompue qui vit le corps de l’humanité se partager entre cancer
et lèpre, à l’exception du sursaut de salut que représentèrent la révolution
soviétique et ses suites en Chine, au Vietnam, à Cuba, vues comme des
métastases malignes et combattues comme telles par la puissance américaine et sa
servile alliée européenne. L’image inversée des réalités qui tint lieu de
conscience au monde ne pouvait avoir autre foyer que l’idéologie du prophète
Josué. C’est à ce constat que m’invite Shéhérazade, observant depuis son île
une Europe où l’on pointe plus au chômage qu’à l’usine, pendant que les
plus-values prolifèrent dans les tumeurs électroniques d’un shadow banking
soumettant les peuples au séculaire Moloch, jamais abreuvé de boire leur sang
dans le crâne de ses victimes. Je n’attends guère un tel rappel des aimables
bourgeois qui poseront une plaque sur la façade rue de Varenne, avec discours
ministériel se concluant par le vers « Que mon âme y dorme
éternellement » ; de même qu’une autre plaque à mon nom sur la
place de l’île au milieu du fleuve où je situais l’observatoire de mon
Aurélien, qui portera pour trace de mon sang cet autre vers : « Où
tout est tranquille éternellement », le tout bouclé par des cocktails
et des chansons sans que l’on ne s’avise un seul instant du sens qu’à l’heure
du départ pour ce rendez-vous dans trente ans, sur mon lit mortuaire, sous la
grande photographie de l’arbre frappé par la foudre où Elsa voulait que fût
notre lit de noces posthumes, peut avoir le mot « éternellement ».
Comme Léo Ferré chanta L’Île Saint Louis rompant ses amarres et
descendant la Seine vers l’océan, c’est avec joie que j’appareille pour l’Atlantide,
à bord d’un fragment de cette île délimité par le Quai de Bourbon et la rue
Jean du Bellay, dans l’espoir que Shéhérazade nous y verra dériver tel un bloc
de l’Atlas.
Sur ce décor se lèvera le rideau. Notre
Théâtre de l’Atlantide ne peut avoir de scène fixe, on n’y entre par aucune
porte, les acteurs y sont aléatoires. Un fragment de Paris dérive en plein
Atlantique, avec ses naufragés accrochés à leurs tables de la brasserie de
l’Isle Saint Louis. Nous engagerons à la terrasse Bernard Pivot flanqué de
Philippe Sollers, Michel Houellebecq, Jacques Attali, Bernard-Henri Lévy,
Michel Onfray et Alain Minc, plongés dans une fervente lecture collective à
haute voix du Mentir-Vrai, du Paysan de Paris, d’Aurélien,
du Roman inachevé, du Fou d’Elsa, de La Semaine sainte et de
ce testament d’Aragon qu’est Théâtre/Roman. Sur fond d’Atlas à l’horizon,
retentira le célèbre générique musical d’une émission littéraire d’il y a
trente ans. Les caméras seront visibles autour de ce studio de plein air, où
les figurants répéteront le rôle qu’ils auront à tenir lors de la scène
principale, qui sera tournée sur la vieille casbah d’Agadir.
(Quelques Maghrébins traverseront peut-être le pont vers l’Institut du Monde arabe, où se tient une exposition sur Les Mille et Une Nuits ?)
Sans doute l’appel à la prière d’un
muezzin, mais plutôt du côté du Louvre. En grands voiles Shéhérazade y
apparaîtra devant Le Radeau de la Méduse, qu’elle taguera de l’inscription
rageuse « A l’aide, l’aède ! », avant d’être poursuivie
pour atteinte grave au patrimoine culturel, voire pour terrorisme, puis transférée
par le juge d’instruction vers l’expert psychiatrique, lequel conclura à son
irresponsabilité pénale et décidera de sa réclusion chimique. L’asile où sera
colloquée Shéhérazade fournira l’un des décors de la pièce.
(Avec Pape en solde ? Imam sioniste ? Rabbin djihadiste ?)
Fanatiques des trois fondamentalismes, sans
négliger l’intégrisme laïque. Au psychiatre, Shéhérazade laissera entendre que
depuis l’Atlantide elle a capté le message du tableau de Géricault, principal
personnage de La Semaine Sainte, qui approuve son geste vu le naufrage du
monde où crime et finance vont ensemble comme les deux jambes d’un corps dont
la tête est malade, où l’on ne peut aller nulle part sans parcourir des ruines.
Elle dira circuler dans celles du Caire où elle se fait violer, de Bagdad où,
morte sous les bombes, elle craint qu’on ne la dénonce comme vivante, et de
Damas où elle ne veut pas être prise pour un fantôme. Je n’ai commis aucun
crime, ajoutera-t-elle, j’ai appelé l’aède à l’aide, c’est tout. Sa réponse à
la question de l’aliéniste sur ce qu’elle entend par « aède »
sera : celui qui trace une image mentale de l’univers et pose donc la question de la sphère.
Il fait rouge d’aurore à force de nuit noire. Je me suis embarqué pour une expédition
lointaine, comme un explorateur. N’est-ce pas ce que fut le voyage d’une
vie ? Sur l’esquif de mon île voguant vers Atlantide lesté d’une cargaison
de gens de plume ayant le poids du plomb qu’est devenu ce qu’André Breton nommait
l’or du temps, j’en voudrais à la mise en scène si elle ne leur faisait
plutôt tenir lecture de L’inspecteur des ruines, roman d’Elsa Triolet paru
l’an 48 et préfiguration géniale d’un type humain qui se ferait connaître sous
le label situationniste. J’ai moi-même, vingt ans plus tard, souffert d’avoir
peu mesuré l’imposture de qui par un slogan contestant la Société du
Spectacle, usurperait l’aura du type incarné par ce personnage d’Antonin
Blond – être déraciné –, tout en parodiant dérives et détournements qui furent
les trouvailles de l’antérieure avant-garde. Aussi fais-je ici l’aveu du fait
que mon ultime roman se voulait méditation sur ce phénomène typique d’une
époque prodigue en trompe-l’œil, en particulier son chapitre intitulé Les
Yeux, même s’il est écrit, dans ce Théâtre/Roman, que celui-ci n’est
« qu’une tentative d’en désorienter l’analyse et l’interprétation ». Je
laisse donc à Shéhérazade le soin d’orienter l’animateur et les invités du show
qui se prépare vers ce genre de questions, lesquelles ouvriraient un salubre
débat relatif à la forclusion du communisme comme à celle de l’aède… N’est-ce
pas un poète grec ami de Yannis Ritsos, ayant avec lui connu les camps, qui
voulut rassembler maints textes majeurs de camarades issus de toutes les
cultures sous le titre global de Carmina Sovietica ? Je ne sais ce
qu’est devenu cet Anatole portant pour patronyme le nom du titan qui dans sa
mythologie relie ciel et terre ainsi que la montagne dont les cimes se voient
depuis l’Atlantide, même si vint me visiter il y a peu un escogriffe belge qui
se disait son petit-fils. Entre ciel et terre comme entre vie et mort, voyage
depuis toujours l’aède qui ne connaît pas de frontière entre sommeil et veille.
Aussi devrait-ce être sur ce vieux mot grec désignant une connexion mutuelle
entre les mondes visibles et invisibles que se lève le rideau du spectacle : allhloucia.
Le 13 février 2013
Crieurs des coulisses avant les trois coups
La scène est vide, qui représente le schéma d’un radeau sur la mer.
Toile de fond à l’horizon : cimes enneigées de l’Atlas.
Les premières répliques viennent des coulisses :
— Roulez tambours !
— Oyez, spectateurs !
— Votre attention, Messieurs-Dames !
Deux acteurs surgissent. À gauche, un Fou long et maigre se tient raide, coiffé d’un bonnet
à grelots. Sa tunique d’or arbore le sigle BHL. À droite bondit un Roi petit et gros, portant couronne. Sa veste écarlate est marquée DSK.
R. Le monde nous obéit à tous deux.
F. Au doigt…
R. ... et à l’œil !
F. Il est sous ma férule.
R. Sous mon martinet.
F. Ma badine.
R. Mon nerf de bœuf.
F. Ma Schlague.
R. Mon sceptre.
F. Ma marotte.
R. On m’appelle Salomon, Hérode, Ben Gourion ou Goldman Sachs.
F. Je traverse les siècles sous le nom de Josué.
R. Serait-ce le miracle de la transsubstantiation capitaliste
F. Changeant le prêt bancaire en machine incendiaire
R. Un programme électoral en l’application de son contraire
F. Ou le bœuf en cheval
R. Qui transforma l’élite officielle de la littérature française
F. En Kommandantur de la Propaganda Staffel ?
R. Quelle différence entre une agence de notation financière
F. Dissimulant les intérêts de la pègre
R. Et ces autres agents de notation que sont les écrivains
F. Quand ils s’affublent du masque d’intellectuels
R. Œuvrant au nom de valeurs universelles
F. Pour le profit de leur magot sur le marché du verbe falsifié ?
R. Jamais une classe dominante ne se dispensa de recourir à la duplicité.
F. Le Ku Klux Klan lui-même se définissait comme une « institution chevaleresque, humanitaire, miséricordieuse et patriotique ».
R. Notre tyrannie se distingue toutefois des autres dictatures
F. Par un simulacre systématique de leur négation.
R. Suprême doit être notre expertise dans le trompe-l’œil
F. Pour mettre en scène à tout moment l’imitation des insurrections
R. Rébellions et révolutions du passé.
F. Cette pseudotechnie culmine avec l’idéologie critique du « Spectacle»
R. En amalgamant l’art du théâtre et l’industrie du show.
F. Ainsi les industries apologétiques de la tour Panoptic, honorant la juste cause de Kapitotal, n’ont-elles pas d’officiant plus inspiré que le prophète Josué.
R. Je vous lis dans Le Point du 7 février 2013 :
« Pour la première
fois, au Mali et en Libye, la force a été mise au service explicite de la
liberté et de la justice ; pour la première fois – depuis Valmy ! – il
y a un lien voulu, pensé, verbalisé comme tel, entre l’exercice par la France
de sa puissance et la défense de valeurs qui la dépassent (…) Elle est à l’initiative,
en d’autres termes, d’une autre mondialisation, vertueuse, généreuse, qui est
celle de la démocratie, de la paix ; elle devient la première exportatrice
de droits ou encore, si l’on préfère, la première puissance antitotalitaire
mondiale (…) Est-il interdit à un intellectuel, peu suspect de chauvinisme,
d’observer que son pays renoue, là, avec une forme de grandeur ? Et n’y
a-t-il pas lieu, pour tous les citoyens français, quelle que soit leur
appartenance, par-delà les querelles subalternes, d’en être fier et de le dire ? »
Intervention des Souffleurs
D’un habitacle au devant de la scène rappelant, en plus volumineux, l’ancien « trou du
souffleur », s’extraient un acteur et une actrice costumés comme deux
présentateurs de journaux télévisés. La caisse est aussitôt convertie en bureau.
Dans leur dos, le Roi et le Fou prennent leurs aises sur le radeau, lançant des
signes vers l’horizon. Liberté totale des gestes, spécialement du Roi sur la
jeune femme. Soudain la scène s’illumine comme un studio. Les deux journalistes à leur table miment une émission télévisée.
H. Les démons ricaneurs attelés à nos chars de guerre
F. Lancés dans le désert sont formels.
H. Garantir le pillage de l’uranium au Sahel
F. Est le noble idéal de l’opération Serval.
H. Ne faut-il pas renouveler nos stocks de ce précieux uranium
F. Epuisés par dix mille bombes larguées sur la Libye ?
H. La cécité volontaire du monde riche et civilisé
F. Face aux vingt millions de cadavres annuels
H. Provoqués par notre cupidité prédatrice
F. Est donc pire que son aveuglement d’hier
H. Devant une autre extermination programmée.
F. Car il n’est pas un crève-la faim au Niger ou au Mali
H. Qui échappe à la vigilance de notre œil satellitaire.
F. L’autre chiffre du jour : trois millions.
H. Oui, trois millions de milliards de dollars.
F. À trois millions de milliards de dollars donc
H. Soixante fois la richesse produite annuellement dans le monde
F. S’élève le montant de la finance globalisée
H. Quand mille milliards supprimeraient toute famine.
F. Ce qui se justifiait autrefois comme une prise de risques
H. Est devenu rente financière
F. Par la mise en relation planétaire des marchandises
H. Matérielles ou humaines
F. Et les possibilités techniques
H. De valorisation maximale immédiate.
F. Dès lors qu’apparaît au grand jour l’inhumanité d’un système
H. N’ayant d’autre finalité que le pompage du sang
F. Pour sa transformation en or
H. Comment s’étonner si les victimes tirent conséquence
F. De la brutalité du rapport social imposée par les gangs
H. Propriétaires des richesses
F. Dans une surenchère de barbarie ?
Le Roi et le Fou ont
pris place de part et d’autre de la table, dans des fauteuils de talk-show.
Au passage le Roi n’a pu réprimer un dernier pelotage du sein de la
journaliste, qui s’empare de sa couronne. Le Fou prend la défense du Roi par
des gestes outrés suscitant la réaction du journaliste. Pugilat mimé, escrime
avec stylos. (Toute liberté de mise en scène, le journaliste ayant fait mine de
plaider la cause du Roi devant sa collègue, celle-ci de quitter le studio.
D’une chiquenaude à l’épaule, elle dégrafe la veste rouge du Roi qui tombe sur
ses chevilles. C’est nu et penaud, les pieds entravés, qu’il s’écroule dans son fauteuil. )
F. Nous parlions d’une surenchère de barbarie.
H. Dans son dernier éditorial du Point, ce 14 février, le prophète Josué fait référence à Guy Debord et aux avant-gardes artistiques.
F. Ainsi le totalitarisme est-il absolu.
H. Contrôle de l’espace planétaire et occupation militaire du temps.
Le Fou dans son
fauteuil entame une diatribe en moulinant des bras mais on ne l’entend pas. Le
Roi, nu dans le sien, tente par des signes à la femme de récupérer sa couronne.
F. Une défaillance du micro, plus de voix !
Le Fou s’arrache le bonnet à grelots, qu’il jette au visage de la journaliste.
Elle se met sur la tête le bonnet, couvre de la couronne le journaliste. Le Roi se lève pour la reprendre mais, constatant sa nudité, se rassied.
H. Sous l’évident cynisme des potentats médiatiques
F. Maniant qui le nerf de bœuf
H. Qui la Schlague idéologique
F. Avec des fortunes diverses
H. Mais une même absence de scrupules
F. Perce un éclat de rire à tout prendre de grand style
H. Dans le genre crapules jouant aux Bourgeois Gentilshommes.
F. Après tout, n’est-ce pas de bonne guerre ?
Le Fou, bras écartés, vocifère inaudiblement.
H. Ces gens-là tiennent le monde ainsi que leur boutique.
F. Les chefs d’Etat sont leurs agents de police.
H. Mais, comme disait Hamlet, le théâtre est un piège
F. Où se prend la conscience des rois.
H. Si l’univers est toujours out of joint
F. C’est qu’il n’y a d’autres liens que les vôtres
H. Pas d’autres agents de liaison
F. De relations entre ici et ailleurs
H. De voyages entre les mondes
F. Que les vôtres.
H. Comme le montrait Elsa Triolet
F. Dès 1948, année de la création d’Israël
H. Dans son roman L’Inspecteur des Ruines.
F. Il faut donc imaginer aussi sous ses traits Shéhérazade
H. Usant d’identités multiples
F. En son Théâtre de l’Atlantide.
Les deux journalistes referment leurs dossiers, se lèvent et disparaissent par le trou du souffleur.
Les lampes du studio s’éteignent. Le Roi et le Fou quittent par les coulisses une scène qui reste vide : un radeau sur la mer.
— Roulez, tambours !
— Oyez et zieutez !
— Le spectacle commence !
Le 15 février 2013
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