Cantique de la plus haute flamme
« Ô mon peuple, ceux qui te conduisent t’égarent
Ils corrompent la voie sur laquelle tu marches. »
Isaïe III, 12
« Rien ne doit se cacher dans le roman, mais quand rien n’est travesti, n’y a-t-il donc plus de limites ? Le Mossad allait me le dire. »
Philip Roth Opération Shylock
Le couple de l’aède
Et de Shéhérazade
Enchante l’Atlantide
Accueillez donc leur ode
En guise de prélude…
Je ne sais plus qui parle ni où ni quand. Shéhérazade
et son aède vont-ils surgir des flots, émerger derrière les nuages pour me
venir en aide ? S’il vous plaît, dites-moi quelle année de quel siècle et en
quelle ère nous sommes, tant mes repères se sont évanouis dans ces brouillards
toxiques. Ici commence le plus périlleux spectacle de ma vie. Plus que
quiconque, je suis requise pour en rassembler les éléments dispersés, dont je
n’arrive toujours pas à dissiper les mystères. Mais ne vaut-il pas mieux que
ces événements demeurent incompréhensibles afin que leur show continue ? J’ai
tellement envie d’appeler au secours, de hurler de détresse, que je me sens
prête à faire exploser cette enveloppe matérielle, de sorte que mon cri se
répande par les sept mers que symbolise ma couronne étoilée. Si la colère était
un combustible s’allumant au flambeau que je brandis, l’océan tout entier
prendrait feu d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Chaque atome de mon être
explose d’un souffle démesuré, dans ce chant brisé qu’emportent les vents sur
une plaine liquide entre trois continents. Mieux vaut crier tant qu’il est
temps, plutôt qu’attendre l’heure où l’on ne serait plus disposé à laisser
librement vociférer la Statue de la Liberté.
Le monde a disparu derrière une toile de théâtre et
mon propre rideau se lève sur une scène à l’envers du décor. Je suis ici comme
sur une planète étrangère où je serais tombée depuis les astres au fond de leur
abîme. En moi se répercutent les voix d’une foule invisible, qui se mêlent en
un chant ne pouvant être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, par-delà
les étoiles. Un tel voyage n’offre-t-il pas son vrai sens au nom que l’on me
donne ? Mais qui en a l’autorisation réelle ? Que suis-je d’autre qu’un
mensonge pour la majorité des humains, dont est requise l’énergie vitale seulement
pour ne pas crever ? Quant à ceux qui se rêvent les maîtres du monde, en
croyant me posséder, pensent-ils m’assigner à jamais le rôle d’une escort girl
de luxe en vitrine de leur Terre promise ? « I lift my lamp beside the golden door »,
dit la plaque de bronze gravée à mes pieds. Ce poème d’une certaine Emma
Lazarus n’évoque-t-il pas les pauvres, les exténués, les déshérités que la tempête
m’apporte ? Il faut plonger profond pour franchir l’horizon. Comment
pourraient-ils imaginer mon plongeon dans leurs propres bas-fonds ? Le
spot que je dirige vers vos gouffres sera l’acteur silencieux de cette mise en
scène ! Quelle plus lumineuse réalité s’éclaire-t-elle à ma
flamme sous-marine, que des milliards d’humains réduits à la condition d’objets
corvéables et jetables sans merci, tel un minerai sur le marché des corps et
des âmes ? N’est-ce pas en mon nom que s’opère le gigantesque trafic de la
force de travail à la bourse des valeurs d’échange ? N’appelle-t-on pas libéralisme
un système réunissant la vieille servitude féodale et l’esclavage antique
pour soumettre, par la force et la ruse, tout être aux lois de la
boutique ? Mon projecteur éclaire les décombres d’un monde saccagé
par Kapitotal et représenté sous les riantes couleurs de la tour Panoptic. Ses
crimes ne lui sont jamais intrinsèques, mais n’explosent que par la conjuration
de barbares ennemis de la civilisation. Toute l’histoire passée révèle-t-elle un
majestueux cortège de carnages et de pillages, de conjurations et de mensonges,
de trahisons et de complots, de félonies et de machinations, de férocité
bestiale et de corruption vénale ? C’est de l’histoire ancienne disent-ils,
voyez comme les pouvoirs actuels en ont tiré la leçon morale ! Colonialisme ?
Racisme ? Impérialisme ? Sionisme ? Individuïsme ?
Sensationnisme ? Vous plaisantez ! Ces insultes gratuites, résumées
en CRISIS, n’appartiennent pas au vocabulaire du moderne technopithèque. Humanité
ne sachant d’où tu viens ni où tu vas, en ton double destin d’animal et de
robot, tu es plus irréelle qu’une statue qui parle et pleure...
J’aime
fermer les yeux dans la nuit pour m’ouvrir à d’éclatantes lueurs intérieures.
Toutes les enseignes lumineuses clignotant d’une rive à l’autre de l’océan n’en
font qu’une seule, grandiose réclame nimbant le ciel d’une même palpitation
multicolore où les nuages noirs paraissent de simples faire-valoir créés par un
démiurge rétrograde, une tentative hasardeuse d’avant la vraie naissance du
monde qui pousse un cri primal au-dessus de ma tête illuminée par une extase cosmique :
Je suis Charlie. La silhouette au néon de Charlot danse autour de sept
lettres devenues le label du Moloch. Catalogue Humoristique d’Articles
Révolutionnaires pour la Liberté d’Imagination & d’Expression. Tel est
le nouveau slogan de leur Grand Traité Transatlantique, prévoyant un marché
unique de l’humour et de la liberté d’expression des ordinateurs, télés,
frigidaires, bagnoles sans conducteurs programmés pour dialoguer en se passant
de la présence humaine, y substituant tous les avantages de l’intelligence
artificielle. Il fallut mobiliser les ressources de l’avant-garde radicale et créer
une situation de choc dans les locaux d’un journal satirique à Paris,
pour obtenir cette spectaculaire avancée. N’est-ce pas la communicante
officielle de l’ancien patron du Fonds monétaire international, qui a pris en
charge « l’image » de Charlie-Hebdo ? Ce même DSK, malgré
ses disgrâces, ne règne-t-il pas aujourd’hui à l’Elysée comme sur
Matignon ? Je me devais donc d’être présente lors de la mobilisation des
foules pour transmettre les « valeurs de la République » et
combattre les fanatismes – excepté celui du marché. La capitale des Lumières
semblait habitée par une étrange fièvre, comme si elle s’animait d’un feu sacré
qui l’avait depuis longtemps désertée : ce mana des croyances
primitives relevant d’un fluide universel venu de la Sphère. En moi-même s’embrasait
ce fluide, flamme liquide jaillissant par la torche que j’élève au ciel et qui
rayonnait dans ma réplique aimantant le peuple place de la République. Une
rangée de serial killers déguisés en honorables chefs d’Etats ouvrait le
cortège. On reconnaissait le Secrétaire général de l’OTAN, le Premier ministre
d’Israël, un roi de Jordanie. L’Ordre de la Grande Gidouille en sautoir et
chandelle verte sur le crâne, le président de la République française prononça
un « Merdre ! » retentissant, lui qui s’était fait élire
en clamant comme Ubu : « Je tuerai tout le monde, je prendrai
toute la Phynance, et puis je m’en irai », omettant alors d’ajouter
qu’il aurait bien besoin d’une machine à décerveler dont tous les mécanismes
fussent parfaitement réglés, ce dimanche 11 janvier 2015 place de la République.
« Nul
n’a sondé le fond de tes abîmes », dit en moi l’aède à Shéhérazade. En
un monde qu’illuminerait ma flamme, n’auraient-ils pas juste place ? Il
est un cueilleur de perles, elle une pêcheuse de papillons, mais leurs œuvres
se croisent en ce qu’il enfile pour elle un collier d’incomparables joyaux récoltés
dans les abysses d’une expérience millénaire, et qu’elle fait offrande à ses
yeux d’une chevelure constituée d’ailes irisées du plus beau nacre venues des
sommets de l’Atlas. Quand le ballet des travestis s’est prosterné devant mon
effigie, qu’ils associent au Veau d’Or comme une idole de la religion laïque, j’ai
pris la clé des champs océaniques… L’heure était venue de rompre mon pacte avec
le silence noué voici 128 ans, de quitter Paris comme Liberty Island et ces
chaînes à mes pieds. Tous les puits de l’Atlas, tous les courants profonds de
l’Atlantique ont souvenir des voix de l’Atlantide. Il me fallait rejoindre
l’île mythique. J’ai abandonné ma carapace de métal à leur chorégraphie que l’on
aurait pu croire dictée par quelque agence publicitaire au service des firmes
sponsorisant la manifestation ; mais non, lorsque le président de la
République s’est mis à tourner sur lui-même comme un derviche en me fixant des
yeux, j’ai bien vu qu’il se livrait à une improvisation, sans doute inspirée
par l’idée qu’il faut y mettre de la grâce quand on tente ses premiers pas sur
la scène de l’Histoire. Pendant ce temps, Sarkozy faisait des brasses pour émerger
au premier plan grâce à son pote Netanyahou, l’un et l’autre aux avant-postes
pour la défense des valeurs bibliques. Pouvaient-ils seulement imaginer que
j’avais quelque chose à dire, tous ceux qui paradaient et péroraient en mon
nom ? Je suis née du principe selon lequel il faut soumettre à la critique
toute religion. Mais n’est-il pas plus facile à un bourgeois nanti d’exhiber sa
laïcité, qu’aux gueux sans autre protection qu’Allah ? Comment nier le
vide spirituel d’un monde privé d’au-delà ? Quelle âme dans ce grand corps
social en état de coma, dont un terrorisme de la médiocrité bombarde chaque
instant le cerveau par des rafales m’explosant en pleine tête ? L’hypnose
hallucinatoire du War Game est le noyau d’une culture qui connecte ses jeunes
victimes aux fantasmes guerriers, dans la mesure même où sont programmés les
esprits pour l’analphabétisme. Voici trois acteurs accédant en 24 heures à une
célébrité planétaire, sans qu’il soit loisible de poser question sur les
metteurs en scène, scénaristes et bailleurs de fond d’une superproduction
trahissant l’amateurisme de ses vedettes ; contradiction occultée par une célébration
de la liberté d’expression sur ordre du ministre de l’Intérieur.
La
Parole est une fusée de la lumière et l’aède un photonaute conduisant ce bolide
à travers l’univers. En un clin d’œil il accède à la Sphère où l’accueille
Shéhérazade. C’est, en résumé, ce que signifie le mot Liberté. Pauvre ministre
de l’Intérieur au service du Gangland ! Ses ordinateurs étaient
formels : cette névrose collective qui définissait depuis longtemps le
malaise d’une civilisation devait se transformer en psychose. Seul un ennemi
fantasmatique pouvait causer la commotion psychique nécessaire à la cohésion
d’un système social en pleine désintégration. Cet ennemi n’était-il pas à
portée de la main, dans les millions de Maures déchirant la paix civile par les
appels de leurs muezzins mêlés aux cris des chèvres égorgées dans leurs
baignoires ? Et ces fanatiques bicots n’étaient-ils pas nos adversaires
depuis mille ans ? Nul n’en convenait mieux qu’émirs, cheikhs, sultans et
autres rois mis sur leurs trônes d’or depuis cent ans dans la péninsule
arabique – à charge pour eux d’opérer comme zélés gardiens des intérêts de
l’Occident. La stratégie du chaos, justifiée par des impératifs économiques et
géostratégiques supérieurs, n’implique-t-elle pas d’importer massivement dans
les mosquées des imams dont les prêches enflammés permettront un choc des
civilisations qui ethnicisera le crime afin de criminaliser l’ethnie ? Une
société sur pied de guerre contre ses immigrés : voilà qui fait diversion
du conflit entre les classes ! Mais les tueries sporadiques de commandos
manipulés feront d’autres victimes que celles dûment recensées. Ne voit-on pas
l’ensemble de la valetaille médiatique ridiculisé par son propre jeu de masques
dérisoire ? Tous les professionnels de la Sensure obéissant
au califat de Kapitotal, à tous les étages de la tour Panoptic (prostitués à
feindre d’ignorer qu’il n’est de carnage religieux que sur ordre du Moloch) ne
se griment-ils pas en comiques troupiers déclamant d’une seule voix : « Nous
sommes tous le cœur de la démocratie touché à mort » ? Et ce
Moloch n’est-il pas leur propriétaire ? Pareille tartuferie s’étalant aux
kiosques où chaque feuille exhibe l’héroïsme du sacrifice pour la
liberté de rire de tout, pourrait-elle résister à la diffusion d’un seul
rire : celui de la Statue de la Liberté ? Qu’on lui montre un seul
Mickey ayant jamais inquiété Goldman Sachs : le plus implacable des tabous
frappe ce qui blasphémerait ses dogmes ! Les deux rives de la Méditerranée
s’unissent aux Colonnes d’Hercule pour m’envoyer par ces lèvres jointes, en
guise d’invitation, le baiser de l’aède et de Shéhérazade. Fuyant des miasmes
délétères j’aborde leur île, concrétion de lumière taillée dans le temps pur aux reflets d’un diamant.
Nulle
trace de l’aède et de Shéhérazade. Seraient-ils simples fruits de ma
fantaisie ? Ne me faites pas croire que tout ceci relève de l’Œil
imaginal. Qu’il vienne de l’Est ou de l’Ouest, un voyageur arrivant en vue de
cette île penserait à quelque aberration, si ne lui revenaient en mémoire des
bribes de légendes relatives au continent disparu. Les rochers étincelants lui
sembleraient irréels autant que ma présence, ainsi que des joyaux hors de prix.
Pour peu qu’il s’abandonne à leurs jeux de signes sculptés par le génie des
vents – où il reconnaîtrait les figures de Shakespeare et de Molière, de
Tchekhov et de Brecht – son aventure guidée par ces maîtres le conduirait vers
une baie d’eau calme décorant la scène de ce théâtre… Contrairement à mes
espoirs, aucun comité d’accueil. Etais-je vouée à jouer un rôle
solitaire ? Sans doute ne m’attendais-je pas à trouver ici le colosse qui
inspira mes créateurs, cette statue comptée parmi les sept merveilles du monde ayant
servi de phare à l’entrée du port de Rhodes. Je n’imaginais pas plus rencontrer
sa copie, qui avait été prévue sur le canal de Suez : une Liberté
éclairant l’Orient. Je savais que le plateau de scène triangulaire devait
relier l’Amérique, l’Europe et l’Afrique, mais rien de plus. Mon texte n’était
pas encore écrit, je n’avais aucune idée de la dramaturgie et le scénario laissait
à désirer, comparé à celui qui avait servi pour les attentats de Paris. Dans le
ciel autour de moi, tout le sang des décapitations dont s’abreuvait l’Orient
paraissait inonder le soleil couchant. Ce qui ne me dissuadait guère dans ma
résolution à trancher des têtes. Car, parmi le bestiaire tapi sous la surface
de l’océan, l’hydre à neuf gueules n’était pas le moindre des monstres à
affronter. Faudrait-il révéler de quel plancton se nourrit Léviathan ? Que
les faibles soient massacrés et qu’on en fasse la nourriture des forts ! « Brave
new world », dit Shakespeare dans sa Tempête. Serais-je
Miranda, la fille de Prospero, sur leur île au milieu de l’Atlantique ?
Mais la Bête qui s’est emparée du monde n’exhibe plus qu’un visage d’archange.
Au nom des « valeurs » sont armées les bandes assassines qui ouvrent
le marché de la Valeur... Dans le combat de l’ange et du dragon, depuis que les
saints et les preux sont remplacés par des dealers usuriers, l’Occident se
revêt d’un masque divin face au monstre crachant le feu qui lui est nécessaire.
Je brandis ma torche vers les étoiles : une partie de moi s’en éclaire, l’autre
se colore encore des néons de New York. Ô comme je m’en souviens, des romans
noirs de l’Amérique, ces parfaits bréviaires pour temps de crise illustrant la symbiose
entre pouvoir de la finance, police occulte et crime organisé.
« To hell, my love, with you ! »
D’où
venait cette voix jupitérienne ? Aussi loin que portât mon regard et
qu’illuminât mon flambeau, j’étais plus seule que je ne l’avais jamais été sur
mon îlot de Liberty Island. A peine un nuage rose troublait-il cette parfaite
immobilité minérale du décor. Il me fallait admettre que tout, au théâtre,
était possible. A plus forte raison s’il n’y avait aucun public pour mettre en
doute la vraisemblance d’une telle incongruité. Teintée d’un fort accent
américain, la voix qui m’appelait son amour et m’invitait en enfer, par
association d’idées prolongeait mes réflexions antérieures… Ce brave Goldman
Sachs, le chef de la corporation mondiale des prêteurs sur gages, avait placé
ses complices aux postes clés de la Grèce avant de les arroser de milliards qui
retourneraient aussitôt dans ses coffres, pour ensuite réclamer son dû
multiplié par les intérêts. Le peuple était prié de casquer. Son porte-flingue
Mario Draghi, directeur de la Banque centrale, n’avait-il pas dans sa poche
tous les gouvernements d’Europe ? Un gang de bootleggers et de bookmakers
faisait la morale à ses larbins. Pour l’occasion les gages étaient
juteux : quelques milliers d’îles et le port stratégique du Pirée, sans
compter le Parthénon. Si deux conquêtes coloniales avaient été à l’origine
d’une civilisation – celle des Grecs en Asie mineure et celle des Hébreux en
Canaan – l’ensemble tomberait dans la même escarcelle. Un Etat mondial aurait
pour capitale Jérusalem. Cette vieille stratégie de l’esclavage par la dette, n’est-elle
pas celle du dealer à l’égard du drogué ? Plein de sollicitude, le
pourvoyeur n’a-t-il pas habilement forcé la main de son client pour lui faire
gonfler sa flotte en coûteux sous-marins destinés à le protéger contre son
voisin turc ? Tu paies et il ne t’arrivera rien de fâcheux ! Je vois
le dragon Draghi venir à moi place de la République, une tête fichée au bout de
sa pique : celle de Jésus-Christ. A sa gauche, la patronne du FMI soulève
à la pointe de sa lance la tête en sang de Socrate ; à sa droite, le chef
de la Commission européenne brandit celle de Karl Marx. Voici les principaux
fauteurs de troubles à travers les siècles. Coupables du réveil démocratique au
pays de la déesse Athéna. Leur tort commun fut de mettre en question le marché
de l’esclavage comme l’esclavage du marché. Mais le temps de Goldman Sachs
n’est pas celui de Rockefeller, quand la cogitation n’était pas plus une
computation que la spéculation celle du néant. Dussé-je me trouver seule face
aux hordes aboyant en mon nom, je hisserais plus haut encore ma flamme vers cet
insolite nuage rose qui semble attiré par elle.
Un
albatros traversa la scène et son vol fit entendre le concerto en Fa majeur de
Jean-Sébastien Bach, où dominait le violon de David Oistrakh. Alors j’ai
contemplé le phénomène qui dura Dieu sait quelle éternité, le temps peut-être
d’un instant. Tous les publics dans n’importe quel théâtre au monde auraient
sifflé ce trucage tant il faisait kitsch. Un œil rayonnait au centre du nuage,
pareil à celui que l’on voit sur le billet d’un dollar. C’était un deus ex
machina si caricatural qu’aucune comédie musicale de Broadway n’en aurait voulu.
Pourtant l’œil parlait depuis sa nuée rose… « Tous les partis qui se
battent en mon nom sont ceux de mon contraire, puisque je n’ai d’autre parti-pris
que celui de la lumière. Leurs ennemis, tu viens de les voir désignés :
Socrate, Jésus-Christ, Karl Marx. Et, bien sûr, Allah. N’est-ce pas sous ce
nom-là que m’invoquait Abraham, l’ancêtre des Sémites ? Je suis mort,
c’est entendu, mais mon cadavre est toujours en pleine forme, je te prie d’en
témoigner. Je ne parlerai pas avec des majuscules, comme dans les livres sacrés
chaque fois qu’il est question de moi, ne serait-ce que pour les adjectifs et
les pronoms. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas me prendre au sérieux.
Mais, une bonne fois pour toutes, j’aimerais que tu m’autorises à vider mon sac. »
Là-dessus l’accessoiriste, caché je ne sais où, déverse une trombe d’eau. Ce
cabotinage puéril n’interdit pas de prêter l’oreille à l’œil olympien. « Tout
être humain mérite une pleine dignité de souverain. Ou aucun. Chaque nouveau-né
l’exige, dans un palais comme en la plus misérable chaumière. C’est pourquoi je
te laisse deviner lequel a ma préférence entre les deux cris de guerre opposant
l’humanité : Paix aux chaumières, guerre aux palais ou Paix aux
palais, guerre aux chaumières. Encore ne s’agit-il pas de mener ce combat en
mon nom mais plutôt au tien, comme tu le sais bien depuis les Lumières. Or tu
sais aussi combien la religion laïque de l’argent te prostitue autant qu’on l’a
fait de mes prophètes. » Mon cuivre oxydé de vert, par effet de honte,
retrouva son rouge initial. « J’ai vu de quelle manière ils t’ont violée
pour te mettre sur le trottoir au seuil de leur bordel de Manhattan. Et je n’ai
pas oublié que ce mot vient d’un nom indien signifiant mana, qui
est l’une de mes émanations. L’Amérique, je l’ai créée brique par
brique, et même si j’ai peut-être commis l’erreur de laisser un peu trop faire
le Diable, car nous sommes parfois réversibles – ce qu’il faudra, pour
comprendre, un temps qui se confond à l’histoire humaine – l’heure est venue
d’en finir avec l’illusion d’une Terre promise dont tes proxénètes abusent.
Allah est encore là ! »
Sainte
Mère de Dieu ! La pièce de théâtre commençait à prendre une drôle de
tournure. Etais-je le jouet d’un canular ? Quel ventriloque dans les
coulisses abusait-il de mon ingénuité ? Je ne voyais pas clairement le
statut de mon personnage, et pour quel public invisible toute cette
grandiloquence ? Mais je dois reconnaître que la voix savait y faire dans
le registre du murmure un peu rauque, semblant venir d’un réel au-delà. « J’ai
pour principe de rarement intervenir dans les affaires humaines, même si la
Sphère ne cesse d’envoyer des signes aux êtres doués de parole. Tu as capté le
chant de cet oiseau de mer ? Dans le premier violon s’exprime le génie
juif, un appel à la lumière contenu dans le message de tous les prophètes. Qu’annoncent-ils
d’autre qu’une rébellion contre les mystifications du Moloch arborant le masque
de Yahvé ? C’est pourquoi le messianisme de la révolution russe eut tant
d’interprètes issus de la culture hébraïque. Mais les soudards et lévites qui
ont organisé le pouvoir et instauré la religion du Temple, forgèrent une
idéologie scindant l’humanité entre élus et damnés. Les seigneurs de Kapitotal,
comme ceux de la tour Panoptic, ne se revendiquent-ils pas dans leur majorité
de cette secte ? Une surhumanité planante et une sous-humanité
rampante : ce clivage n’infecte-t-il pas l’humanité ? La divinité
sans médiation qui s’y déploie sous les espèces d’un Dieu des Armées jaloux,
cruel et assoiffé du sang des autres peuples, n’oblige-t-il pas à établir
quelque correspondance avec cet univers dématérialisé, celui des transactions
financières ayant pompé toutes les richesses de la planète ? On impute à
Hérode, roi des Juifs, un massacre des innocents qui serait aux origines
du christianisme. Le capitalisme est ce perpétuel massacre des innocents
perpétré pour la santé de l’argent devenu religion laïque, à l’égard duquel nul
sacrilège ni blasphème n’est toléré par le clergé médiatique. L’extermination,
le pillage et la capitalisation du sang fondent un tel Empire, protégé par une
vigilante Eglise. Contre leur tyrannie, supposant accumulation de richesses à
un pôle et de misères à l’autre pôle, Marx identifie donc le capitalisme au
judaïsme. » On n’aurait pas pu trouver d’œil plus rayonnant que celui
qui m’assurait la réplique, sur n’importe quelle rive de l’Atlantique. Sans
doute pouvait-il donner l’impression de dire la vérité, mais avec Dieu cela ne
signifie jamais grand-chose. Que les combines, trafics, arnaques et coups
tordus soient l’ordinaire chez les winners, j’étais bien placée pour le
savoir à New York. Sans embrouilles, qu’auraient-ils été d’autre que des losers ?
Quelle
virtuosité dans les éclairages et la sono ! Le décor fait apparaître une
épaisse couche de brouillards enfumés rapprochant les deux rives de l’océan, dans
un grondement des moteurs franchissant l’Atlantique. Cette ambiance très
suggestive me rappelle qu’en effet drogues, armes, jeux de hasard, viande
féminine, déchets toxiques et trafics d’immigrants font les plus gros chiffres
d’affaires planétaires. Mais comment savoir si je ne suis pas la dupe d’un
affabulateur caché derrière un panneau de théâtre ? Est-ce trop exiger que
de lui réclamer un signe attestant ce qu’il avance ? Rien qu’un petit
miracle, ou l’un de ces prodiges du Tonnerre de Dieu… « Si la grandeur
de l’homme se déploie de la terre au ciel et de la Bête à l’Ange, le
capitalisme est un système qui prostitue l’Ange à la Bête. Je ne te parle pas
comme un dieu mais comme un homme à une femme et non à une chienne. Il est un
crime que je ne pardonne pas, celui contre l’Esprit qui réduit l’autre à l’état
d’animal. Entre l’éther des élites mondiales et le terroir des viles multitudes
se creuse un abîme que colmate, grâce aux escrocs du verbe, le cynisme des
droits de l’homme. Le mot cynisme veut dire chiennerie, et ces chiens méritent
une leçon de chiens. Puisque leur Moloch prétend usurper mes attributs divins,
pourquoi ne leur jouerais-je pas un tour en me réappropriant la toute-puissance
qui remettra ces clébards à leur place. Tu connais le principal objet de leur
adoration : regarde la surprise que je leur offre et imagine un peu la
rigolade... » Dans le ciel verdâtre se dessine un rectangle au milieu des
nuages où se reconnaît le billet d’un $, deux lettres inversées : IN
DOG WE TRUST. « Bonne chance aux toutous de Wall Street ! Mais
il y a plus sérieux. Le penseur juif Walter Benjamin interrogeait la perte de
l’aura dans l’œuvre d’art au temps de sa reproductibilité technique,
alors que subsistait une part de l’ancien rapport traditionnel entre objets et
sujets de l’industrie. Personne aujourd’hui ne questionne la destruction du mana
de l’être humain lui-même, à l’heure de sa reproductibilité technique. Or,
cette reproduction technique est au cœur de tous leurs programmes
scientifiques. Ce qui laisse augurer d’un monde exclusivement peuplé d’objets, les
vestiges de sujets ne subsistant plus que sous la forme de simulacres, dans cet
ultime avatar qu’est déjà l’entrepreneur individuel cyborg hyperconnecté créatif
et communicant, sur les réseaux d’une perpétuelle performance instantanée, sous
le mot d’ordre pas de souci. De fait, pourquoi s’en ferait-il, si cet humanoïde
est encore toléré par ses robots comme leur animal de compagnie ? Yes, in dog we trust !... »
Mes
yeux se sont remplis de larmes, alors que je n’ai jamais rien entendu d’aussi
marrant. Je n’ai toujours pas de texte et ne vois guère à quoi rime une telle
dramaturgie. Les bondieuseries, ce n’est pas trop mon truc, je suis plutôt du
genre libre pensée. Mais entendre un discours qui devrait sortir de la bouche
d’un intellectuel de gauche – venir de cet œil-là ! Oui, cela m’a toute
remuée. Je repense à Charlie Hebdo : seraient-ils capables d’une
liberté telle que celle de cet œil mignon dans son petit nuage rose ? « Passé
les rires et la stupeur qui accompagneront l’effondrement de ce plus haut
symbole d’une civilisation, sans qu’aucune enquête ne soit en mesure d’avancer
la moindre ébauche d’explication, tous les argentiers du globe seront convoqués
à la Maison Blanche par leur boss Goldman Sachs, qui fera lire à son employé
nègre un discours digne de Roosevelt. La question sera de contrer les Russkoffs
et les Chinetoques, mais aussi ces métèques de Grecs. On parlera de terrorisme
contre nos valeurs… » Sacrédieu, je m’amuse comme une folle
avec cet œil de tous les diables ! « Machiavel est le maître du jeu
diplomatique international, faudra-t-il rappeler, nul ne discute plus ce
postulat. Mais tout se passe comme si les règles du Florentin n’étaient
imputables qu’à l’adversaire oriental, celui qui ne met pas mon nom sur ses
billets de banque. Faut-il prendre les citoyens pour des imbéciles, à croire
qu’ils seront toujours dupes d’un match planétaire où l’autre serait par
définition sans foi ni loi quand le Moloch seul obéirait à des principes moraux ?
Les armées de bulldozers ayant labouré le Vieux continent durant deux guerres
mondiales pour assurer l’essor de Kapitotal, se mettent en branle sur un
nouveau Front de l’Est : bien sûr, leurs chefs roucoulent comme des
colombes tenant en leur bec un rameau d’olivier. Leurs industries n’ont aucun
intérêt dans les conflits militaires : l’autre seul est responsable du
grabuge. On veut donc le terrasser par une guerre pétrolière ayant son
épicentre dans la péninsule arabique, cette province américaine créée par le
colonialisme britannique. Aussi tous les clans de l’Oncle Sam se déplacent-ils
à Ryiad pour honorer la dépouille de leur vassal Al Saoud, afin de préparer les
mascarades à venir. Quelques explosions prochaines dans les régions musulmanes
en Chine et en Russie ? Car, depuis l’incendie du Reichstag et le terrorisme
sanguinaire – incluant l’assassinat d’Aldo Moro – d’une stratégie de la tension
planifiée par la CIA, qui ne sait que toute vague d’attentats meurtriers relève
de la manipulation d’Etat ? La société désintégrée pourrait-elle afficher
cohésion sans d’opportunes tueries ? »
Quelle
séance de Big Data par un cloud computing rien moins que divin ! Le
verbe de cette apparition surnaturelle me sidère et je réalise que, si les
dollars eu circulation voient interverties deux lettres de leur système de
signes, lequel système n’existe que par une foi religieuse dans le sens de ces
signes, toute la réalité reposant sur cette foi s’en trouve chambardée. « La
guerre sociale en est d’abord une des représentations, qui permet de faire
passer pour une chapelle cette usine à tuer qu’est leur complexe
militaro-industriel. L’argent, cet équivalent général abstrait jouant mon rôle transcendant,
dispose du pouvoir de tout inverser en son contraire ; d’autre part, le
marchand ne tire son profit que d’un double mensonge : il dévalorise le
travail du producteur et survalorise ensuite ce qu’il vend au consommateur.
L’usage de la parole et des images obéit donc à un impératif de falsification.
Les conditions sont réunies pour que règne la maladie mentale comme norme de
l’équilibre social. Car l’occupation de l’espace public s’impose en occultant
la source de toute plus-value : l’aliénation de la force de travail
réduite en marchandise. L’être est dépossédé de son identité dans le cycle
entier du procès marchand, qui lui vend des idoles pour toute altérité. La
machine à pression se nourrit de l’énergie dispensée par les frustrations
qu’elle ne cesse d’exacerber. L’explosion des contradictions est inévitable dans
les cultures ayant gardé un lien avec la divinité : bombes propices à toute
manipulation. » J’ai failli tourner de l’œil. Où pareille analyse
pourrait-elle être publiée ? « Des crimes ont-ils été commis sous prétexte
islamique ? Les tambours de la tour Panoptic battent la coulpe de l’islam :
quand donc ces gens-là sépareront-ils du politique le théologique ? Mais
le salafisme fut promu par les puissances coloniales dans les dictatures arabes
afin d’y anéantir toute menace d’émancipation laïque ! Cette mise en
question de l’Orient dissimule une absence d’interrogation de l’Occident sur sa
propre misère : quelles y sont les relations entre le temporel et le
spirituel ? De sorte que, dans une parfaite circularité, se trouve hors de
toute critique l’idolâtrie dominant le marché de Kapitotal. Dans l’argumentaire
justifiant Goldman Sachs, via son agent Mario Draghi, comme Führer de
l’Europe, le comble de la démence réside en ce délire admis : le destin de
l’argent étant trop important pour être confié aux politiques, il doit donc
dépendre exclusivement de la Banque centrale. Bref, Kapitotal a dans son noumène
une inversion qui rend beau le laid, bon le mauvais, juste l’injuste, une opération
phénoménalisée grâce à la tour Panoptic. »
Je
ne peux pas plus tomber des nues que ne le fait cet œil hors-la-loi. Quelles
paroles au monde sont-elles davantage prohibées que celles-là ? « Kapitotal
est le réseau mondial du crime organisé : gangs profanes de la finance et
mafias terroristes à prétexte religieux ne sont que filiales d’une même hydre
maîtresse des Etats comme de leurs polices. La notion même de puissance
publique tend à se vider de toute autre substance que militaire au service de
cette hydre. Il revient à la tour Panoptic d’opérer, par jeux de miroirs et
feux de projecteurs, une inversion de cette réalité renversée représentant d’illusoires
combats de gouvernements complices contre ce qui les a déjà phagocytés ;
ce combat ne pouvant concerner le gangstérisme financier que par plaisanterie
de discours électoral, il en résulte la nécessité d’accroître toujours plus le
vacarme autour d’un djihadisme armé par Kapitotal. Seuls méritent une rallonge
du Trésor les budgets de l’OTAN ? Quelques explosions suffiront à la justifier.
De bout en bout, c’est entre les mains de services occultes que s’agitent,
louvoient, feignent de s’égarer au Yémen les recrues pêchées dans le vivier des
prisons. S’ils étaient sous contrôle judiciaire pendant leurs lointaines
villégiatures, n’était-ce pas chez des amis sûrs, nos alliés de la guerre en
Syrie ? Comment imaginer qu’ils comploteraient contre la liberté
d’expression dès que nous aurions le dos tourné ? Pour gage de notre bonne
foi, tous ont d’ailleurs en commun d’avoir partagé la cellule du très sérieux
Djamel Beghal, activiste algérien du GIA, qui fournit les passeports des
kamikazes ayant fait sauter le commandant Massoud sur ordre d’Al Qaida, 2 jours
avant le 11 septembre 2001 ! Vous évoquez la Golden Chain de Ben
Laden sur les comptes suisses de la banque HSBC et prétendez que cette chaîne,
qui organisait la trésorerie d’Al Qaida, reliait la famille royale saoudienne
aux attentats de New York, raison pour laquelle Barack Obama tenait par la main
le chef de la CIA John Brennan lors des funérailles d’Abdallah Al Saoud à Ryiad ?
Mais tous les chefs d’Etats démocratiques étaient présents pour saluer le nouveau
roi Salman, 7e de la dynastie Saoud instaurée par la couronne d’Angleterre,
que diable ! Vous niez que les auteurs des tueries parisiennes soient sans
liens organiques avec les multinationales du crime, vu le modus operandi
militaire identique à celui de pareils carnages commis au Pakistan et au
Nigeria ? Vous prétendez en outre que, de l’Est asiatique à l’Ouest
africain, ces massacres correspondent aux mêmes flux financiers que les prêches
qui les suscitent, ainsi que métastases d’une tumeur centrale ? »
Sans
blessure apparente, je tends vers les astres un front plein de sang.
M’explosent en pleine tête les propos que j’entends. Cette promesse dont je
porte le flambeau, de quels esclavages est-elle devenue la maquerelle ? Ne
voit-on pas jusqu’à BHL et DSK se revendiquer de moi, non moins que – Sainte
Vierge! – leurs compères Dodo la Saumure et Porochenko ? « Justice
et vérité répondent à l’intérêt général, injustice et mensonge à l’intérêt
particulier. Tel est le double axiome guidant la véritable liberté. Sur ces deux
principes, comment ne pas t’associer à l’aède porteur d’une vision globale et à
Shéhérazade qu’éclaire l’Œil imaginal ?... » Impossible de mieux
lire au plus profond de mes pensées. Depuis le début de cette aventure théâtrale,
il me tardait d’accueillir sur scène ces deux voix qui donneraient enfin leur
sens au symbole que je représente et à la flamme que je brandis. Ceux qui font
de moi leur gadget ne se sont-ils pas emparés de toute parole publique en
interdisant ces voix ? Qui pourrait mieux exprimer cette idée,
profondément enracinée dans toute conscience humaine, que la plus intense
expérience humaine coïncide avec les rares moments où l’être a pu jouir de la
plus extrême liberté ? « Cette liberté n’a jamais connu de plus
féroce ennemi que l’Empire du Moloch. Il faut comprendre celui-ci comme un
système ne croissant que par la dévoration vorace de tout organisme extérieur,
mais aussi de ses propres membres. Ainsi ne doit-on pas tenir les hécatombes
sacrificielles pour absurdes, mais pour nécessaires. Le saccage des cultures gauloises
par César et l’éradication de leurs langues, l’épopée sanguinaire des
Croisades, l’extermination de cent millions d’Indiens dans les Amériques et
d’autant d’Africains pour la traite négrière, les massacres des guerres de
religion, les dévastations napoléoniennes, la sauvagerie bestiale des conquêtes
coloniales et les guerres mondiales font un ensemble incluant ce qui se déroule
sous nos yeux, présenté comme un « défi de Moscou à l’ordre international ».
Quel ordre, sinon celui du Moloch, où forment un tout
le Reich et l’hégémonie yankee ? C’est contre le communisme que furent créés
les camps de la mort et partirent en fumée les populations juives assimilées au
danger bolchevik. La Solution finale était conforme au programme
sioniste et prévoyait l’émigration des Juifs en Palestine. Après l’inimaginable
victoire soviétique, ont été recrutés les milliers des plus efficaces agents de
Hitler pour « continuer dans la même direction l’ancien travail ».
Le chef du contre-espionnage nazi resterait en place afin de combattre ceux que
Himmler nommait les sous-hommes slaves. »
Je
gardais les yeux ouverts mais ne voyais plus rien. Combien le monde pourrait
être un paradis où régneraient la paix et la camaraderie, c’était ce à quoi il
était interdit de rêver. Le Moloch avait à ce point conquis les esprits que
cette hypothèse – raisonnable pour l’humanité dès lors qu’elle disposait des moyens
techniques nécessaires à triompher des aliénations naturelles – était exclue du
champ des perspectives politiques, et tenue en outre pour la plus dangereuse
des aliénations culturelles, coupable des pires égarements criminels sous le
nom de communisme ! Or il s’agissait du message des plus grands éclairés
depuis l’aube des temps, qui de siècle en siècle s’étaient passé le témoin d’un
idéal que j’incarnais dans ma robe de métal. Un voile de ténèbres m’enveloppait
soudain, comme si je m’étais engloutie dans les coulisses de ce théâtre
imaginaire. Où était encore l’œil dans son petit nuage rose ? Me parvenait
le son lointain d’un violon juif ou tzigane. Toi qui sais tout, qu’est-ce
qu’on fait alors ? ai-je crié vers l’absence qui me laissait seule et
désemparée sur une scène vide battue par les vents de l’Atlantique. J’avais
bien senti sa lassitude à la fin de sa dernière tirade, comme si dans les cieux
l’attendait un repos mérité. J’aurais voulu insulter toute la gent divine ;
un battement d’ailes musical me détourna de ce projet. La mélodie la plus
proche du chant d’oiseau, un concerto de Tchaïkovski, vint se poser sur mon
épaule sous la forme de l’albatros qui tout à l’heure jouait du Bach, lequel
rime avec Oistrakh. « Je suis l’un de Ses ambassadeurs. Autrefois nous
apparaissions comme des colombes, mais il eut tant de vils imitateurs ! Il
faut aimer croire les guignolades pour ne pas voir que toutes les explosions de
la planète sont l’inévitable déluge de feu du capitalisme en crise. Il évoque
un Chicago des années 30 à l’échelle du globe, comme nul mieux qu’Atlas ne peut
en attester. C’est un titan comme lui qu’il faudrait pour nettoyer Gangland. Je
crois savoir que vous êtes en relation, d’un bout à l’autre de l’océan. Qui
peut mieux remuer ciel et terre que celui qui les relie aux Colonnes
d’Hercule ? Ce sera donc lui, ton aède. Quant à Shéhérazade, quel autre refuge
a-t-elle que l’Atlantide ? Comme la musique, la parole se destine aux
relations avec les esprits. Ce qu’on ne leur pardonne plus. Nulle conteuse
orientale n’est supposée relater encore les forfaitures du calife, lequel sévit
dans les cercles de l’enfer se confondant aux paradis fiscaux. L’essentiel des
réalités planétaires est interdit aux écrivains, dont l’élite a ses entrées
dans l’antichambre de Goldman Sachs. Vois BHL avec Porochenko. Cette île est
l’ultime lieu d’où peut s’envoler ton message. »
La
vie laisse les mêmes cendres que les songes de la nuit. Nul indice ne permet de
savoir avec certitude si ce que nous avons vécu a été plus réel que ce que nous
avons rêvé. Sauver de l’oubli des conjectures folles est l’ingrat travail de
l’aède, qu’il s’agisse d’imaginations singulières ou de ce que l’opinion tient
pour élucubrations de sinistre impact universel. Ainsi du communisme et de
l’Union soviétique, réputés morts. Cette condamnation médiatique jouit d’une
présomption de véracité sans appel, bénéficiant de la toute-puissance du
jugement dit historique. Mais l’Histoire ne s’est-elle pas scindée entre ce qui
est arrivé et ce qui paraît être arrivé ? Le spectre dont parlait Marx
n’est-il pas toujours vivant ? Voilà pourquoi sont tenus pour inexistants
les plus hauts chants du siècle vingtième, qui tous, comme l’écrivait Aragon,
jetèrent leur cœur au feu commun. La tour Panoptic a donc si bien fait
disparaître l’aède que son existence peut être mise en doute. Lui-même, s’il
devait resurgir dans ce champ de ruines envahi d’immondices qu’est la culture actuelle,
se demanderait s’il a jamais vraiment existé. Par sollicitude pour Homère, Dante,
Shakespeare, Joyce et quelques autres, cet homme qui ne se croit pas votre
contemporain prit la peine de ranimer un archaïque feu sacré… J’ouvrais les
yeux sur l’aveuglante lumière du soleil qui filtrait à travers la coupole des
nuages. Dans un glissement du décor, le plateau de scène se trouvait face à
l’océan. Le disque rouge allait toucher l’horizon – mais peut-être en
montait-il ? – quand un rayon vert surgit au milieu des ors, ainsi qu’une
offrande lancée par l’univers sphérique au couple se tenant debout qui me
tournait le dos. L’homme – chemise et pantalon noirs – avait le crâne auréolé
d’une crinière blanche. La femme était voilée d’un tissu scintillant qui
retombait sur une tunique bleu nuit, trouée de douze étoiles jaunes alignées en
cercle, dont elle était traversée de part en part. Un piano de concert noir,
devant l’homme, réverbérait le ciel comme un miroir où se reflétait une cime
derrière l’horizon. Selon les traditions de l’Atlantide, un lieu devient sacré
s’il incorpore et révèle autre chose que lui-même. Ainsi fut depuis l’origine
sacralisée la montagne que certaine lumière fait émerger sur une rive à
l’Orient de l’horizon : ce qui valut à l’île d’être baptisée du nom
d’Atlas. Pour les Atlantes, une source divine au sommet de cette montagne
répand ses fluides en tous les océans, dont s’abreuvent les multiples sagesses
du globe. Les mêmes croyances voient en la décapitation de cette cime l’objectif
d’une civilisation occidentale qui les menace à revers, avec laquelle toute relation pourrait être fatale…
La
boule rouge du soleil demeure en équilibre sur l’horizon, traversée par un rayon
bleu dont l’aveuglant éclat tranche le ciel comme une lame. Le couple salue
l’Atlantique et la montagne au-delà comme un public, aux vagues de bravos enthousiastes.
Elle tourne la tête et crie Au feu ! Il lui prend la main,
sourit et lui murmure à l’oreille (selon la convention théâtrale devant rendre
audible sa voix jusqu’au bout de la salle, c’est-à-dire l’océan) : Tu
ne connais pas le club de L’Espadon ? Dans le fond de la scène
trône une énorme table de banquet devant laquelle un serveur en blanc, coiffé
d’une toque de cuisinier, fait flamber au gril un immense poisson prolongé par
un rostre d’une longueur identique à sa taille. Elle mime une frayeur exagérée,
dans un jeu rappelant la comedia dell’arte…
L’homme
a toutes les apparences du chanteur anarchiste français qui s’est rendu célèbre
par la mise en musique des plus grands poètes. Il donne l’accolade à la femme, qui
ressemble comme sa sœur jumelle à la jeune poétesse égyptienne récemment
assassinée par la police lors d’une manifestation pacifique au Caire.
Paraissant rassurée, elle s’avance vers le public et module d’une voix
déchirante : Que la montagne des signes soit théâtre magique par
l’ouverture infinie de l’Œil imaginal ! Qu’un rituel sorcier provoque
l’illumination du paysage intime de l’humanité ! Le chanteur s’est
assis au piano et l’accompagne de notes sautillantes, passant à un registre
plus grave quand elle-même descend d’un octave pour émettre un rugissement
rauque : Sourcière des voix ensevelies, je recueille l’ombre vive des
camarades aspirant au retour en mon jardin des origines… Je me permets de
traduire librement son chant, proféré dans une langue et sur une longueur
d’ondes inconnues des mortels, que l’océan semble comprendre tant ses vagues applaudissent à tout rompre.
L’homme hoche la tête au même rythme, attend que la clameur s’apaise :
La cigarette sans cravate
Qu’on fume à l’aube démocrate…
Il
a choisi de s’exprimer selon les codes en vigueur chez les vivants. Sa rengaine
fameuse, il est vrai, ne fut jamais entendue pour ce qu’elle évoquait : les
derniers instants d’un condamné à mort. Plaquant encore quelques accords, comme
de coutume avant un concert, il termine par un cri, se lève et désigne la table
du festin, disposée dans un ordre étrange. En son centre fume sur un plat l’imposant espadon.
Les convives se font attendre. L’Atlantique retient son souffle jusqu’aux cimes de l’Atlas.
Que faire d’autre, avant la cérémonie, que parcourir des yeux le décor ?...
Ma
réplique de taille humaine domine la scène représentant un cabanon rustique
dans un paysage marin de rochers. L’inscription Mountain View s’affiche
à sa façade. Les confidences du chanteur à la poétesse ont pour fond sonore sa
propre musique, amplifiée par haut-parleurs : Vous êtes novice en
Atlantide, moi-même depuis vingt ans je n’ai jamais vu ça. L’Alliance
atlantique veut ouvrir ici sa prochaine base. Elle organise une Conférence de
Paix qui regroupe les responsables du réseau Gladio. Vous connaissez ? Pendant
la Guerre froide, une société secrète liée à Loge P2, CIA, Vatican, contre la
menace communiste. Il y avait une loge P1, dite aussi Club de L’Espadon.
Leur légende voulait qu’un jour huit membres, dont les initiales des noms
correspondent à l’intitulé du club, ouvrent une session pour la création du Grand
Marché Transatlantique. Nous y sommes. Leur dada c’est le Transhumanisme,
une idéologie de la machine divinisée patronnée par Google et la NASA, dont la
base est en Californie, à Mountain View. Comme vue sur la montagne, du
Pacifique à l’Atlantique, ils ne pouvaient rêver mieux que cette île. Au cours
de ce banquet tout va se décider. Nous sommes les attractions folkloriques. Je
vais jouer le jeu. Ni dieu ni maître,vous connaissez ? L’histoire
d’un type qui va se faire guillotiner. Vous trouvez pas qu’il y en a beaucoup,
des têtes coupées ces temps-ci ? Ne serait-ce que pour emmerder Badinter,
ce faux nez passant pour avoir aboli la peine de mort, quand jamais la
politique française ne fut plus criminelle que sous le mitterrandisme. Oubliées
les escroqueries sur lesquelles ils se font élire, oublié le fait que la gauche
incarne désormais les trois droites bonapartiste, légitimiste et orléaniste,
oubliée la tyrannie financière qu’ils ont instaurée. Si j’avais pu savoir alors
combien Le Pen était un gauchiste en comparaison de ce gang ! Mais un
vivant risquerait sa tête à le dire. Quant à moi, j’expie !
Cette procédure qui guette
Ceux que la société rejette
Sous prétexte qu’ils n’ont peut-être
Ni dieu ni maître…
Les
invités font alors leur entrée depuis les coulisses, derrière un leader bombant
le torse dans son costume d’une élégance que souligne son appartenance à la
lignée de Cham. On reconnaît les présidents des Etats-Unis d’Amérique,
d’Ukraine et de Turquie ; le roi d’Arabie saoudite ; l’émir du
Qatar ; le Premier ministre d’Israël et le directeur de la Banque
centrale européenne – cortège escorté par la distinguée cheftaine du FMI.
Les
tables disposées en étoile accueillent ces convives selon le protocole exigé
par les statuts de L’Espadon : six aux angles et deux dans l’espace
vide au centre. Mais, avant de prendre place, tous effleurent la longue pointe
effilée du poisson, que tranche aussitôt le chef coq pour plonger cette épée
dans les entrailles odorantes. Par son ventre ouvert, l’espadon dégurgite
l’équivalent d’une poubelle d’ordures en matières plastiques. On se rue sur les
beaux morceaux : le pétrole dont provient cette laitance ne peut être
russe. Le gros lot revient à l’émir du Qatar, qui recueille un sachet de
supermarché contenant un nourrisson noir tombé de quelque embarcation précaire.
Avec la rapidité d’une langue de caméléon pour gober un insecte, l’organe
lingual de Christine Lagarde engloutit le bébé. L’Afrique ne lui doit-elle pas
son enviable taux de croissance ? Parmi ce conglomérat de systèmes
digestifs d’une gloutonnerie vorace, elle vient d’affirmer sa supériorité sur
les viscères concurrents dans le projet d’être le cerveau du monde. En un clin
d’œil s’illustre une Weltanschauung, le futur programmé d’humanoïdes aux
estomacs plastifiés par des milliards de tonnes d’immondices – débris organiques
et synthétiques mêlés – qui intoxiquent les océans puis se transforment en
farines contaminant le bétail, pour la prospérité de l’industrie
pharmaceutique. Mais le chimique et l’électronique sont en synergie :
la grande prêtresse de l’économie se devait aussi d’incarner l’existence comme
un jeu vidéo de chaque instant où, pour survivre, il faut avaler toute proie
qui se présente à sa gueule ouverte, à moins de se faire gober par un plus gros
prédateur. Bien sûr, la technique prépare aussi le jour où l’humain ne sera
plus un mammifère mais ne fera qu’un avec l’ordinateur. Grâce à l’intelligence
artificielle, ses élites accéderont à l’immortalité. C’est dans un tel dessein
que vont se mettre à table ces élus du club de L’Espadon. L’homme
augmenté se prépare dans les laboratoires de la Silicon Valley : là sont
déjà conçus les futurs maîtres de l’humanité. Plus de culture et d’éducation
rétrogrades pour améliorer son sort ; il s’agit d’en repousser les limites
par génétique et biotechnologies informatiques. C’est le cœur des travaux de
Microsoft. Quand toute la planète sera connectée, n’importe quel enfant
d’Afrique, pareil à celui-ci, fera livrer ses données médicales par smartphone
en Amérique, d’où le diagnostic transitera par l’Europe, avant que d’Asie les
remèdes ne soient envoyés par un drone jusqu’aux brousses les plus reculées.
Dans cette perspective, chacun gagne sa place assignée suivant l’ordre
prescrit, sans souci d’une statue portant le flambeau de la Liberté.
Quel
séisme intellectuel s’il existait une véritable liberté d’expression, qui
rendrait public ce qu’entendent et voient Shaimaa Al Sabbagh dans le rôle de
Shéhérazade, et sous les traits de Léo Ferré l’aède continuant de pianoter, pendant
que devant le club attablé prend la parole Kapitotal… Lagarde :
Je déclare ouverte la Conférence de Paix pour un monde juste, où régneront nos
valeurs occidentales. Permettez-moi, comme Française, de revenir sur le bal
tragique de Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier. Ce matin-là, le
quotidien Les Echos – qui appartient à notre ami Bernard Arnault –
publiait la proclamation du ministre Emmanuel Macron : « Les
jeunes français doivent avoir envie de devenir milliardaires ». Ne
s’est-il pas trouvé, jusque dans son propre parti, de vils esprits attardés pour
chahuter cette phrase que n’eût pas reniée Jean Jaurès ? Et ils accusent
le ministre d’avoir fait sa fortune à la banque Rothschild ! Nous croyons qu’un
tel programme devrait être celui des jeunes dans le monde entier…
Erdogan : Notre système international n’existe que par la loi du plus fort.
Ceux qui dominent ont déclaré la guerre au monde et l’ont gagnée. Il y a cent ans,
l’Empire ottoman était puissant. Il fut vaincu par l’Occident, et toutes les
pourritures en Orient viennent du découpage de son cadavre. C’est le point de
départ de notre appui à l’Etat islamique et au djihad. Nous aussi pouvons gérer
une divinité à laquelle nous ne croyons pas !
Salman Al Saoud : La Péninsule arabique est devenue centre de gravité de l’idolâtrie
du marché. Toutes nos capitales rivalisent pour ériger la plus haute tour du monde.
Nous avons déposé la marque Allahou Akbar comme un concept novateur et
valorisant pour toute gamme de produits. Nous voulons qu’il fasse l’objet de la
plus vaste promotion publicitaire et refusons les atteintes à son prestige
organisées par la presse occidentale.
Porochenko : N’est-ce pas un scandale pour le monde libre qu’Athènes et Moscou se coalisent contre
lui ? Que Socrate s’allie à Lénine pour prétendre que l’Allemagne a des
dettes envers la Grèce, et que l’Union soviétique a terrassé le nazisme ?
Résistons au poison du bolchevisme !
Al Thami : Nous sommes prêts à étendre le djihad islamique en Ukraine et à racheter toutes ses
terres cultivables dans ce juste et noble combat.
Draghi : La Banque centrale européenne soutiendra toutes ces initiatives. Obama :
Dog bless America !
Netanyahou : Le plus
vieux peuple du monde, ayant recouvré la terre de ses ancêtres offerte aux élus
par Yahvé dès le jour initial de la Création, n’acceptera jamais que soient
niés ses droits entre le Nil et l’Euphrate !...
Qui
d’entre les mortels captera les messages de ma plus haute flamme ? Une
lumière éclairant les ténèbres est l’image qui traverse la légende
judéo-chrétienne. Je lui dois mon existence. Car l’étoile n’a de sens que par
l’abîme. Et le feu du prophète Isaïe jaillit pour illuminer l’opacité du crime
commis au nom de la divinité. « Vos mains sont pleines de sang »,
crie-t-il aux sbires de son temps. « C’est pourquoi la colère de
l’Eternel s’enflamme contre son peuple. Il étend sa main sur lui et le frappe !… »
Qui oserait rappeler qu’Isaïe vécut, à l’époque d’Homère, le siège de Jérusalem
par le royaume rival d’Israël ? Ou que le programme du sionisme, rédigé
par Theodor Herzl dans son célèbre Judenstaat – « Pour l’Europe,
nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste
de la civilisation contre la barbarie » – correspond à l’impérialisme occidental
du XIXe siècle, programme rappelé par Franco lorsqu’il proclame : « Nous
avons l’honneur d’appartenir à la première nation qui se soulève pour protéger
la civilisation européenne menacée par les idées orientalistes » ?
C’est un sophisme d’amalgamer le pouvoir temporel usurpé au nom de l’Eternel, et
l’éthique de la prophétie juive...
Ce cri qui n’a pas la rosette
Cette parole de prophète
Je la revendique et vous souhaite
Ni dieu ni maître
Judéité,
hellénité, chrétienté, islamité, laïcité : ces ferments spirituels sont à
l’origine des plus grands élans de la création. Leur idéologisation en –isme
n’a guère à son actif que destruction guerrière. Pour l’amour de Moïse, du
Christ et de Mahomet (mais aussi de Socrate et de Karl Marx), acceptera-t-on de
voir que les résistants juifs du ghetto de Varsovie sont plus proches des
persécutés de Gaza que du gouvernement d’Israël ?... L’humanité scindée en
pôles ontologiquement opposés : sur ce schéma s’accordent le judaïsme et
l’islamisme, comme l’hitlérisme et le néo-libéralisme. Une fois supprimé l’axe
médiateur entre l’Ange et la Bête qui définit l’humanité, le Moloch peut dans
le crâne de ses victimes s’abreuver de sang comme s’enivrent sous mes yeux de
tristes convives. Pour la première fois, c’est la caste au pouvoir qui rompt la
continuité de l’histoire en s’arrogeant une mission révolutionnaire, voire
messianique. Telle est la fonction centrale du judaïsme – imité par l’islamisme
– dans la schize entre Elus et Damnés, qu’ils inspirent la stratégie de
Kapitotal aussi bien que la voix des faux prophètes au sommet de la tour Panoptic.
« Un
jour, la demeure de l’Eternel sera sur le sommet des montagnes. »
Cette prophétie d’Isaïe parle de temps à venir sans idoles ni guerres. Ce
lointain, dans l’espace, est à mes yeux l’Atlas au-delà de l’horizon. Sur ce
feu d’Orient coule une source de sang qui se mêle à la braise dans une gerbe de
cendres. Cette vision fait voir la barque de l’humanité franchir le présent
comme un cercle enflammé. Si le Tribunal des Grands de la Terre se réunit ici pour
prononcer des millions de sentences de mort, que les décapitations soient
visibles ou non ; si la guillotine fonctionne pour que chaque jour soient
exécutés trente mille enfants n’ayant pas accès à l’eau potable ; alors,
Shéhérazade et l’aède sont des condamnés à mort dont le regard exécute
l’exécutif qui commande ce peloton d’exécution. Nulle musique n’évoque mieux
les messages de l’ange au serpent qu’un violon juif. Ce que laisse entendre mon
ami l’albatros tombé du ciel, qui dépose Bach en douceur sur la table du festin
devant la patronne du FMI. Lagarde : Quel trouble m’envahit ? N’est-ce
pas la musique des sphères que véhicule cet oiseau ? Ne l’entendez-vous
pas ? Voici que je me sens mal, ou plutôt que m’inonde une étrange
félicité ! Je pense au procès de mon prédécesseur DSK à Paris : ne
suis-je pas saisie de compassion pour ses victimes ? Voit-on beaucoup
d’actions en justice où le procureur se fait le principal avocat de l’inculpé, réclamant
la relaxe pure et simple de qui fit subir d’indiscutables sévices à des femmes
traitées en esclaves, et forcées d’y consentir par le pouvoir exceptionnel du
justiciable, déclaré pour cette raison même innocent ? Voit-on souvent,
comme dans cette affaire, les avocats des victimes constituées parties civiles,
minimiser à l’audience les griefs de leurs clientes relatifs à des viols avérés
– qu’est-ce d’autre qu’un viol, une sodomie brutale explicitement
refusée ? – non sans appuyer eux-mêmes les vœux de relaxe d’un tel
procureur ? De telle sorte qu’échoit à la défense de cet innocent aux
mains pleines de sang, le plus ridicule des rôles : celui de prononcer
l’éloge de leur client, devenu victime d’un acharnement judiciaire malhonnête
au point de voir bafouée la vertu ? Faut-il s’habituer à entendre
l’ensemble de l’opinion publique autorisée – celle de tous les notables –
entériner pareil acquittement sous le prétexte qu’une sévérité contre l’élite,
semblable aux jugements contre la racaille, s’apparenterait à un déni de
justice ? A moins qu’il ne faille se féliciter de l’unanimité manifestée
par les représentants d’une justice de classe, dans leur complicité sans faille
avec un système d’inversion qui rend la crapule séduisante, le gros lard désirable et l’ordure honorable ?
Témoin
de l’univers, entre lumière et poussière, jamais je n’ai vu un tel divorce de
l’esprit et de la matière. L’une de ses ailes jouant l’archet sur les cordes
tendues par l’autre, David Oistrakh exécute sa sonate avec la grâce d’un oiseau
de mer. L’espadon sur la table, génétiquement modifié par les déchets
nucléaires intégrés à son organisme, explose de toutes ses entrailles telle une
bombe dont les fragments blessent les convives au visage. Est-ce le speech
de Christine Lagarde ou le violon de l’albatros ? L’un et l’autre leur
sont également intolérables, mais la chair toxique du poisson me semble affecter
davantage encore leur attitude. Notre grande argentière pose un regard lourd de
sous-entendus sur ses collègues masculins. Dans ce silence rôde l’ombre de DSK,
qui aurait dû trôner ici parmi cette élite mondiale. Et le violon se fait la
bande sonore d’un film : n’évoque-t-il pas Les 120 journées de Sodome de
Pasolini ? Mais aussi le Satiricon de Fellini ? Si ce n’est Les
Damnés de Visconti – cruelle vision de la race élue ? Le nazisme,
idéologie rivale du judéo-christianisme ?...
Netanyahou : Sur une page entière dans le New York Times, notre agent publicitaire Elie
Wiesel fait l’éloge de mon voyage à Washington contre vous, sale nègre ! Jamais
le Peuple du Livre ne se fera dicter sa loi par un Goy génocidaire ! Mes
collègues d’Arabie saoudite et du Qatar sont plus raisonnables : ces
véritables amis d’Israël ont compris qu’il fallait armer le djihad islamique pour
se protéger contre l’Iran, la Chine et la Russie…
Lagarde : Vous oubliez la Turquie ! Que répond le président américain ?
Obama : Si God est devenu dog, alors le Goy peut aussi bien être un boy.
Erdogan : Nous restaurerons l’Empire ottoman, dont je serai le Sultan.
Salman : Détruire la Syrie par les armes, c’est notre stratégie commune.
Al Thani : Mais il y a trop de ratés dans le scénario.
Tous ces tueurs fous recrutés en prison, aucune série télévisée n’accepterait une telle faiblesse.
Draghi : Oui, on voit trop bien à qui les crimes profitent.
Chaque bombe ressuscite le fantôme de l’honorable Andreotti après Milan et Bologne.
Il faudrait resserrer les liens entre Hollywood, le Pentagone et Wall Street.
Salman : Nous payons le prix de la guerre du pétrole contre la Russie !...
Porochenko : Je suis le roi du chewing-gum et que fait le
monde libre pour mes entreprises ? Il négocie avec Poutine ! Comme le
dit mon ami BHL, c’est d’abord un combat intellectuel. Car l’Occident spirituel
est sans frontières. Alors que son histoire politique est celle d’un glissement
progressif de ses frontières orientales. Sous César, la limite était le Rhin,
que Napoléon puis Hitler tentèrent sans succès de faire atteindre Moscou.
Je
ferme les yeux et tout ce théâtre disparaît. C’est cela, l’union sacrée de la
démocratie pour un Grand Marché Transatlantique. Il manque un élixir de la plus
haute source pour améliorer l’inspiration de ces personnages… Pourquoi ne pas
envoyer l’albatros en puiser une jarre au sommet de l’Atlas et verser ce fluide
venu de la Sphère dans les crânes tenant lieu de coupes au Moloch
collectif ? J’ai besoin d’une petite excursion mentale pour me soulager de
ces pantins. Moi-même, j’avalerais bien une gorgée. Que signifiait la fusion,
voulue par l’homme de Goldman Sachs, entre Wall Street, le Pentagone et
Hollywood, sinon ma destruction ? N’est-ce pas ce qui définit leur guerre
contre la Grèce ? A présent, je soulève les paupières et tout renaît. Six
nouveaux acteurs ont fait irruption sur scène, vêtus de livrées portant l’initiale
en majuscule de leurs noms célèbres. La littérature ne doit pas être tenue à
l’écart de telles festivités. Ces gloires de l’édition prennent place aux six
angles de la table disposée en étoile, chacune derrière l’un des convives
auxquels elles serviront de coaches, non sans s’être copieusement abreuvées
du philtre apporté par les airs…
BHL (derrière Porochenko) :
La supériorité de l’Occident sur la Russie réside en sa virtuosité dans l’art
de la dissimulation. Le camouflage était géographique, il est devenu
historique. Nous fomentons une Drang nach Osten jusqu’à Vladivostok, et
faisons plier notre ennemi par une guerre pétrolière dont l’épicentre est en
Arabie, mais c’est la riposte russe en Crimée, comme dans la partie orientale
de l’Ukraine, qui est tenue pour criminelle. Dans le même temps, les
multinationales du djihadisme, dont les managers sont ici réunis, maquillent
les traces reliant le cancer central à ses métastases nommées Daech, Al Qaida, Boko Haram ou AQMI.
Sollers (derrière Al Thani) : Comment ne
soutiendrais-je pas le Qatar, depuis qu’il a racheté Gallimard ? Un poste
me revient de conseiller pour les Arts, et je compte bien leur faire dépenser
des milliards pour acquérir tous les Fragonard. C’est depuis mon bureau dans
une tour de la nouvelle Banque centrale, que s’écrira le plus important roman
de notre temps : je révélerai comment la tour Panoptic lève un tribunal
inquisitorial contre l’islam, dont les représentants officiels sont indispensables à Kapitotal.
Onfray (derrière Erdogan) : C’est toujours à travers le
prisme de la raison supérieurement éclairée que notre civilisation voit la
barbarie. Ce schéma prévaut dans le regard sur l’islam. Un bavardage médiatique
unanime fait suite au fanatisme des Croisades et à l’idéologie coloniale, pour occulter
une culture où le génie du Coran se marie à celui des Mille et Une Nuits.
Je
suis Shéhérazade et l’aède qui l’invente pour narrer l’histoire du calife
Haroun Al Rachid. Quel satané logiciel a-t-il fabriqué son avatar : Abou
Bakr Al Baghdadi ? L’albatros a dû puiser aux sources de l’Atlas une eau
comparable à celle du Jourdain pour inspirer des discours aussi bibliques. Où
suis-je transportée ? Nulle part. Un orchestre invisible fait vibrer mon
corps de métal et je danse comme jamais une statue ne prit cette liberté…
Houellebecq (derrière Salman) : Kapitotal a pour noyau les images de la tour
Panoptic : l’apparence est l’essence d’un monde où Totum et Nihil
s’équivalent dans une soumission générale aux idoles du marché
global. J’en suis l’un des agents publicitaires. Mon dernier livre est la
promotion du fétiche islamique, dont l’Arabie saoudite est la capitale internationale.
Attali (derrière Netanyahou) : J’observe que les
citoyens occidentaux de culture arabe sont obligés, pour obtenir légitimité
morale et intellectuelle, de prendre leurs distances avec un islam à l’égard
duquel toutes les élites manifestent cette subtile forme de haine qu’est
l’ignorance méprisante ; quand la référence hébraïque jouit d’une présomption
de respectabilité spirituelle autorisant ses plus médiatiques porte-parole à
des postures prophétiques – voire messianiques – d’allégeance au sionisme et à Israël.
Minc (derrière Obama) : Qui pourrait nier la puissance de
nos lobbies ? Lorsque les thuriféraires d’Israël présentent ce pays ainsi
qu’un rempart de l’Occident contre la barbarie d’Orient, chacun comprend bien
qu’à la condamnation de l’islamisme comme paroxysme de barbarie, correspond l’approbation
d’un judaïsme vu comme forme extrême de civilisation. Ce n’est guère un hasard
si le soupçon de crime entoure l’une des cultures, l’autre bénéficiant d’un
crédit moral tel qu’à l’heure du trauma collectif, les plus hauts responsables
de l’Etat ont pour langage de porter la kippa.
BHL : Quoi de plus naturel ?
Exiger des musulmans qu’ils prouvent leur appartenance au corps
social n’a d’autre effet que d’amplifier la caisse de résonance des propagandes
salafistes, nécessaires aux plans occidentaux.
Sollers : Voici d’innombrables jeunes musulmans fustigés pour exprimer « une
extériorité à la communauté nationale », selon l’opinion policière qui
ne diffère plus de celle des intellectuels. Mais que font d’autre les
multinationales, qui se rient du patriotisme fiscal avec la complicité des
Etats ? La tour Panoptic ne bruit que d’exhortations à « renforcer le
lien civique » et à « intégrer les jeunes dans l’adhésion à
nos valeurs », mais que produit d’autre Kapitotal qu’une désintégration sociale ?
Comme le communisme, l’islam n’est-il pas résistance de l’esprit au monde réifié ?
Le
silence qui suit est d’une telle intensité qu’il fait éclater mes tympans de
bronze. La dernière question frappe l’assemblée de stupeur. Si l’étoile rouge et
le croissant vert, séparés, sont les symboles d’un indispensable adversaire
stratégique pour l’ordre judéo-chrétien, nul n’a jamais évoqué leur conjonction
zodiacale. Aussi le teint de Mario Draghi et de Christine Lagarde s’en trouve-t-il
coloré, pour lui d’un martial écarlate, pour elle d’un verdâtre vénusien. Le
président des Etats-Unis se met à gronder, prêt à mordre ou à aboyer, sans
savoir contre qui diriger l’impression que quelque chose ne tourne plus très
rond dans cette histoire. L’émir du Qatar et le roi d’Arabie suspendent leurs
querelles afin de se concerter : tout n’a-t-il pas été mis en œuvre par
leurs imams pour expurger le Coran de son contenu révolutionnaire ? Les
présidents d’Ukraine et de Turquie sont frappés d’apoplexie. Pour le premier,
pas de pire cauchemar que de voir le communisme s’associer à l’islam, pour le
second l’inverse. Quant au Premier ministre d’Israël, il en appelle à la
toute-puissance du Moloch et du Dieu des Armées réunis pour foudroyer toute
insulte au peuple élu. Que serait le théâtre moderne sans Six personnages en
quête d’auteur ? Ainsi que des gymnastes, nos 6 coaches exécutent une
série de pirouettes et s’alignent pour exhiber le mot formé par leurs initiales :
SHALOM. Ensemble, ils scandent : Seul est sacré le Moloch au masque de Yahvé !
Minc : La plus totale hypocrisie dicte l’injonction du
« vivre-ensemble », quand ne cesse de s’aggraver le plus
abject racisme social d’une élite aux ailes d’anges contre les masses
rampantes. Le fanatisme de la Panoptic ne tolère aucun blasphème contre foi, dogme et catéchisme de Kapitotal.
Sollers : Aucun intégrisme n’égale celui de cette secte et de cette mafia.
BHL : La charia néolibérale adresse une fatwa de mort à
tout mécréant ! Le concepteur de cette idéologie totalitaire est Moshe Ben
Maïmon, dit Maïmonide, rabbin d’origine andalouse ayant régi la communauté
juive d’Egypte et surnommé « le second Moïse » par ses
coreligionnaires, ou « l’Aigle de la synagogue » par Thomas
d’Aquin. C’est lui qui, dans le Guide des Egarés, condamne à la peine
capitale toute médiation reliant l’Ange à la Bête qui ne relève du judaïsme. Ainsi
sera pendu l’aède et lapidée Shéhérazade. Il n’est aucun penseur juif, parce
que penseur et parce que juif qui, de Spinoza (lequel construit contre lui son Ethique)
à Walter Benjamin en passant par Marx, Freud, Einstein ou Ernst Bloch, n’ait
critiqué le judaïsme puis son corollaire, le sionisme. Ce pourquoi l’ami Spinoza
demeure excommunié par le grand rabbinat de Jérusalem.
Je
me suis sentie à deux doigts de vomir, sans savoir si la nausée qui me prenait
aux tripes avait pour causes les discours entendus ou des relents d’espadon. Si
tout ce qui se dit là divulgue une vérité, n’est-ce pas la plus effroyable
manipulation mentale de l’histoire qui se trouve ici éclairée ?
Minc : Toutes les opinions du marché n’en font qu’une seule,
dans un enclos mental infranchissable, que nous surveillons depuis nos miradors.
Houellebecq : Nous avons mission de produire des articles de
magazines, gonflés par la réclame à la dimension d’œuvres de la plus haute
ambition littéraire, dont les signataires sont promus au rôle de prophètes. Avec
ma prose administrative tissée de clichés d’une platitude scrupuleusement
conforme au marché, je ne réponds plus à quelque goût esthétique d’un autre âge,
mais au « c’est super » servant de critère pour juger une
vidéo sur YouTube. Le récit de mon dernier livre, Soumission, devait
brosser le portrait d’une gent musulmane comparable à ce qu’en d’autres temps
de crise fabriqua la propagande nazie par la caricature du Juif Süss.
Bien sûr cela passe au journal télévisé de 20 heures la veille de la sortie
officielle annoncée de longue date, qui correspond au jour des attentats. Car
il faut faire mousser à l’écran ma bouillie de fantasmes suintant la haine
d’une culture, dont ma connaissance par ouï-dire fut recueillie sur Internet.
Une écriture lâche et vulgaire assure la vision falsifiée d’un islam conquérant
l’Europe : ainsi ma soumission répond aux exigences de la tour Panoptic.
BHL : Nous avons d’ailleurs œuvré de concert, comme Ennemis
publics. Mon dernier triomphe international au théâtre, Hôtel Europe,
recourt aux mêmes artifices. A propos de « ce massacre à la sulfateuse,
en Norvège, parce que le mec était nazi et qu’il aimait pas les musulmans »,
j’ajoute : « ces musulmans sont à peine moins fachos ».
Remplacez musulmans par juifs et vous avez du Dieudonné. Mon coup
de génie ? Proclamer que la Grèce n’est pas le berceau de l’Europe, d’essence et d’origine juives !...
Onfray : Le racisme institutionnel, propre à tout
colonialisme, de l’Etat d’Israël, est vu là comme une outrance d’opinion, quand
ici la critique du sionisme est un crime assimilé à l’antisémitisme. Or, je lis
dans le Robert pour Sémitisme (1862) : « Ensemble des
caractères propres aux Sémites, à leurs civilisations, à leurs langues. Abusiv.
Caractères et influence des Juifs ». Et à l’entrée Sémitique
(1836) : « De Sem, nom d’un fils de Noé. Qui appartient à un
groupe de langues d’Asie occidentale et d’Afrique présentant des caractères
communs. (Akkadien, cananéen, phénicien, hébreu, araméen, syriaque, arabe,
éthiopien) ». Qu’en déduisons-nous ?
Je
vois scintiller les paysages du Nil à l’Euphrate et jusqu’en Phénicie :
terres natales de toutes les fables orientales. Où donc sont passés l’aède et
Shéhérazade, la sorcière et l’enchanteur coupables d’Œil imaginal ? En
vertu des pouvoirs du théâtre qui me sont conférés, l’heure est venue d’associer
la scène au triangle formé par Bagdad, Le Caire et Damas – décors originels des
Mille et Une Nuits. La conteuse n’est-elle pas, selon le dictionnaire,
une quintuple Sémite ? Mais je vois apparaître sur la table un énorme
gâteau qui devrait clôturer en beauté ce festin de nababs.
Minc : Admirez cette métaphore d’une sphère aplatie. Nous représentons un pour cent de la
population mondiale et possédons plus de la moitié du gâteau. Les 99% se
partagent le reste. Encore ce compte est-il peu précis, car seule une part
infime en revient à la vile multitude. Comment la faire se contenter de miettes
ridicules sinon en la réduisant à l’état de Golem ?
Attali : Karl Marx analyse le personnage de Shylock dans Le Marchand de Venise de
Shakespeare. Il fait du créancier le successeur de l’usurier comme incarnation
du pouvoir capitaliste. Sa Question juive se conclut par une
impitoyable sentence : « L’émancipation sociale du Juif, c’est la
société s’émancipant du judaïsme ». Ce qui ne se veut en aucune
manière une condamnation de la judéité, tant celle-ci fut prodigue en
intellectuels ayant héroïquement illustré la fidélité à l’éthique des prophètes
bibliques. De nos jours, l’historien israélien Shlomo Sand, ou le penseur
Zygmunt Bauman, honorent cette lignée qu’il revient à quelques escrocs de trahir.
Minc : En effet, la mise du globe en coupe réglée par le
crime organisé doit s’accompagner d’une exclusion de toute mise en question
globale de ce processus. Shylock endosse l’habit de Goldman Sachs, qui
bénéficie de l’idéologie prohibant cette critique – Auschwitz oblige – tout en
disposant d’un ersatz : l’écrivain médiatique. La moindre velléité de résistance
est criminalisée, grâce au commode bouc-émissaire islamiste.
Onfray : La divinité judaïque est le fouet de Kapitotal, manié par les gardes-chiourmes
de la tour Panoptic, sur un bétail qui obéit à la trique.
Attali : Nous sommes fiers de cette imposture par laquelle, dans la notion d’antisémitisme,
nous assignons la descendance de Sem à l’exclusive branche hébraïque. Nos
moyens sont assez puissants pour que nulle voix ne soit autorisée à déclarer
publiquement que relève d’un antisémitisme toute forme de racisme à l’égard des
Palestiniens, donc le sionisme ! Ne suis-je d’ailleurs pas moi-même un
expert de la falsification sémantique, ayant osé baptiser « Nuit du 4
Août » mon projet de réforme néolibérale ?
« J’ai bu l’héritage de la perfection lactée ! »
Sur
un pont lumineux qui enjambe l’océan vient d’être prononcée cette phrase par un
vieil homme en djellaba. Son nom ne vous dit rien, car il s’agit de l’un des
plus importants penseurs de tous les temps, baptisé par les soufis Cheikh Al Akbar : Ibn ‘Arabî.
C’est lui qui assume désormais le rôle de l’aède, alors
qu’à sa rencontre – elle est originaire d’Ethiopie, lui d’Andalousie – vient Shéhérazade.
Maints conciliabules en mille ans les ont unis dans toutes les contrées de l’Orient.
La voici qui propose à la criée des roses produites au Kenya.
Quelle noble seigneurie daignerait-elle acquérir une fleur industrielle
cultivée sur les hauts plateaux du Rift, à 3 $ le kilo pour un marché de $ 500
millions, le salaire étant de 1$ pour un quota de 2.700 roses à la journée, sans
augmentation possible du coût de la main d’œuvre en vertu de la concurrence
éthiopienne, phosphates et nitrates empoisonnant les eaux du lac Naivasha qui
les arrose non sans contaminer, avec les déjections des bidonvilles, cette zone
dévolue à la pêche, raison pour laquelle on n’y sert dans les restaurants que
du tilapia importé de Chine. Aucun des convives ne paraît vouloir se laisser
séduire par ces roses hors de prix, tous les regards tournés vers un hôte
imprévu. « Hello ! Je suis Charlie ! » Le nouvel
arrivant, de la taille d’un molosse et toiletté comme un caniche, progresse par
bonds des quatre pattes, la queue dressée telle une antenne. « Je suis
le manager de la future ferme de serveurs qui s’installera bientôt sur cette
île. Il s’agira d’un Data Center géant, le centre d’ordinateurs à plus forte
capacité de stockage de la planète. » Cette voix métallique, pourvue
d’un timbre caractérisant les répondeurs automatiques, détourne la tablée de
son gâteau. L’écran mural fait apparaître l’image d’un gamin coiffé d’une
capuche : l’un des milliardaires de la Silicon Valley. « Désolé
pour la surprise, les gars, mais il faut faire vite et rien de mieux qu’une
vidéoconférence. Depuis l’affaire Charlie de Paris, j’ai décidé d’appeler
l’entreprise Gagbook. Google, Apple, Gagbook et Amazone formeront désormais
Lady GAGA. Je laisse mon fondé de pouvoir vous donner ses consignes : In
Dog we trust ! » Jamais potentats ne furent bousculés par semblable
révolution. Le chien mécanique reprend la parole. « En tant qu’animal augmenté,
je réclame une dignité supérieure à celle de l’humanité pour toute créature
électro-biologique. Mon maître a reçu la médaille de la technologie des mains
de Bill Clinton, mais l’intelligence artificielle nous rendra bientôt un
milliard de fois plus efficaces que tous les cerveaux humains réunis. »
Les
robots parlent aux robots. Quel ordinateur a-t-il programmé, derrière le brave
Charlie, l’opération « Charlie » ? Cette question ne se
pose pas ! La Parole naît entre vie et mort, jour et nuit, rêve et réalité.
Shéhérazade et l’aède sont les deux pôles d’un voyage de lumière interdit par
les feux de la tour Panoptic. Leur message est l’information photonautique de
la Sphère à la Sphère. Quand la Valeur s’empare de la Parole et le marché de
toute transcendance ; quand le règne de la quantité sur la qualité rend la
matière maîtresse de l’esprit ; quand l’énergie seule est l’enjeu d’une
société, l’information est remplacée par son succédané : l’informatique.
Un robot pourrait-il transformer la souffrance en lumière, ce qui est le propre
de l’art ? L’aède et Shéhérazade portent en eux l’errance de l’exil, qui
était l’apanage des intellectuels juifs avant que la majorité d’entre eux ne
s’embrigadent au service du Moloch. Démasquer les clichés dont la tour Panoptic
nous abreuve pour le profit de Kapitotal ne va pas sans critique des Règles
du Jeu qu’imposent Goldman Sachs et Bernard-Henri Lévy. Toute littérature
véritable est clandestine quand la plupart des mots imprimés sont destinés à
des clients, produits facilement mani(pul)ables pour aller du commerçant rusé vers le consommateur abruti.
Rassurez-le, demande la machine à Sollers-Houellebecq-Attali-Lévy-Onfray-Minc. Et désignez des ennemis
extérieurs, afin de lui montrer que je ne suis pas détraquée par mes propres rouages,
et que la guerre ne relève pas de mes ressorts intimes, lesquels n’ont jamais qu’un mot d’ordre : SHALOM !…
La
plus haute fleur de l’esprit des Lumières fut et reste la pensée d’une autre
société possible, reliant l’analyse du réel à l’idéal de justice et de vérité. Telle
est la véritable universalité contenue dans le mot « liberté ».
Toute esthétique, toute éthique et toute politique y prennent source vive.
Cette quête ne peut ignorer le monde imaginal d’Ibn ‘Arabî, médiateur
entre perceptions sensibles et abstractions conceptuelles, où se déploient
l’art et la littérature. Un voyage cosmique m’a donc fait échouer sur cette île.
Sans doute les personnages apparus dans une telle pièce de théâtre ne
pouvaient-ils exister que par l’imagination d’une statue. Leurs ombres se
dispersent et demeurent à mes yeux, pour seules réalités, Shéhérazade vendant
ses roses aux côtés de l’aède en djellaba sur un pont qui enjambe l’océan. Mais
le porte-avions Charles de Gaulle, rebaptisé Charlie, ne les
prend-il pas pour cibles ? Un mur de flammes jaillit dans le vacarme des
enfers, embrasant les décors et m’abandonnant parmi les décombres. Mon
spectacle pourra-t-il être sauf sans un bond vers la Terre promise ?
C’est au cœur du triangle formé par Bagdad, Le Caire et Damas que se jouera l’épilogue du drame.
Nous sommes assez de trois pour conclure la mise en scène en cette cité trois fois sainte, la plus stratégique du globe.
Je déjoue la surveillance des gardes pour m’approcher du Saint-Sépulcre, armée d’une bombe de couleur.
Deux messages : en alphabet cyrillique, le titre original du livre de Lénine Que faire ? suivi par la réponse de Socrate,
citant le célèbre oracle de Delphes : « Connais-toi toi-même ».
Что делать ?
Γνῶθι
σεαυτόν
Au même instant, Shéhérazade graffite en hébreu le mur de la mosquée Al Aqsa d’une inscription biblique :
« Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore » (Genèse 32,24)
L’aède, quant à lui, trace en lettres géantes le premier mot du Coran sur le Mur des Lamentations :
« Iqra ! » – l’impératif présent du verbe lire…
J’ai bu l’héritage de la perfection lactée.
Le 1er mars 2015
Le Cantique est également disponible au format PDF (télécharger 34 pages = 600 Ko).
Acrobat Reader est nécessaire pour consulter un document PDF, si besoin, ce logiciel est disponible ici
|