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Le Tabou du Mana

Quintessence du sens en l'avenir qui est


Toute île est terre natale pour la conteuse orientale. Ici comme là-bas, se dit-elle, je transporte Bagdad, Le Caire et Damas en ruines. La double vue de Shéhérazade est un effet de l’Œil imaginal, contemporain du passé comme du futur. Elle en fera matière de son théâtre, si les humains de cette époque acceptent une sortie de leur bunker. Ne parlent-ils pas de secular stagnation pour désigner une décrépitude économique de longue durée ? Mais qui peut élucider leur secular stagnation mentale ? Où est la cohérence entre pyramides matérielle et idéelle, quand le différentiel entre les richesses atteint des chiffres équivalant au nombre des étoiles dans la galaxie, leurs plus brillantes stars de l’esprit sécrétant moins de lumière que des lucioles mortes ? Pas de jour sans que leurs sacerdotes ne feignent de déplorer une « absence de culture commune » ou de « mythe fondateur », susceptibles de « cimenter » l’Europe des maquignonnages en viande et cervelle humaine !

La Ville-lumière, l’Europe, l’Occident tout entier s’éteignent sans le savoir sous les yeux d’une messagère de l’ailleurs, telle une vieille lanterne ayant brûlé ses gouttes ultimes de pétrole.

Où suis-je ? Que fais-je ici ? Pourquoi ? Quelle est encore cette métropole, si proche et lointaine de l’océan ? Questions que semblait hurler une silhouette solitaire, sans souvenirs ni lendemains, si l’on en croyait l’apparence égarée de cette femme en voile portée comme par les ailes noires d’un cauchemar.

Les colonnes d’Hercule ont des ombres tenaces la suivant pas à pas, qu’un soleil d’hiver découpe sur le trottoir du quai. Ses talons y résonnent, seule trace de la Sphère dans une dimension de l’univers dont l’écoute est aussi ténue que le serait à leurs oreilles aveugles Radio-Pléiades.

Les signes venant des morts sont-ils réels ou imaginaires ? Mais la mort, ce n’est rien d’autre qu’une mer. Je viens de cet au-delà. Pour m’en tenir à vos mesures, disons que je vous parle depuis l’an 3014. En même temps, j’assiste à la création de l’Europe en l’an 1014, lorsque Henri II de Germanie conquiert l’Italie pour fonder le Reich en se faisant appeler Rex Romanorum.

Le public de la capitale semble se presser vers une vaste scène où les feux de la rampe seraient la lumière jaune des réverbères espacés le long du fleuve. On devine dans les yeux des passants – de tout sexe et âge – l’envie de toucher cette silhouette voilée comme par une fourrure animale, quelle que soit l’hostilité qu’excite une tenue vestimentaire plus réprouvée que la pire impudicité publique. Si ce n’est un paradoxe, c’est encore plus drôle, non ?


Ces visions de l’Œil imaginal sont réelles. Elles proviennent d’une île dont la messagère a traversé l’océan du temps. Les Isles Fortunées –dites aussi Bienheureuses
 – abritent les peuplades emplumées de très authentiques indigènes du futur, en l’éternelle Atlantide…

Bien peu d’entre ces âmes choisissent avec plaisir pour villégiature un séjour en l’ère convulsive de cette planète, qui vit la mue de l’homo sapiens en homo demens, et la mutation de ses névroses en psychoses. Le divin Homère, s’il eut l’audace d’y circuler sous un passeport au nom de James Joyce – ne manquant pas, dès l’entame d’Ulysses, de rappeler sa qualité d’aède – , ce fut afin qu’un tenant lieu du nom de Stefan Dedalus résumât par quatre mots le sens de l’existence en cette ère de toutes les misères : « COMMENT FAIRE SON MAGOT ? ». Le tournant du millénaire offrit l’illustration d’une Apocalypse révélée vers le début de l’ère chrétienne à un autre ange de la Sphère : famines et pestes, guerres et morts à grande échelle confirmèrent ces visions… L’histoire humaine devait parvenir à son accomplissement moderne, où les plus riches des mortels feraient de leurs coffres-forts la tombe des générations futures, pour que Shéhérazade resurgît du passé. Que vit-elle, sinon la misère aggravée par des masses d’objets supposés y remédier ? Partout les instruments techniques destinés à délivrer, qui ravalaient dans l’animalité. Partout les foules prosternées, rampant face à leurs produits érigés en divinités. La machine à décerveler du père Ubu – comme annoncé par l’ange Alfred Jarry – jour et nuit de signes toxiques infectant les crânes pour servir la pompe à Phynance. Or l’imprononçable nom de cette époque n’empruntait-il pas au latin sa racine signifiant tête ? Acheter à vil coût, vendre au prix fort : dans ces huit mots tenait toute la pensée de ces temps-là. Ce qui – sans prétention philosophique – était de tout temps la devise du négoce, dictait la loi des pyramides. N’était-il pas comique – du point de vue de Shéhérazade – que l’exigence de ce vil coût s’appliquât à la force de travail, seule créatrice de valeur dans la formation du capital selon l’ange Karl Marx ? Pareil stratagème n’impliquait-il pas une double négation radicale de l’espèce humaine : dans les faits, comme dans la représentation qui devait les occulter pour que la manœuvre opérât ? Ce système n’avait-il pas en outre la ridicule prétention de s’afficher, sans au-delà possible, tel un indépassable horizon de l’humanité ?...


Toutes les pyramides ouvraient sur un idéal au-delà des horizons visibles. Il ne s’y concevait de sommet qui ne s’identifiât à une transcendance. La religion cybernétique est la première qui se soit affranchie de la Sphère. Le Père ne s’incarne plus dans le Fils par l‘Esprit, mais des marchandises concrètes engendrent un capital abstrait par l’opération de la plus-value, dans l’universel sanctuaire d’une boutique ayant la bank pour sacristie. Le cycle de la Valeur fonctionne par une réduction mécanique des êtres  à l’état de choses, dont la quantité croît à mesure d’une guerre sainte n’ayant plus pour finalité la vie mais un profit tiré du monde cadavérisé. Le caractère automatique d’un tel mouvement s’identifie à sa bonne gouvernance : ainsi se justifie l’étymologie de la cybernétique…

Pourquoi s’étonner si chaque jour la masse d’un Empire State Building en déchets électroniques, venant d’Europe et d’Amérique, transite par l’Atlantide pour aller s’échouer sur la côte africaine ? Arsenic, mercure, plomb, cadmium brûlent dans les décharges en brouillards de dioxine dont les particules empoisonnées se mêlent aux nourritures de ces races maudites. Insecticides et néocotinoïdes attaquant les fonctions cérébrales n’ont pas l’exclusivité d’un continent, soutenus par toutes les gammes de la chimie, pour favoriser pathologies immunitaires et autres maladies dégénératives indissociables du struggle for dead qu’est la cybernétique… Aucun contre-pouvoir face aux robots dictant leurs millions d’ordres par seconde. Le génie de ceux-ci – qui supplante celui d’un Führer, Duce ou Caudillo des temps anciens – tient au fait qu’ils gouvernent aussi les ordinateurs produisant pensées et discours de leurs propriétaires. Ainsi les mêmes dogmes s’imposent-ils à la classe politique mondiale, dont le seul mot d’ordre est de sacrifier les prolétaires au profit des actionnaires. Le globe ainsi qu’un jouet mécanique dont les mouvements répondent aux injonctions du On et du Off en fonction de stimulations électriques, elles-mêmes binaires, commandées par une élite maîtresse du Golem : telle est la loi cybernétique. À ceci près que cette élite obéit au Golem suprême ayant nom Moloch, les golems inférieurs étant eux-mêmes les molochs d’automates et de robots multipliant leurs propres images rendant culte au Moloch dans une spécularité proprement cybernétique.


Populations occidentales,
écoutez une conteuse orientale :

« Parcourez les rues de Jérusalem !
Regardez, informez-vous, cherchez dans les places.
S’il s’y trouve un homme, s’il y en a un qui pratique la justice, qui s’attache à la vérité, alors je pardonne à Jérusalem ! »

Jérémie    


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