À la mémoire d’Abdelwahab Meddeb
L'Anus du Moloch
« Ressuscite-moi »
Maïakovski
Une étoile s’allume à l’Orient, tirant la nuit sur elle, solitaire lanterne à la voûte mauresque de l’océan.
S’adossant à la colonne d’un palais, le titan voit s’illuminer une ville céleste.
Il faut savoir faire son chemin dans la mémoire des astres, se dit Atlas ; même si
l’on est réputé le géniteur des Pléiades. Sa vie s’est envolée vers le couchant
et l’a laissé sans forces pour encore capter les signes d’une Jérusalem se confondant
aux nuages. Mis à mort pour n’avoir pas trahi sa vision d’une vie entière,
l’aède n’est pas un défunt ordinaire. Il demeure un écorché vif au-delà du cap
décisif. Un appel au loin : tout son sang lui revient, avec les derniers
souvenirs... Entendez-vous tinter la cloche d’une source en haut de la montagne
sacrée ? Dans le ruissellement de ses notes ensorcelées perce une légende qui
chante la grâce, mais aussi la chute vertigineuse aux entrailles de la terre
jusqu’aux puits du désert. Ce chant, je le recueille au ventre de la mer. Là où
l’horizon marin palpite, le bleu s’épaissit de rouge. Dans ces profondeurs océaniques
veillent les feux d’une autre ville…
Des signaux y clignotent, sans la moindre âme qui vive. Les enseignes au néon font de l’œil dans le vide.
Comme une mécanique bien remontée, la cité poursuit son activité nocturne avec une précision
diurne. Se trouvent exposées les pièces d’un organisme aux rouages secrets,
pouvant illustrer l’essence de la société planétaire : finance et misère.
Comme le crime n’y est pas l’excroissance monstrueuse d’un système vertueux, mais
son expression la moins fardée, les fonctions nourricières et délétères n’y
sont pas antagoniques mais complémentaires. Les multinationales y sont des
gangs se jouant des frontières et les entreprises terroristes des firmes
commerciales nouant les liens avec leurs consœurs au forum de Davos. Car il
faut que des forces vouées au mal sapent les fondements d’une civilisation,
pour que le Moloch règne sur Jérusalem, Rome et Mekka…
« Global Design of Modern Atlantis ».
La réclame lumineuse brille au sommet d’une tour en surplomb de ce décor.
On y reconnaît l’auguste édifice métallique s’identifiant à l’image de Paris.
Mais la tour Eiffel a fait l’objet d’une intervention modifiant ses contours
pour lui donner une allure de gadget à usage érotique.
Toute la presse mondiale a parlé de cet artiste américain
d’avant-garde qui, par subversion, détourne l’apparence des monuments publics
en se réclamant des théories situationnistes. L’un ou l’autre ajout dans la
structure crée l’illusion d’un godemiché d’usage anal. Depuis le mariage entre
les marques de luxe et l’art contemporain, chaque maison de prestige adjoint à
son label a touch of transgression… L’atlante aux confins des terres voit
scintiller les reflets de l’acronyme GDMA, le plus célèbre gang spécialisé dans
les trafics d’ordures à très haute valeur ajoutée. Comment a-t-on pu en arriver
là ? Lui-même en son exil, qui se voudrait définitif, ne peut fuir les
conséquences de l’acte posé voici quelques jours. « Paul Mac Carthy est
agressé par un homme qui le frappe au visage avant de partir en courant. Les
personnes qui assistent à la scène sont sidérées. ‘‘ Cela arrive
souvent, ce genre de choses en France ? ’’ nous demande l’artiste,
choqué et déstabilisé, mais pas blessé. » Le pire est que j’aie pu
contribuer à amplifier la campagne publicitaire de cet artketing. Plusieurs
articles dans les jours qui suivirent sont revenus sur l’incident, me traitant
de « crétin cavaleur », ajoutant que je serais entré par cette
agression « dans l’histoire de l’art, mais pas par la bonne porte »,
non sans préciser : « un brin de bravoure l’aurait conduit à
laisser sa carte de visite », ce qui « l’aurait
immortalisé : Paul Mac Carthy a en effet réalisé dans la foulée une vidéo
dans laquelle il traduit en anglais les insultes reçues durant l’incident ».
Pseudocosmique
agorapithèque : ce furent les
deux mots prononcés en le giflant. Je doute qu’il en rende compte ; auquel
seul cas lui-même aurait chance d’accéder à l’immortalité de cet Atlantide que
le groupe GDMA entend coloniser, dont la scène attend un spectacle imprévu par
l’histoire de l’art. Entendez-vous le ruissellement des cloches en haut de
l’Atlas ? Au cœur de l’Atlantique est une île où se prépare une grandiose pièce
de théâtre, sur un plateau triangulaire qui relie trois continents. Les pointes
en accueilleront trois villes en ruines, celles qui faisaient les décors des Mille
et Une Nuits. Déjà ce n’est plus ma voix qui vous parvient, depuis la
trombe entre ciel et mer où l’éclair frappe l’horizon de ton propre espace
mental, ô spectateur toujours en attente vaine d’une révélation !...
Loin au-dessus de l’atmosphère et de la stratosphère, il est une Sphère de pure
lumière que les mortels – si leur pauvre imagination permettait une telle
audace – appelleraient photosphère. S’y résolvent les contradictions
tenues pour insolubles dans le monde sublunaire. Ainsi des abîmes entre ciel,
terre et fond des mers. Ne m’en veuillez donc pas si je tire parti d’une
légende archaïque pour témoigner de ce qui survint sous mes yeux de titan, dans
un espace et un temps qui vous demeurent inaccessibles… Provisoirement, car il
ne tient qu’à chacun d’accéder au point de vue d’Atlas portant un globe sur le
dos, pour peu que s’ouvre l’Œil imaginal. C’est donc à une hauteur pour ainsi
dire himalayenne (afin de vous faire une idée), mais aussi à des profondeurs
sous-marines insondables, que cette histoire commence. Le géant de la
mythologie n’est-il pas le pilier qui relie ces extrêmes ? Elle tombait
ainsi littéralement des nues dans un tourbillon cyclonique où logeait l’éclair
de la foudre, mais elle remontait au même instant des gouffres océaniques, l’héroïne
dont la nage et le vol simultanés trouaient l’Atlantique à la verticale sous des
yeux titanesques. D’une pâleur d’étoile de mer, Shéhérazade écarquillait son
troisième œil où flottait un reflet de lune abyssale. Cette chute angélique se
confondant à une ascension démoniaque la transportait d’une ivresse qu’elle
n’avait plus éprouvée depuis plus de dix siècles, au temps du calife Haroun Al
Rachid. Mais comme les décors de cette Mille et Deuxième Nuit, pour son
entrée en scène, correspondaient peu à ceux de Bagdad, Le Caire et Damas !
Et pourtant. Selon les jeux de projecteurs, le mirage de ces trois villes
brillerait bientôt autour d’elle, tandis que se poursuivrait sa danse immobile à
une vitesse excédant celle de la lumière, transe virginale et cloacale née de l’Œil
imaginal.
Une corne de brume déjà guide le public vers ce théâtre affleurant à la surface des
eaux. Le soleil à l’horizon se retire comme un lutteur vaincu. Peu de
spectateurs se pressent à cette heure vers les gradins qui enclosent l’immense
arène liquide prévue pour être vue depuis l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. La
mer fait clignoter les premières étoiles sur une scène où elle s’avance, l’ensorcelante
conteuse dont la voix suspendait jadis l’exécution de sa propre mise à mort. Mais
de quel nouveau tyran devra-t-elle par ses charmes apaiser la soif de sang ?
Pour lui faire épargner combien de millions de victimes ? Le soleil
s’incline devant de tels mots. Bagdad, Le Caire et Damas occupent les coins du
plateau que domine en son centre une tour phallique s’érigeant au milieu du Champ de Mars.
« Le plus grand théâtre français depuis la seconde guerre mondiale. »
Les haut-parleurs disposés sur le pourtour de la place éructent le discours du
président de la République. Une fanfare achevait à peine d’exécuter l’hymne
national que, juché sur son estrade, l’aigrefin bravache n’ayant dû son
élection qu’à un changement de look, entamait la lecture de mots rédigés
par un factotum notoirement inspiré par le stratège Guy Debord. Le Champ de
Mars est gris de monde pour entendre vanter l’occupation militaire d’un territoire
traversant cinq pays, de l’Atlantique à la frontière entre Tchad et Soudan.
L’uranium de la France est sauf ! Mais ces fastes n’expliquent pas une
telle foule. Depuis le pied de la tour où le drink est offert par la firme GDMA,
police et service d’ordre encadrent la clientèle qui se presse autour de
l’artiste américain subversif. Un tapis rouge part de la place et mène au
théâtre Mogador, où se joue l’adaptation du Bal des Vampires. Dix
millions de spectateurs au compteur dans le monde : autant que de morts
annuelles par manque d’eau potable. Entendez-vous les notes qui ruissellent de
l’oued à sec ? Un silence tombe. Extinction des micros. L’orateur
gesticule en vain. « Tonton t’a-t-il ôté ta toux ? » Ces
mots, par contre, tonnent dans l’auditoire stupéfait. D’où venus, si ce n’est de
quelque djinn envoyé par Shéhérazade ? Celle-ci déambule sur le tapis
rouge, entièrement voilée de noir. Les musculeux Africains de la sécurité,
n’obéissant qu’à leurs oreillettes, se dirigent vers la scandaleuse intruse. N’arbore-t-elle
pas un masque, et quel masque ! Sous son hijab chacun reconnaît la
moustache caricaturale du patron de Total, disparu voici peu dans un décollage
hasardeux. Mouvement de foule. Comment canaliser cette énergie martiale et
festive, où la ferveur guerrière se mêle au carnaval, si le public lui-même s’est
travesti de visages postiches aux dents sanguinolentes ? Car toutes les
stars du show-biz ont rendez-vous pour cette soirée de gala. Sous les flashes
des photographes (Arielle ! Arielle !), on prend la pose dans
les bras de vampires qui grimacent. J’ai loupé BHL, se lamente un
paparazzi. L’artiste maudit n’est pas en reste, qui porte un tee-shirt où la
figure de Raoul Vaneigem mentionne Le Vampire du Borinage : humour hier
inaudible, aujourd’hui servant de critère à l’ensemble de la caste médiatique.
Et le président lui-même, qui a quitté son podium, n’affiche-t-il pas une
identique tenue glamour et sexy ? Tous n’ont qu’une hâte : gagner les
décors hollywoodiens, réglés par la tour Panoptic et financés par Kapitotal, du
théâtre Mogador. Mais un contretemps survient, comme Shéhérazade monte à la tribune déserte.
« Mogador était le nom colonial d’Essaouira, ville marocaine située non loin de l’Atlas,
dont on aperçoit les cimes à l’Orient de l’Atlantide. Sans doute ont-elles
moins d’attraits pour vous que les neiges électroniques du décor théâtral aux
effets cinématographiques où vous êtes conviés. » Grotesquement affublée
du masque de Big Moustache, la créature voilée de noir fait courir un frisson
d’effroi dans l’assistance. Faut-il intervenir ou voir où elle veut en
venir ? « La Sphère dispense une illumination que chaque être
humain peut capter par l’Œil imaginal. » Deux gorilles de la sécurité viennent
de s’emparer du micro mais la voix continue de retentir avec la même
intensité. « Depuis plus de mille ans, c’est la première fois que
je vois des mortels et je ne suis ni succube assoiffée de votre sang ni spectre
venu de l’au-delà pour épouvanter vos nuits, car il est bien assez de vampires
vivants dont les âmes errantes sont là pour vous protéger. » Toutes
les gendarmeries de la planète se fussent trouvées désarmées face à cette
apparition, dont la parole captive par un accent surnaturel. « J’ai
fermé les yeux dans un triangle magique formé de Bagdad, Le Caire et Damas,
pour les rouvrir dans un monde où ces villes ont été mises en ruines par Wall
Street, le Pentagone et Hollywood. » La foule succombe au charme,
consent au rôle de figurante sur la scène d’un spectacle inouï. « M’entendez-vous ?
Puis-je entamer le récit de ma Mille et Deuxième Nuit ? Le calife Haroun
Al Rachid viendra-t-il me rejoindre dans ce tourbillon des siècles, où je me
réveille après mille ans de sommeil ? C’est de l’histoire des hommes
depuis la nuit des temps, carnages et pillages mais aussi fêtes et créations
géniales, dans l’infinie multiplicité des villes et campagnes baignées par des
cours d’eau qui en recueillent les échos, c’est d’une histoire sans commencement
ni terme s’écoulant en l’Océan de la Sphère que j’ai tiré toutes mes histoires.
En ces temps-là, rien ne surpassait dans l’activité des princes l’échange des
idées et des visions. L’on accourait de loin pour les partager avec Haroun Al
Rachid ! Aujourd’hui suffit la culture de James Bond et de Walt Disney, des
séries télévisées et de la Silicon Valley. Celle d’un marché de l’art contrôlé
par les firmes de faux luxe qui font des places publiques l’anus du Moloch. On
vend au prix de l’or des excréments. Les pyramides sociales furent toujours illusoires,
mais elles ouvraient à un rêve divin qu’usurperait le Malin. Si je ferme les
yeux, ne suis-je pas l’Océan de la Sphère qui recueille les histoires du
monde ? Cette mer des mystères n’est-elle pas elle-même un œil, votre troisième Œil – l’Œil imaginal ? »
Rien n’est fini, tout commence. Dans les gradins du cirque océanique,
j’en appelle à la lune et aux étoiles pour éclairer le titre du
bouquin relié d’un fil barbelé. L’extinction des projecteurs a plongé la scène
dans un silence obscur, que seul troue le grand rire exhalé par ce livre. Un
livre qui ricane ainsi qu’une hyène au désert. Quelque habile mécanisme a mis
dans la couverture cet éclat de bombe hilarante où je crois reconnaître un écho
de l’humour que l’on prêtait à Big Moustache, l’émir du CAC 40 envolé récemment
dans une ultime pirouette pleine d’effets comiques à Moscou. Cet artiste
américain subversif pouvait-il avouer que le lui avait dérobé, lors de son
agression, le crétin cavaleur ? Ce valet du Moloch aurait-il soupçonné que
j’étais le calife Haroun Al Rachid en personne, ayant coutume d’errer par les
rues déguisé en vagabond pour connaître les réalités du monde ? La nuit va
et vient dans ce théâtre où ne résonne plus que l’orgasme du vautour quand il
s’accouple à la femelle du requin. Comment avons-nous pu nous laisser abuser
par une telle mystification ? Je feuillette les entretiens avec Raoul
Vaneigem. Un marchand du temple éditorial, sur l’autel de sa propre boutique,
vend les images pieuses d’une religion profane en de volumineuses hagiographies,
pour les fidèles d’un temps où l’on feignait d’« abattre le vieux monde »
en prêchant la bonne parole au prolétariat – dont le credo tenait en un
verset : mort à l’art et au communisme –, quand l’empire du Moloch a
désormais pour bible une telle doctrine, chaque instant promulguée par la tour
Panoptic aux ordres de Kapitotal. Entendez-vous rire l’anus du Moloch, qui pour
abattre la divinité de l’homme flatte partout sa bestialité ? De ce
boîtier magique se répand un rire victorieux, celui du prédateur triomphant d’avoir
produit lui-même l’idéologie de son ennemi mortel. C’est l’instant que choisit
un projecteur pour illuminer la scène en un autre décor. Nuage de poussière.
Les bulldozers broient des cahutes misérables. Bébé sur le dos, les mères grattent
à la recherche d’un ustensile de cuisine à sauver. Vive la vie ! A bas
la survie ! crie un spectre à un autre spectre. Nous avons
gagné ! Que veux-tu dire ? Draghi donne le coup d’envoi d’achats
massifs d’ABS ! Les Asset-Backed Securities ? Mais oui ! Des produits
titrisés comme les subprimes ! Tu veux dire que ça va relancer le
crédit ? Bien sûr ! Les banques vont enfin pouvoir alléger leurs
bilans, donc accorder de nouveaux prêts ! Mais alors, l’Afrique est
sauvée ! Pourquoi crois-tu qu’ils rasent notre bidonville ? Hé !
Hé ! Les investisseurs sont de retour et notre PME va recevoir de
l’aide ! La Banque centrale européenne sauve l’Afrique !
Mais dit-on pas qu’elle s’est transformée en poubelle ?
Et alors ? Son président a bien promis de n’acheter que les produits toxiques
à faible risque. Ensuite, c’est bien le diable si les mégaprêts faits aux
banques derrière Total n’arrivent pas jusqu’à nous ! La preuve, leurs
bulldozers ! Mais où on va dormir en attendant ? La créativité, j’ai
toujours dit ! Toi, depuis tes études en Europe, t’es resté situationniste :
À bas la survie, vive la vie. Quand ils construiront un
hôtel pour touristes, ils t’embaucheront comme animateur, mais nous on voudrait
juste avoir un robinet d’eau potable pour pas crever. C’est le seul droit de
l’homme qu’on réclame au pays de la Révolution française : la survie.
Le bulldozer engloutit les deux spectres et les mères
aux bébés dans les décombres. Aussitôt flotte le sigle aux flèches colorées de
la firme Total. Un carrosse apparaît, tiré par quatre chevaux harnachés de
noir. Lesté de cadavres dont les membres dépassent portes et fenêtres du
corbillard, le cortège funèbre s’ébranle, au rythme du Requiem, vers le
troisième angle d’une scène plongée dans les ténèbres, où se dresse une statue
de bronze émergeant d’une vaste marmite. Le rayon lumineux révèle un océan pavé
de crânes africains, tandis qu’un sorcier nègre précède le convoi jouant du
tambourin. Sa voix rauque entonne : Maudite par Noé l’Afrique est un
cloaque Où leur Dieu ne veut voir vivre que des macaques Où il importe moins de
vaincre la misère Que d’empêcher de fuir la bête surnuméraire Il faut donc
renforcer les barreaux de la cage Pour que ne se propage le virus de la rage La
peste s’y ajoute aux famines et aux guerres Justifiant la mort d’arguments
sanitaires Afin que l’hécatombe soit apocalyptique Et qu’en elle s’accomplisse la prophétie biblique…
Comment l’anus du Moloch ne se fût-il pas esclaffé pour l’aide apportée par ses dévoués
agents situationnistes, qui se voulaient les contempteurs éclairés des
révolutions russe et chinoise, vietnamienne et cubaine, quand leurs plus
aventureuses expériences furent des vacances bourgeoises à Venise et sur la
Costa brava ? Ce livre ne fait pas seulement entendre un rire enregistré,
mais il suscite en outre la plus vive hilarité, pour la raison qu’à aucun
moment l’on ne prend au sérieux ses prétentions affichées… Ce furent les
fondations d’une démolition, le ravalement nécessaire à la mue d’un système, dont
le marché du désir exigeait la destruction des structures obsolètes. Comme il
faut à Total des bulldozers, il fallait à Kapitotal une idéologie radicale. Si
pure vantardise serait de prétendre imiter la sagesse d’Haroun Al Rachid,
quelle meilleure lucidité que la sienne pour comprendre les ruses ayant fomenté un calife Al Baghdadi ?
‘‘ Le monde est vraiment une malle à secrets ’’.
C’est un portefaix qui le dit au calife Haroun Al Rachid au cours des Mille et
Une Nuits. Je ne me lasserai jamais de relire ce chef-d’œuvre. Quelle
profonde vérité !... Le vieil homme à barbe grise passe la bouteille
de rhum au colosse nègre assis face à lui devant un feu de camp. La procession
funéraire a franchi l’océan pour gagner une île et y gravir la plus ancienne
mine de cuivre des Amériques, au sommet de laquelle jaillit la sculpture en
bronze du Cimarron : l’esclave révolté. Les deux hommes contemplent un
paysage qui s’étend jusqu’aux lumières de Santiago. Dans un silence à peine
brisé par le sabot des chevaux, l’on a disposé les cadavres du corbillard dans
l’immense marmite fixée sur un socle de pierre, où la statue prend son envol.
Le calderon est de ceux qu’utilisait la soldatesque pour nourrir sa main
d’œuvre africaine. Tu vois, répond le sculpteur Alberto Lescay, mon
ami belge a reproduit l’image du Cimarron sur la couverture de son livre Ajiaco.
Tu m’en as parlé. Un tel titre, il a dû le publier lui-même !...
Bien sûr, il est des nôtres. Il a même passé une nuit ici dans mon hamac.
Le faisceau des projecteurs se braque sur la scène, où paraît un oiseau rouge aux
larges ailes tombant du vide et se posant au bord du calderon. J’appartiens
à l’armée des djinns qui veillent sur l’Atlantide, au gré des souhaits de
Shéhérazade. Elle m’a confié ceci. Recevez son salut car son cœur appartient à
l’île colibri, prononce le Phénix avant de disparaître… Le vieillard à
barbe grise ouvre un volume d’où s’échappe un grand rire, et le referme
aussitôt. Je reconnais ce ricanement, celui de la pègre qui tenait l’île
avant la révolution. L’alliance de la mafia, de la finance et de la C.I.A. fut
la matrice du système dominé par le crime organisé qui s’est emparé du globe en
étranglant l’Union soviétique. Rien n’est fini, tout commence : leur
Nietzsche a inspiré ce titre ? Probable, et publié par l’éditeur qui a
lanterné mon ami belge. Il faut étudier ça, dit-il toujours, c’est l’idéologie
bourgeoise la plus raffinée. Celle qui a liquidé de Gaulle en mai 68 ? Oui,
celle qui a condamné le communisme au nom de la révolution ! D’abord
détruire l’Etat, les services publics et institutions sociales avec le mot
d’ordre Jouir sans entraves, avant de faire entendre ce rire de la
tyrannie planétaire pour qui tu es un dictateur sanguinaire ! Un monde
meurt, un autre naît. Pour eux, c’est de bonne guerre. En mai 68 à Paris, le
plus heureux des hommes était l’ambassadeur américain Vernon Walters, fameux
subversif d’après mon ami Eduardo Rothe, qui a fait partie de leur bande et travaillait avec Hugo Chavez au Venezuela.
C’est lui qui le premier, dans un tract intitulé Le Reichstag brûle-t-il ?, a révélé les manipulations des
services secrets dans la vague terroriste en Italie, à partir du massacre de la
Piazza Fontana à Milan. Il s’agissait pour les Américains d’empêcher le
compromis historique d’Aldo Moro avec les communistes. Selon mon ami belge, une
décennie plus tard deux autres situationnistes se sont attribué la primeur de
l’information, quand chacun la connaissait. Notamment dans un livre de grand
seigneur, sous le pseudonyme de Censor : Véridique Rapport sur les
dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Quelque temps plus
tard, un imitateur français publia quelque chose de semblable au service de
Mitterrand, signant Caton. Chaque fois, le plus épais mystère entoura l’entreprise
de haute subversion. Mais mon ami belge révéla en direct à la télévision que le
rédacteur de cette imitation était en fait le porte-plume d’un affairiste
mafieux du nom de Bernard Tapie, ministre de Mitterrand, qui truffait ses livres
de références à cette sauce. Or, dans l’opération, quelqu’un joua le rôle de
Caton pour répondre à la presse au téléphone : le très révolutionnaire
François Hollande ! Oui, quelle malle à secrets ! L’alliance
internationale de la pègre et de la police exigeait, en ces temps de crise, une
parfaite complicité de leurs caïds respectifs dans l’exécution d’un plan de
bataille conçu par leurs ordinateurs communs. Les acteurs en complet veston ne
purent s’autoriser la moindre erreur de réplique face aux partenaires à turbans
des printemps arabes. Ainsi les machines dotées de programmes d’intelligence
artificielle qui conçurent Dowlat islamya al Iraq wa al Cham – l’Etat
islamique en Irak et au Levant – possédaient-elles parmi leurs données toutes
les théories des subversions politiques radicales fomentées par des services
étrangers depuis Mai 68, lesquelles furent mises à contribution ces dernières
années en Géorgie et en Ukraine, en Tunisie comme en Egypte, en Libye comme en
Syrie. Il en allait partout, selon la propagande officielle, de révoltes
spontanées... Le livre de référence publié par les situationnistes sur la
première de ces explosions (qui chasserait le dangereux de Gaulle et ouvrirait
le champ libre au coup du monde monétaire de Nixon en 1971),
faisant l’éloge des Katangais (mercenaires d’Afrique engagés au service
des Enragés), leur décernerait ce respectueux satisfecit : « C’était
l’élite, c’était la pègre ». Quant au principal concept idéologique
élaboré par leurs penseurs – celui de Spectacle – il est devenu cliché
médiatique unissant tous les agents de la tour Panoptic aux ordres de Kapitotal : condamnation de ce spectacle…
Il y eut de grands signes dans le ciel, mais pour ce qu’il en fallait déduire nul
ne pouvait encore conclure. Ainsi d’une étoile chérifienne émeraude sur fond de
nuages rubis qui représentait la bannière du Maroc, dont les regards à cet
instant suivirent la course vers un autre décor. Car il y avait dans le vent de
l’Atlantique des songes venus d’Atlantide et qui se dirigeaient à nouveau vers
l’Atlas. Au premier bled niché dans la chaîne montagneuse fut convié le public pour
une halte autour du miel et du thé. Ce village est un symbole cher à la
conteuse orientale en exil occidental. A l’initiative du calife Haroun Al
Rachid y ont été réintroduites quelques vaches, afin de raviver le goût du lait
battu de tradition berbère, disparu depuis la colonisation de l’Afrique par
Danone. Mais l’oued est à sec. Une caravane de 3.000 bovins, qui relierait
Tamaroute à la ville d’Agadir en passant devant le palais d’un prince arabe,
équivaudrait au prix de sa Lamborghini. Quel village de l’Atlas peut-il
s’offrir une vache ? Voici le cheikh saoudien n’en croyant pas ses yeux.
Plusieurs milliers de têtes de bétail ont ralenti sa course vers un palais dont
la muraille crénelée porte cette inscription : Nous ne voulons pas d’un
monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de
périr d’ennui. Dans son salon d’honneur, le toise un personnage ayant la prestance
d’un calife de légende. Nos temps sont ceux de tels subterfuges, que le prince
appelle sa garde. Par une porte-fenêtre ouvrant sur l’océan, surgit une
créature parée de perles et de bijoux. Tremblant et s’inclinant jusqu’au sol
face à d’aussi surnaturels visiteurs, le cheikh saisit un livre sur le divan, d’où
s’échappe un rire grandiloquent. « Les djinns ont dû s’emparer du
palais, voyez cet ouvrage qui vient de m’être envoyé d’Israël, et un slogan
s’en trouve reproduit sur le mur d’enceinte ! Les relations entre nos pays
sont désormais au beau fixe devant le danger terroriste. Oui, la stratégie du
monde libre s’est profondément transformée. Nos experts ont à prendre en
considération des dynamiques sociales toujours plus contradictoires. Il faut
donc à la fois manier des analyses officielles, et détenir des vérités
révolutionnaires. Si je vous parle à cœur ouvert c’est que la gouvernance
mondiale est sans faille, et que vous en êtes sans doute au plus haut niveau
des acteurs. Ce qui me fait comprendre la portée de ce slogan. De telles
inscriptions feront merveille au Sahel. Ce qui compte n’est pas la survie mais
la vie. Dans toute l’Afrique, les enfants n’ont-ils pas plus besoin de consoles
à jeux que d’eau et de pain ? Grâce à cette lucidité, notre monde libre et
démocratique a pu vaincre le fléau communiste ! »
La mélodie d’un luth arrête le prince d’Arabie : la voix de Shéhérazade se
répand parmi les parfums qu’exhalent des jardins donnant sur l’océan. « Les
Mille et Une Nuits sont, comme tu l’ignores sans doute, ô criminel analphabète
esclave du Moloch, une fable inspirée par les anges qui fit courber la tête au
calife Haroun Al Rachid, face à qui tu n’es qu’un ver de terre. Va-t-en donc
rapporter à tes maîtres les paroles qui suivent. J’appelle communisme l’unité
du genre humain. Celle-ci se fonde sur une contradiction faisant de chaque
homme Ange et Bête. Ainsi l’unité dans son noyau contient-elle une division,
que démultiplie l’infinité des degrés entre ces pôles extrêmes. L’être doué de
parole vit entre idéal et réel. Ces limites sont celles de la divinité et de
l’animalité. L’être doué de parole passe les bornes de la nature et crée la
culture par l’invention de médiations entre vie et mort, jour et nuit, rêve et
réalité. L’univers de l’esprit s’ouvre à lui sur base de la matière, comme le
monde symbolique est fondé sur un ordre biologique. Il navigue entre nostalgie
de l’unité perdue et utopie de l’unité à reconquérir. Son existence
individuelle, familiale, sociale et ethnique a donc pour sens une existence
générique. Là gît l’essence de l’être doué de parole. Que son unité se scinde et
commence l’histoire, celle des luttes entre classes et races, qui s’identifie à
la division entre les pôles extrêmes de l’Ange et de la Bête. Où en
sommes-nous, si depuis les communautés primitives la finalité de cette histoire
est l’universelle communauté des êtres doués de parole ? »
Le cheikh arabe joue avec un derrick miniature en or portant l’emblème de Total.
Haroun Al Rachid s’en empare et choisit cet instant pour parler. « Moi qui fus
remis à ma place dans ses contes, je suis bien placé pour savoir ce que coûtent
aux pouvoirs les fables de Shéhérazade, comme les odes poétiques des aèdes. Leurs
œuvres participent de l’Œil imaginal et tendent à des visions globales. Elles
ont pour horizon le sort commun des hommes, dont le capitalisme scinde l’essence
en inversant le rapport des moyens et des fins. Mais ce système s’accommodait
naguère d’un art et d’une culture. Qu’en est-il quand les puissances
financières détruisent le pouvoir de l’Etat, tout en imposant les manières de
voir et de penser ? N’est-ce pas l’heure des productions culturelles excrémentielles ?
Quel renversement s’est-il opéré, qui procure au corps social une tête bestiale
et condamne à l’abîme toute grâce divine ? Où dès lors est le chef et où
le derrière, dans cet appareil digestif allant cul par-dessus tête ? L’élite
qui avale ne réduit-elle pas en merde l’humanité vidée de substance ? »
N’osant interrompre les propos du calife, le cheikh saoudien jappait tel un chien qui
réclame son os afin de récupérer la bricole en or confisquée. D’un coup de
patte rageur, il venait d’encore ouvrir le bouquin posé sur un divan, déclenchant
à nouveau son facétieux mécanisme. Shéhérazade fronça sur lui des sourcils
grondeurs : « Vous reconnaissez l’expression de votre ami
pétrolier disparu ? L’enquête menée sur l’accident de son jet à Moscou
révèle qu’un bruit ressemblant à un rire monstrueux s’est échappé de
l’appareil, faisant paniquer un ouvrier, dont l’engin fit un écart malencontreux
sur la piste. Peut-être a-t-on eu la mauvaise idée d’ouvrir ce livre au mauvais
moment, en augmentant le volume du son ». Imperturbable, le
calife ignore la parenthèse et poursuit son fier discours. « L’être
doué de parole, en son axe vertical entre Ange et Bête, accède à la Sphère
infinie par l’Œil imaginal qui lui fait créer des médiations entre vie et mort,
jour et nuit, rêve et réalité. Mais il dispose aussi d’un axe horizontal
autorisant à mesurer toute chose par les lois de la valeur. Grâce à cet axe
horizontal se déploient les richesses du marché. De loin plus précieux que
votre gadget en or massif est ainsi l’objet que voici… »
Le calife sort d’une poche de sa djellaba un cylindre en métal d’aspect banal.
« En vertu des pouvoirs de la fiction, nous avons pu nous emparer de ceci,
qui depuis 1899 est l’étalon international de mesure de la masse, le kilogramme.
Ce fétiche autour duquel s’organise le marché mondial, conservé dans un
coffre-fort près de Paris, est l’unité divinisée du poids. Toute balance en
dépend. Qu’il se modifie d’un gramme et s’effondre un système où prévaut l’axe
horizontal de la Valeur sur l’axe vertical de la Parole. Un système ayant placé
la démesure dans ce qui n’avait raison d’être qu’à mesurer la matière, tout en
réduisant à la portion congrue l’infini de l’esprit. Un tel moteur n’a pas de
benzine plus rentable que le travail humain devenu marchandise. Son principe
est l’hermétisme : il sépare l’humanité du réel et de l’idéal, afin de
produire leurs ersatz dont la quête illusoire fait tourner la machine. Ce
système ne fonctionne que par crises, augmentant toujours sa taille jusqu’à
englober la planète. A ce piège l’Être ni l’Etat ne résistent. Plus de sacré ni
de jouissance réelle sous la tyrannie d’un équivalent général abstrait qui divise
les hommes en deux races, winners et losers. Mais ne voit-on pas
ceux-là se réclamer d’Allah, de Dieu, de Yahvé comme leurs élus face aux
damnés ? N’est-ce pas une transcendance divine que revendique le Gangland
formé par une minorité de high value, dans sa guerre contre la majorité des low cost ?
Un cri tombe soudain des nuages, faisant remuer les vagues de l’océan. Les eaux
s’entrouvrent et il en monte une colonne de fumée jusqu’au ciel. Du tourbillon,
s’approchant du palais, surgit un djinn habillé d’un costume traditionnel de
moujik russe, portant un coffre de verre sur la tête. Il pose dans le jardin
son fardeau, d’où sort un type au crâne chauve et à la barbiche noire vêtu
comme il y a cent ans, qui reprend haleine puis tend son bras vers le palais,
lui adressant une harangue véhémente : « Le paradoxe du capitalisme
est que la bourgeoisie légitime la valeur comme sa valeur suprême, contre les
anciens idéaux de la noblesse et du clergé, tout en fondant son système sur le
respect de principes moraux et religieux. Seules une modération dans la soif du
gain et une discipline dans la jouissance autorisaient l’essor d’un système
régulé par l’Etat, grâce à la médiation d’institutions stables favorisant
l’harmonie sociale. Mais ce corset de règles tendait vers une planification de
l’économie, qui répugnait aux requins de la finance. Entre l’Est et l’Ouest, ne
voyait-on pas dans le Tiers-monde fleurir de multiples expériences où l’Etat
jouait un rôle essentiel, dans une perspective de développement à long
terme ? Car le dépassement du capitalisme est un processus révolutionnaire
à long terme, dont les principaux critères sont le renversement du rapport
entre la fin et les moyens, c’est-à-dire entre travail mort et travail vivant, donc
entre valeur d’échange et valeur d’usage. Il est indéniable qu’un tel processus
n’allait pas sans lourdeurs et stupidités bureaucratiques, ainsi que j’ai pu
les fustiger de mon vivant. Mais combien plus inerte est la passivité des foules
interconnectées dans une fébrilité psychotique, réduites à l’état de données pour Big Data de la tour Panoptic ! »
Un prince d’Arabie saoudite aurait-il prêté l’oreille à de telles sornettes ?
Il y avait longtemps qu’il s’était réfugié dans le sommeil. Shéhérazade et le
calife, aidés du djinn, le transportent à l’extérieur pour le poser dans le
mausolée de Lénine. Lequel n’en poursuit pas moins son laïus enflammé. « Pour
libérer l’anarchie naturelle du marché – que Hegel nomme La Bête Sauvage –
s’imposait une stratégie visant à briser la souveraineté de l’Etat, mais aussi
à ruiner toute forme de médiation sociale. Aussi la contre-révolution libérale,
profondément réactionnaire, ne pouvait-elle s’imposer qu’en arborant une façade
progressiste et révolutionnaire. Sa vitrine serait social-démocrate et
libertaire. Le monde entrerait dans une ère caractérisée par la falsification
systématique des représentations, qui assurerait par des moyens techniques le pouvoir mondial de Kapitotal. »
Chacun fait signe à des milliers de kilomètres et d’années de sa propre existence,
même si peu d’êtres entendent ce langage comme le font à cet instant Lénine et
le djinn en costume de moujik. Leur dialogue, prenant à témoin le calife et
Shéhérazade, porte sur le siècle écoulé. « Seul un point de vue n’ayant
pas rompu avec la transcendance, l’idéal et le sacré peut mesurer l’ampleur de
la triple crise esthétique, éthique et politique du monde contemporain »,
dit le djinn. Lénine répond : « Je suis d’accord, et d’ailleurs la
révolution russe fut animée par la foi des Vieux Croyants qui n’avaient pas lu
Marx. Il faut revenir sur la querelle d’ivrognes entre matérialisme et
idéalisme : le communisme en dépend. Ce fut notre plus grave erreur, qui
eut des effets catastrophiques. L’Être et l’Etat, loin d’être contradictoires,
sont combattus ensemble par les gangs n’ayant d’autres lois que celles de la
flibuste et une logique de naufrageurs. Car la contre-révolution libérale
s’appuyait sur la négation de l’idéal sacré. Les propagandes libertaires de la
tour Panoptic vont de pair avec le libertarisme de Kapitotal. Il fallait qu’un
laboratoire expérimental hors de toute institution conteste radicalement toutes
les structures établies, mais en brandissant le drapeau d’une subversion
totale, pour que cette idéologie rapidement infusée dans un corps social amolli
rende légitime un coup de force préparé de longue date contre toutes les lois,
normes et réglementations qui régulaient la société bourgeoise. Dans le même
temps faisait retour la loi judaïque justifiant une tyrannie financière hors de
portée de la critique ». Le djinn approuve, surveillant le cheikh dans
sa caisse de verre : « Le cancer Kapitotal prospère sur un corps
lépreux qu’il gangrène à mesure de ses propres tumeurs. Au miroir Panoptic il
revient de corriger cette image monstrueuse. Métastases financières et nécroses
de la misère se légitiment en nourrissant des proliférations telles que
l’actuel Etat islamique, en regard duquel paraît avantageux l’organisme
difforme obéissant aux lois du Moloch. Qui n’a pas d’autre visage que son cul,
portant les masques de Yahvé, de Dieu ou d’Allah ». A l’observer ce
djinn a la moustache, le sourire et la chevelure d’un ange rouge de Carthage, donc
de la Phénicie d’où venait Europe : Abdelwahab Meddeb. Comme la fille du
roi Phénix enlevée par Zeus, il reliait Orient et Occident. Son œuvre unissait Coran,
philosophie d’Al Andalous et Mille et Une Nuits, pour faire de la
culture musulmane un remède aux pathologies du globe, au lieu qu’elles ne
s’aggravent des maladies de l’Islam. Il en est mort, mais ne le paraît pas dans l’au-delà de l’Atlantide.
Ce n’étaient point là créatures de ce monde ; mais auquel appartenais-je
encore moi-même, si l’univers des mortels tolérait qu’une domination de
la valeur d’usage par la valeur d’échange, eût entraîné l’actuelle tyrannie
planétaire d’une double valeur d’usure ? Ô le sang de combien de
crimes inonde un horizon dont l’Œil imaginal n’aperçoit plus rien qui n’en soit
recouvert comme d’un linceul ! Atlas est couché de tout son long sous la
voûte étoilée. Son cœur bat en la poitrine d’un globe qu’il a laissé choir.
Allons, suppôts du tyran sanguinaire, venez ramasser vos cadavres !
N’est-ce pas BHL qui osa le premier se fendre de condoléances obscènes pour
saluer la mort d’Abdelwahab Meddeb ? Il rencontrait alors à Tunis un gang
de caïds venus de Libye, Jérusalem, Rome et Mekka. Je me suis laissé dériver
vers l’angle austral de la scène, où quelque ville fantôme compte plus de
chiens errants que de passants humains. La soldatesque seule sillonne des rues hantées
par l’épidémie, dans ce laboratoire pour traitements expérimentaux venus
d’outre-Atlantique en mal de cobayes. Valeur d’usure : corps et
âmes usés d’être abusés sans plus aucun usage. Mais aussi, l’esclavage par une
dette qui étrangle les peuples grâce à la complicité de leurs gouvernements. Le
patrimoine mondial s’élève à pas moins de 250.000 milliards $ dont la moitié
possédée par 1% des mortels quand 99% se partagent l’autre moitié. Ceux-ci
endettés par ceux-là, qui leur dictent en outre des politiques d’austérité
budgétaire ! Transactions financières se chiffrant en millions de
milliards ? Impossible de les taxer sous peine de les voir fuir sous
d’autres cieux ! Rires de hyènes dévorant la chair putride. Afrique
soumise au garrot du Moloch, PIB global 0,04% de la richesse mondiale. Pour que
les usuriers du Gangland tiennent à la gorge l’humanité dans une complète
impunité, fallait-il pas que saute un verrou moral, ayant interdit la démesure
dans la cupidité depuis Socrate ? Ce verrou moral ne s’accompagnait-il pas
de tabous qui structuraient la psyché d’une civilisation ? Celle-ci
n’a-t-elle pas élevé ses totems en un essor ascensionnel, ayant chuté vers le
cloaque ? Ce qui fait à Goldman Sachs, par la voix de son agent Jacques
Attali, proclamer que ses maîtres à penser sont Marx et Shakespeare ! Si
le chef de la junte européenne est le gardien des secrets de la finance
luxembourgeoise, et de ses forfaitures fiscales concernant toutes les
multinationales de la planète, et que la Bête usurpe le rang de l’Ange, n’est-ce
pas qu’il fallait supprimer la divinité ? Qui je suis pour parler sur ce
ton ? Rien d’autre qu’un atlante voyant ce qui se joue dans un tourbillon
qui va d’une rive à l’autre de l’Atlantique !
Qu’espèrent de nous les morts ? Qu’exige le rêve de la réalité ? Que veut la nuit
du jour ? Le genre de questions qui tombent dans le vide comme des fusées
mortes. Un brillant jeu d’étoiles relie le double halo lumineux qui s’élève de
part et d’autre de l’océan. L’atlante écoute la nuit couché sur l’horizon, dans
l’espoir d’entendre une voix qui clarifie tout. Mais la voix complique encore le
problème. Elle parle d’un club ayant privatisé l’Atlantique, sur lequel il
faudrait mener l’enquête ainsi qu’un détective public. Se pouvait-il qu’un millénaire
après Haroun Al Rachid – ce calife dont l’univers entier, du Levant au
Couchant, célébrait la noblesse et la magnanimité – les plus obscures forces
criminelles se fussent coalisées pour en produire une immonde parodie sous la
forme de cet Abou Bakr Al Baghdadi, proclamé chef d’un Etat islamique ?
Se pouvait-il que l’Empire actuel fût plus barbare que celui qui voyait l’Emir
des Croyants échanger des ambassades avec Charlemagne ? Le monde gémit
dans l’horreur d’une lune défigurée par cette barbarie depuis près de 50 ans…
Demi-siècle dont partout se récite le mantra secret : Vivre sans temps
morts, jouir sans entraves. Je revois Raoul Vaneigem chez lui vers cette
époque lointaine, disant que la théorie étant écrite, il ne restait plus qu’à
la diffuser parmi les masses. Par plaisanterie, le globe avait été divisé en
trois zones : à lui l’Europe, à René Viénet l’Asie, à Mustapha Khayati
l’Afrique. N’était-ce pas le schéma léniniste, qu’il convenait précisément
d’abolir ? Et si le seul horizon de l’émancipation révolutionnaire était
la jouissance délivrée de toute entrave, en quoi cette horizontalité
différait-elle de celle prônée par les propriétaires de l’humanité, depuis
qu’ils ont eux-mêmes sacrifié discipline et modération comme principes
religieux et moraux sur l’autel d’une cupidité sans limite ? Le poids des
statuts d’hommes libres et d’esclaves, de seigneurs et de gueux, pèse très
lourd sur l’identité des vivants. La plus grande énigme, offerte à qui pense,
est la conjonction de mécanismes apparents et occultes perpétuant le couple de
la servitude et de la domination. Mais presque toutes les tentatives de
résoudre cette énigme assénèrent des conclusions sans même faire halte au seuil
de la question. L’imposture situationniste ne fit pas exception, si sa
proclamation d’une solution finale fut la plus péremptoire et illusoire dans
l’histoire des sectes. Mai 68 inaugurait une ère où chaque émeute urbaine,
illustrée par une dramaturgie de chassés-croisés entre forces de police et
contestataires masqués, dans la fumée des lacrymogènes, obéit à des scénarios
fomentés dans une pénombre qu’il est interdit d’élucider.
« Dansons sur les ruines du vieux monde ! » Ce slogan d’il y a 50 ans ne
cesse de resurgir dans les échauffourées prétendant s’opposer au pouvoir.
Les jeunes manipulés s’aviseront-ils d’apercevoir qu’il n’est plus guère que des
simulacres de souveraineté comme de rébellion ? Le seul enjeu leur paraît
hors de portée, qui est celui de la Parole, absolument contrôlée par la Valeur :
analyse prohibée par leurs chefs, émargeant aux caisses noires des services
d’infiltration. Qu’un manifestant de bonne foi tombe sous une grenade offensive
ne fait qu’ajouter à l’opacité des brouillards toxiques entretenus depuis cette
proclamation liminaire de Guy Debord : « Une seule entreprise nous
paraît digne de considération : c’est la mise au point d’un divertissement
intégral ». On ne saurait mieux résumer le programme de la tour
Panoptic, visant à masquer la schize entre winners et losers, consubstantielle
à Kapitotal. Celui qui aimait se faire appeler le Vieux de la Montagne, en
référence à la secte des Haschichins – ranimée par Al Baghdadi – put jouir post
mortem d’une célébration grandiose à la Bibliothèque nationale de France,
organisée par un supplétif de l’OTAN. C’est ainsi que l’on récompense les
Chevaliers d’une Table Ronde ayant trouvé le Graal dont ils firent un ciboire
de leurs messes noires. Toutes les apories du monde occidental ayant depuis les
Grecs séparé la théorie de la praxis, enfin résolues ! Il suffisait au
prolétariat, guidé par de tels éclaireurs, de liquider ses principaux ennemis –
l’art et le communisme – pour qu’advienne une société sans classes, débarrassée
de ses aliénations millénaires. La révolution universelle et immédiate, placée
sous le signe des Conseils ouvriers, ne manquerait pas de se répandre du cercle
polaire à l’équateur, pourvu que partout s’appliquassent les mots d’ordre d’une
poignée de soiffards incapables de surmonter leurs querelles de chapelle.
Abattre le vieux monde ! N’est-ce pas son âge qui le rend vénérable ?
Je te salue, Vieil Océan disait Isidore Ducasse – dont se réclamaient Debord
et Vaneigem. La négation des médiations (politiques et esthétiques) est le
fondement même de l’immédiateté médiatique, idéologie nécessaire au marché du
désir ayant pour slogan interdit d’interdire. Ce bris des crans d’arrêt
qui régulaient encore le capitalisme, structuré par des principes humanistes et
bridé par des idéalités morales, permit un renversement de la pyramide
symbolique faisant de l’œil divin qui figure sur le billet vert l’anus du
Moloch. Noblesse et clergé retrouvent leur binarité d’ancien régime :
Kapitotal est le mouvement d’autovalorisation du capital devenu
tyrannique ; son hégémonie requiert les maquillages de la tour Panoptic...
« Celle qui ruine les plaisirs » : par cette périphrase est désignée la
mort à la fin de chaque récit des Mille et Une Nuits. De même, la nuit
dissipe les illusions du jour et la fiction métamorphose les réalités. C’est la
triple relation de ces contraires qui définit l’humanité : leur scission menace
l’hypothèse même de toute société. Fonder celle-ci sur le seul versant de l’hédonisme
bon vivant, du pragmatisme diurne et du réalisme objectif relève d’un truisme
dissimulant sa face mystificatrice et hallucinatoire – hostile aux
Lumières ! Dialectique niée par le projet dit mort à la mort,
supercherie scientiste qui sous-tend le programme de l’homme bionique. Secret au
fond d’un puits scellé par un verrou dont la clé s’est perdue : telle
serait la définition du stratagème par lequel, aucune pensée critique n’étant
supposée plus libératrice que les idéologies servant les intérêts de la
domination, se trouve cadenassée la civilisation. De Kiev à Hong Kong, il n’est
plus de « révolution » qui ne soit fomentée par le Moloch. Que
faire ? C’est un mauvais rêve, je ne peux imaginer rien d’autre pour
expliquer ces visions qui m’envahissent, comme si pareille abomination pouvait
exister. Sans doute un cauchemar, à moins qu’il ne s’agisse des limbes au-delà
de la vie. L’océan pèse de tout son poids sur les épaules de l’atlante. Juste
avant de plonger sa barque de verre dans un tourbillon d’écume, le djinn en
costume de moujik m’avait révélé son passage dans l’Hadès. Il parla de sa
rencontre avec Cerbère, la chienne à trois têtes que seuls vainquirent Héraklès
et Orphée. Les colonnes d’Hercule, rappela-t-il, furent le point zéro des
premiers calculs de latitude et de longitude. A l’Est les terres ultimes
étaient les Indes, à l’Ouest les Isles Bienheureuses où séjournaient les morts
au royaume des ombres. Se pouvait-il qu’il fît avec Shéhérazade et le calife, Lénine
et le cheikh arabe dans sa boîte – le voyage d’Orphée ? Savant, philosophe
et poète accompli : tel était l’idéal humain dans les Mille et Une
Nuits. Ne l’incarnait-il pas, l’antiwahhabite Abdelwahab devenu
djinn ? Jérusalem, Rome et Mekka, disait-il pour nommer le Cerbère à trois
têtes. Si ces épisodes font partie du théâtre de l’Atlantide, est-ce l’île du
Cimarron qu’illuminent les projecteurs ? Sa statue de bronze émerge à
l’angle de la scène, dressée vers les étoiles. Une carte et une boussole, pour
ne plus s’accommoder du chaos ! Voici que j’entends réciter le poème Les
Indes et que je reconnais un autre titan sous les traits d’Edouard
Glissant. La relation – ce qui relie, ce qui relaie, ce qui relate – c’est lui
qui en fit la théorie. Je les vois autour du cercueil posé dans la marmite aux
cadavres, où gît un prince arabe qui murmure.
« Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, le Très-Grand !
Quel est ce pêle-mêle de corps ? Ô Maître de miséricorde, ô Clément !
Comment pareille aventure peut-elle survenir ? Malheur à moi si je suis
arrivé au jour du Jugement ! L’heure est-elle venue d’avouer au
Tout-Puissant mon alliance avec Satan ? Si nous étions voici cent ans des
bédouins pauvres et analphabètes, ne fallait-il pas donner des gages à nos maîtres
pour devenir des bourgeois analphabètes mais riches ? »
Le cheikh saoudien tremble sous l’effigie d’un esclave nègre qui le toise. « Ô
Bilal, premier muezzin du Prophète, prends pitié de ton serviteur et intercède pour
son salut auprès du Seigneur des Mondes ! Je ne suis pas plus mauvais
qu’un autre, mais il fallait obéir. Si nous ne financions pas Al Qaïda, Boko
Haram, le Hamas, tous les groupes armés du Djihad et l’Etat islamique du calife
Al Baghdadi, que serait-il advenu du système démocratique ? Et d’ailleurs,
ceux qui donnent les ordres n’ont-ils pas en vue d’atomiser la Chine et la
Russie, pays mécréants et impies ? Si l’industrie militaire abaissait ses
budgets, où serait encore le progrès ? » Tous les cadavres
africains se lèvent et entonnent une sourde mélopée. « Ne persécutez
pas un simple pécheur, esprits de la Géhenne ! Mais le terrorisme
international était indispensable au nouvel ordre du monde, afin de justifier
la surveillance globale. N’est-ce pas une armée d’anges qui circule sous forme
d’agents incorporels et volatils dans les réseaux numériques, remplaçant le
contrôle physique des anciennes polices ? » Un éclair jaillit du
ciel et embrase le calderon dans une pluie d’étincelles. « J’avoue
qu’un banditisme affairiste s’est emparé du globe, en rendant nécessaire une
manipulation planétaire maquillant de vertus angéliques une tyrannie satanique.
Les noyaux vifs des messages prophétiques juif, chrétien et musulman n’ont plus
droit de cité, remplacés par le judaïsme sioniste, le christianisme
impérialiste et l’islamisme djihadiste. Ceux-ci font stratégie commune, dans la
soumission des corps et des esprits, avec le libéralisme laïciste, simulacre de
la pensée critique, pour imposer le programme de Kapitotal grâce aux
mystifications de la tour Panoptic. Le travestissement de ces traditions
(biblique, évangélique, coranique et philosophique) en leurs caricatures,
moyennant des conflits de façade, assure leur hégémonie totalitaire. Comment la
marketisation du monde aurait-elle pu tolérer une mise en question de ce
processus ouverte sur la Sphère ? Comment le business aurait-il pu, sans
un empire médiatique, empêcher l’expression d’une vision globale par l’Œil imaginal ? »
Vous croyez peut-être que cinquante millions de siècles depuis l’origine ont réduit
le crâne d’Atlas en bouillie ? L’atlante ne doutait pas qu’il fût entré
dans le plus dingue des millénaires, où rien ne tournait rond sinon l’infini
manège des crimes. Il était l’un des piliers d’une pièce qui se jouait depuis
la nuit des temps, mais qui finissait par l’exténuer. Sa nage en eaux troubles venait
de lui faire acquérir l’expérience des sous-marins capables de sortir de nulle
part en face d’une côte hostile. Ses hublots lui offraient une magnifique
échappée sur la statue de la Liberté, dans son décor bien connu. Celle-ci
paraissait lui sourire. Eh bien ! tu l’as fait ton plongeon depuis la
montagne sacrée ? raillait-elle son reflet dans l’océan qui portait
son nom, comme celui d’une alliance militaire au service de laquelle elle
vendait ses charmes devant Manhattan. Les sous-marins, se dit-il, sont en
principe les seuls à pouvoir se rendre dans certains endroits sans se faire détecter.
La guerre électronique leur assigne ce rôle sur le théâtre des opérations.
Voir sans être vu, écouter sans être entendu. Mais la racine du mot détection –
signifiant dévoilement – n’est-elle pas aussi celle du mot détective ?
Et que caches-tu sous ton beau voile, ô putain du monde libre et démocratique ?
Vois-tu les façades où défilent, en lettres lumineuses, les slogans de tes maîtres :
L’intérêt général c’est Kapitotal et le bonheur public c’est la tour Panoptic ?
Atlas longe l’horizon, cherchant quelque issue pour le franchir.
Il se met à crier : « Hou hou, qui a demandé un détective public ? »
Les principaux indices, pour son enquête, sont que les membres du club ayant acquis
l’Atlantique – et rêvant d’annexer l’Atlantide – ont leurs entrées à la Maison
Blanche et à l’Elysée. Mais comment s’y introduire ? Mobilisant ses
ressources, l’atlante sent l’âcre odeur des brouillards de Washington et de
Paris le recouvrir. Le grondement des mêmes bagnoles crée un fond sonore identique
d’une rive à l’autre de la scène du théâtre. Une mer de nuages pestilentiels s’étale
en nappe dont la crasse offusque le repos des morts, sur des îles que berce une
brise écœurante et autour desquelles flottent les immondices. Voilà ce
qu’éclairent les projecteurs. Il y a donc bien un continuum horizontal
entre les deux zones du Grand Marché Transatlantique. Selon cette optique,
l’océan tout entier peut être considéré comme leur propriété privée, nulle
jurisprudence ne prévoyant une exception pour l’Atlantide. Le détective public,
mandaté par celle-ci, poursuit son raisonnement jusqu’à la conclusion logique :
s’il prouve la validité de leur dossier dans la seule horizontalité commerciale,
il vide leur argumentation de substance dans la dimension de l’échange vertical.
Une épaisse couche de brouillard mêlée de fumée continue d’obscurcir le ciel. A
peine scintillent les vagues. Pas un bruit si ce n’est le fond sonore. Mais
Atlas a l’impression que le plateau du théâtre n’est pas vide. Peut-être une
houle inhabituelle. Prêtant l’oreille, il entend les grands platanes
centenaires dans les jardins de l’Elysée chuchoter avec les eucalyptus de la
Maison Blanche. Ils parlent du bon vieux temps, celui de Roosevelt et du
général de Gaulle, quand assassins et truands de haut vol n’étaient pas les
invités d’honneur aux cérémonies officielles. Sonnerie du téléphone. Les
présidents de France et des Etats-Unis se saluent. Après les banalités d’usage,
l’un et l’autre vitupèrent leurs peuples qui ne les comprennent pas. Les
meilleures joies du pouvoir leur sont refusées par la conjoncture. François Hollande
réitère son allégeance aux ordres de Mario Draghi, lequel reçoit les siens de
qui l’on sait, mais il reste un souci de quelques milliards à propos des
navires à livrer, vous savez…Fais gaffe, minable, ça ne paie jamais de laisser
les clients dicter leur loi, surtout ceux-là ! Goldman Sachs ne discute
pas avec les présidents, il leur dit ce qu’il faut faire. Trouve une autre
combine avec la Russie, car les porte-avions vont sauter dans un attentat qui
sera revendiqué par AQMI !
Trois guerres mondiales ont fait depuis cent ans le monde scruté d’Est en Ouest par
Atlas. Derrière la statue de la Liberté, les buildings affichent des écrans
géants sur lesquels tout de blanc vêtue, coiffée d’une chapka d’hermine, Shéhérazade
se lance dans une vocalise dont les mots défilant sur les façades précisent
qu’il s’agit du lamento d’Eurydice aux enfers. Ouvre, chien, ta gueule
aboyante ! clame un récitatif narrant le combat d’Hercule contre le
Cerbère à trois têtes. Comme Carthage et Troie, Moscou devait être détruite,
poursuit la cantatrice rejointe par un djinn en costume de moujik : Carthage
la Grande a mené trois guerres. Elle était encore puissante après la
première ; habitable après la deuxième ; après la troisième, elle
était introuvable autant que Troie la Grande. Sauf dans les mémoires d’Homère,
Virgile et Dante ! Sauf dans les rêves de l’aède et de Shéhérazade !
Sauf dans la vision globale de l’Œil imaginal !
Novembre 2014
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