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Le Tabou du Mana

Quintessence du sens en l'avenir qui est


La Sphère écoule son fluide entre des lèvres sans vie. Du point de vue de l’Atlantide, les mortels de cette époque semblent rongés et rouillés comme un matériau qui serait demeuré trop longtemps sous l’eau, surtout lorsqu’ils occupent des positions éminentes. Leurs winners sont des losers, et la caste ailée qui s’est emparée des richesses a plus la spectralité des noyés que les peuples dépossédés. Shéhérazade est entrée avec la foule dans le Panthéon. Malgré l’Œil imaginal, elle n’aurait pu concevoir cette scène : le tombeau du poète national profané par des hommes de main qui embarquent le cercueil dans une voiture diplomatique. Ni celle du Moloch levant un crâne débordant de la liqueur dont il est insatiable depuis Canaan. L’ambassade à Paris s’était acquittée de toutes les formalités pour faire voyager le trophée dans l’avion présidentiel, afin que pût retentir le Cholom du Moloch entre ses deux fondés de pouvoir. Le jus provenait des pressoirs de Bagdad, Le Caire et Damas. Et pour que la libation fût parfaite, les premiers toasts furent portés à l’arrivage prochain des nectars de Crimée, quand l’Ukraine serait enfin délivrée…

L’antique Tauride n’abritait-elle pas quelque port stratégique en mer Noire ? Pour l’Atlantide, les dirigeants politiques étaient devenus les executive managers d’entreprises à vocation planétaire. Ils ne faisaient plus respecter les lois de leurs nations, mais les normes de multinationales soumises aux impératifs des actionnaires. Plus que jamais s’imposait néanmoins l’exigence de sacrifier aux protocoles et décorums de temps révolus. C’est pourquoi le Moloch faisait au majordome à peau noire de la Maison Blanche entourer d’un éclat vintage la réception du larbin de l’Elysée. Ces apparences demeuraient indispensables. Il en allait de l’usage d’un vocabulaire ayant fait ses preuves – suffrage universel, volonté populaire, démocratie –, qui représentait une arme irremplaçable pour faire basculer des pouvoirs moins sophistiqués. La destruction des Etats archaïques s’obtenait-elle par d’autres méthodes que celles employées pour éliminer les concurrents économiques ?

Ainsi la féroce compétition de leurs firmes respectives en Afrique et ailleurs devait-elle être baptisée « modèle de coopération internationale », comme la guerre pour l’hégémonie « partenariat ». Quelque hilarité qu’il en coûtât à leurs porte-plume comme aux domestiques non moins prostitués de la presse, l’objectif était de « garantir la sécurité et la paix dans le monde et de faire progresser la liberté et les droits de l’homme ».
Ainsi qu’une marée le fluide universel envahit alors l’organisme du Moloch.


Le théâtre de l’Atlantide étend ses décors sur une scène triangulaire. Les projecteurs abandonnent Paris pour éclairer un voyage n’ayant rien de cybernétique. En un clin d’œil Shéhérazade vogue sur sa barque de lumière vers l’autre rive de l’Atlantique, où Goldman Sachs lui tend la coupe du sacrifice, échauffé par une rasade qui va produire ses effets... L’heure est enfin venue des congratulations officielles. On découvre un tableau naïf représentant Thomas Jefferson, francophile se réclamant des Lumières, ambassadeur auprès de la Révolution française. Le fondateur des Etats-Unis guide un peuple métissé dans sa prise de la Bastille. Cette vaste fresque, exécutée par un artiste haïtien, est destinée à l’Elysée. En échange, la Maison Blanche reçoit une sculpture géante en or plaqué massif symbolisant les clés de la même Bastille. « Les Noirs sont inférieurs aux Blancs quant au corps et à l’esprit », s’écrie alors le maître des lieux. Tous les convives se tournent vers Goldman Sachs qui vient de lamper une gorgée du breuvage. Hilare, il affirme que l’on peut vérifier l’exactitude historique des mots de Jefferson. Son commis de couleur blêmit, le mirliflore français rougit. « Comment embastiller l’esprit des foules mieux que par des discours appelant à s’emparer de fictives Bastilles ? » poursuit Goldman Sachs, crâne du voleur de feu levé, sous toutes les caméras de la tour Panoptic. Peut-on censurer un agent si haut placé de Kapitotal, alter ego du Moloch en personne ? Il s’ensuit une longue diatribe où se comprend que les bannières de l’Amérique et de l’Europe flottent sur des barricades en maintes capitales où les intérêts du Moloch suscitent ces troubles factieux. Tel Bloomberg, ancien maire de New York, se voit accréditer par l’ONU pour propager la bonne parole climatique. Tel Kissinger, les mains rouges du sang de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie, se fait consacrer « grand manitou » pour pontifier sur la sécurité de la planète. Et le club des propriétaires de l’humanité n’exprime plus de préoccupations que philanthropiques... La colonisation mondiale, poursuit-il, exige une guerre civile perpétuelle qui exploite les contradictions de chaque Etat, non sans financer les subversions nécessaires au chaos stratégique, ni bombarder l’opinion publique de prêches démocratiques, par les drones de la tour Panoptic…


Shéhérazade se laisse envahir par une douleur exquise. Qui pourrait croire à la réalité de ce voyage photonautique ? À l’aller, le chemin des vagues, au retour celui des nuages. Un coup de vent la ramène au bord de la Seine, Quai des Misérables. Qu’il est drôle de se souvenir d’une scène qui n’a pas eu lieu, de se frotter les oreilles ayant entendu des mots qui n’auraient jamais pu être prononcés ! Mais tout étant devenu invraisemblable, quel autre critère pour valider un témoignage que la véridicité de chaque phrase ? Elle sourit au Moloch à travers l’océan de l’espace et du temps. Selon ce critère, c’est Victor Hugo qui boit son sang dans le crâne de Goldman Sachs ! Quand bien même celui-ci se croit le maître des industries chargées d’alimenter tous les cerveaux…

Certes, le recours à l’esprit des Lumières est nécessaire au Moloch pour accréditer l’unique vision permise, grâce au simulacre de regard critique dont serait porteur son personnel idéologique. Dans le rituel d’un monde fondé sur l’artifice et le trompe-l’œil, l’illusion suprême réside en l’apparence d’une zone franche où se dirait la vérité. C’est à quoi sert la référence aux héros d’autres temps obscurs, ayant détruit les mystifications d’autres sommets pyramidaux. L’anniversaire d’un Diderot, grand absent du Panthéon ? Jacques Attali fera l’affaire ! Ces intellectuels stipendiés qui affirment que l’alternative n’est plus Marx ou Adam Smith, mais Keynes contre Milton Friedman, alors qu’aucun des trois premiers n’a plus droit de cité face au pouvoir du Moloch...

Clichés, poncifs, images figées, lieux communs, tics de langage, idées reçues de bas étage occupent le sommet des podiums par une vulgaire inversion des codes admis dans l’ordre conventionnel antérieur, à ceci près que celui-ci se fondait sur une culture ayant traversé les siècles. Au lieu de quoi le néant seul guide un vacarme bavard cool et sympa, dont les vapeurs saturent le cerveau global de miasmes toxiques plus efficaces que tous les slogans rêvés par Goebbels. Bien sûr, l’actuelle Kommandantur impose à sa Propaganda Staffel un Berufsverbote sur toute analyse historique, relative par exemple aux peuples slaves. Ainsi nul ne peut-il mettre en doute les imageries travestissant des milices de chemises noires soudoyées en chevaliers de la liberté. Subversion de commande au service de Kapitotal : c’est le cahier de charges des employés de la tour Panoptic. Ces préposés aux infections psychiques ne rêvent-ils pas tous de s’abreuver à la coupe du Moloch ?


Populations occidentales,
écoutez une conteuse orientale :

« La livre de chair que j’exige m’appartient et je la veux.   J’attends que vous me rendiez justice ! »

Shakespeare, Le marchand de Venise.


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