(Message aux galaxies pour la compréhension d’une planète spasmodique)
As Salamou Alaykoum Wa Rahmatou Allahi Wa Barakatouhou !
Voilà pour les salamalecs. Tu te souviens de moi ?
Moutanabbya al Ghadeba, ta prophétesse en colère. L’une des millions d’enfants
de Mohammed l’Immigri. Pendant que la ville des villes aspirée par un ouragan
se transforme en Atlantide sur l’autre rive de l’océan, ma djellaba de soie
rouge tournoie comme une flamme sur la place Jamaâ al Fna. Ne pourrais-je
illustrer chacun des magazines au kiosque explosant de mille convulsions ?
Mais toutes les idoles de papier n’ont pas un diplôme en philologie classique acquis à l’université de Louvain…
L’heure est venue de parler, dans
ce désert du cosmos où s’égare votre globe. Il était donc une fois cette petite
fille berbère qui aimait descendre depuis son douar vers une station de montagne
où montaient les roumis friands d’excursions exotiques. Elle se déguisait en
conteuse publique et leur inventait plein d’histoires de sorcières et de
djinns. Un jour, vint à l’auberge du village un groupe d’hommes en habits
noirs. Ils semblaient être des imams de la religion catholique, des oulémas
dans une grande école de Belgique. Comment t’appelles-tu et quel âge as-tu ?
demanda l’un d’eux à la petite. Je suis Shéhérazade et j’ai dix ans, lui
répondit-elle. L’homme en noir soupira. Dans dix ans, que seras-tu mon
enfant ? Dans dix ans, je serai Shéhérazade à vingt ans, fut sa trouvaille.
L’homme en noir se mit en colère. Si tu étais chez nous, tu apprendrais bientôt
le grec et le latin, et dans dix ans tu serais une étudiante pleine d’avenir…
La petite conteuse le regarda, stupéfaite. Elle se mit à réfléchir. Puis elle
ôta son déguisement et s’enfuit retrouver son bled. Les années passèrent emportant
son père, comme presque tous les hommes à bonnes dents et muscles sains du pays,
pour aller creuser dans le noir aux royaumes du froid. La petite fit les
kilomètres à pied qu’il fallait pour aller à l’école. A dix-huit ans, elle
persuada sa mère et les vieux de sacrifier un bouc pour lui payer le voyage. Tout
ce temps l’homme en noir put croire qu’il avait sauvé une âme. Qu’est-ce que ça
voulait dire ? C’est la question que pose ton vieux père à ses deux
compagnons morts comme lui voici trente ans. L’un est un penseur juif, l’autre
un illustre conteur de fables français, dont on commémore en décembre la
disparition sans rappeler qu’il mit dans sa langue, il y a juste cinquante ans, l’histoire de Mejnoûn et Leïla.
(Le titre de cette pièce – Allèloukhia : toute relation à l’Autre – se veut à lui seul fil d’Ariane, plan d’issue
aux dédales d’une caverne où gît, tournée vers les simulacres qui en tapissent
le fond et dos à la lumière idéale, une espèce en principe douée de parole. Que
l’on conjoigne la voyance mythique et l’analyse rationnelle pour poser
diagnostic et formuler pronostic vers un au-delà de situation critique exige
convulsivité mentale supérieure et science d’avenir. L’essence de ce qui
définit le genre humain n’est-elle pas menacée par la présente anthropotomie :
scission binaire entre maîtres et esclaves ? « Ecoutez la voix des
morts ! », nous adjurent ici trois âmes depuis l’autre monde, non
sans éveiller quelque écho chez une amoureuse maghrébine des vieilles racines européennes.)
Dans un procès de permanente métamorphose des
apparences vers le simulacre d’une idéalité toujours plus contraire à la
réalité, ces jours de liesse présentent un caractère historique. Il me fallait
te le signifier d’une manière qui fasse date, à l’heure où l’Afrique entière
explose d’une hilarité convulsive déclenchée par la plus comique des farces
ayant jamais illustré l’humour machiavélique : le prix Nobel de la paix
décerné, pour ses féroces guerres intérieures et extérieures, à la junte
européenne ! Ce point culminant du show mystificateur, unanimement
applaudi par dupes et illusionnistes, ne peut recevoir une réponse que
théâtrale... Pour la première fois je me délivrerai d’une matière silencieuse
qui est en moi, plus vaste que les mots. Beaucoup d’espace vide sera nécessaire
pour t’offrir les signes contenus dans cette matière. Une scène immense, aux
dimensions de l’océan. Comme tout vit et pense à l’envers dans la société des
hommes, c’est du fond des eaux que naîtront les formes de mon spectacle. Une
île en sera le haut du chapiteau. Car un sacré secret gît dans ses profondeurs !
Ma toute petite, je te parle en
sachant que tu ne m’entendras pas, dans cet entremonde où tu voyages avant de
rejoindre l’océan sans rivages de la Présence, dont nul n’a mieux parlé qu’Ibn ‘Arabî – le Cheikh Al Akbar.
Moi-même, je ne perçois qu’un écho confus de ta voix qui s’adresse à des somnambules au-dessus de l’abîme. Difficile
de savoir si pour eux le plus redoutable est de marcher à la surface en
aveugles ou de tomber dans l’abîme en état d’éveil. Difficile de savoir si le
mal consiste à chuter ou à rester à la surface. Tant abyssale est l’essence de la parole...
« J’ai bu l’héritage de la perfection lactée. »
Ces mots du Cheikh El Akbar, écrits voici près d’un
millénaire, m’envahissent de la sensation de lui avoir donné le sein – comme
jadis à toi. Comme, de la sirène du fleuve Congo, tu t’enorgueillis d’avoir bu le lait d’ancêtres inconnus.
L’œil imaginal pénètre ce qui fut comme ce qui sera. Révélation prophétique et réflexion philosophique, science et religion, foi et raison
s’unissent en l’älam al khayal. Quelle autre faculté que celle de
l’œil imaginal permet-elle d’embrasser les espaces et les temps d’Athènes et de Jérusalem dans la matrice d’un livre ?
Telle est peut-être l’interprétation qu’un ange Gabriel ou quelque nouvel Hegel aurait pu faire en percevant un long cri
lancinant sur la place Jamaâ al Fna. Tel serait ton destin d’avoir à l’écrire, pour
cause d’appartenir à la race maudite ! Ton âme ne jouit-elle pas
de la transparence et les images du monde ne se gravent-elles pas en elle indépendamment des époques et des lieux ?
Mohammed l’Immigri se souvient de
l’homme à qui tu t’adresses. Naguère tu m’en avais parlé, lorsque je conduisais
le tram 44 à travers la forêt de Soignes, entre square Montgomery et terminus
de Tervueren. Il s’en rappellerait dans son livre sur le Congo, faisant
franchir à mon tramway les sortilèges de la brousse africaine, lui qui a depuis toujours fixé son ancre dans les nuages d’où je te parle...
Ou plutôt, d’où nous te parlons, puisque nous sommes trois, que les pérégrinations de l’existence firent naître
et mourir aux mêmes dates, et dont cette concordance des temps favorisa la
communion des âmes : un juif, le muslim que je suis et un drôle de roumi.
Celui-ci se trouve avoir quelque chose à nous dire de ton interlocuteur.
L’année précédant notre mort à tous les trois voici trente ans, ne lui avait-il
pas ouvert sa porte à Paris ? D’ici, nous pouvons voir combien celui qui
ferait preuve d’un véritable « ikhlass » envers Allah
(cette fidélité donnant son titre à l’antépénultième sourate du Coran), serait
mis à mort par les fanatiques de La Mecque aussi bien que par ceux de Rome et de Jérusalem.
Dès l’annonce de cette bouffonnerie démente attribuant
le prix Machiavel à Rome et Jérusalem, je me suis mise à crier « Al-lèl-ou-khi-a ».
Le hurlement d’une folle qui traversait l’espace en titubant vers la mosquée
créait autour d’elle un cercle de protection sacrée, tout aussi peu
franchissable par les touristes roumis qu’un instant – une éternité – plus
tard, l’espace et le temps de son chant pour psalmodier le même hymne durant son envol depuis le sommet du minaret.
J’avais pressenti que tu capterais ce chant, ce cri. Ce double défi. N’était-ce pas une même incantation qui avait guidé le regard de
ton aède grec aussi bien que la voix d’une roucouleuse portugaise dont tu fis la sirène du fleuve Congo ?
Je vis à cet instant précis mes ancestrales racines berbères et arabes, juives et grecques, persanes et phéniciennes, s’enrouler
autour de la Koutoubia comme autant de bougainvilliers dont les fleurs
multicolores se déployèrent au souffle de l’Atlas pour tisser dans l’air un
immense tapis qui emporta vers l’océan mon corps subtil, tandis que sous ton
regard mes os se brisaient au pied de la mosquée sur les pavés de la place Jamaâ al Fna.
Parle, mon ange, puisque raconter
permet de faire l’économie des larmes… Ne t’es-tu pas demandé, dans ce monde
intermédiaire, quelles puissances invisibles avaient offert un tapis de fleurs
à ton envol ? Il te faudra bientôt découvrir combien notre langue est un
abîme au fond de quoi s’ouvre le ciel d’un autre univers. Car d’origine
spectrale est tout langage. Une revenance de la mort engendra la parole, dont
fantômes furent les premières figures. L’esprit naît donc hanté par les
esprits. Ce pourquoi le premier mot prononcé par les hommes fut « Allah ». Longue
vocalise du primate qui s’érigea sur les pattes arrière afin de prolonger son
regard au-dessus des herbes de la savane à destination d’un alter ego ; cri
modulé par l’outil de la langue sur le palais, puis poursuivi par le son de la
plus claire voyelle dont dispose l’humaine voix. Le sens et le son d’emblée s’y
confondent, permettant à cette créature de la nature qu’est le singe de
franchir l’abîme entre la bête et la divinité qu’il s’invente ; sans
savoir encore, mais pressentant par l’œil imaginal, qu’est en jeu dans ce premier vocable une totalité de l’univers.
Témoigne donc de ce que tu vois et entends, assis à
cette terrasse, en faisant usage de ce qui fut pressenti par les mystiques
auxquels je t’avais initié voici quarante ans, dans ma petite chambre de
la Hooverplein à Louvain… Veux-tu un signe de plus ? Alors, vois cette
coalition de nuages rouges et reçois cette pluie de sang dont les gouttes
explosent comme des grenades pour noyer ta page de leur jus vermeil. T’en
faut-il d’autres ? Mon corps subtil traverse l’océan vers une île dont je
ferai la scène du spectacle, en même temps que mon esprit continue de survoler
la médina des Sept Hommes Saints – comme il est coutume de nommer Marrakech – non
sans qu’une autre part de mon être encore se mêle aux dresseurs de singes,
musiciens gnaouas, charmeurs de serpents, dans cet entremonde auquel on accède après la vie selon le grand Ibn ‘Arabî.
Voici quelque cinquante
millénaires, un groupe de tribus descend le long du fleuve depuis les monts
donnant source au Nil, pour aboutir à la Méditerranée ; d’autres, vers
l’Ouest, suivent un autre cours – le Congo – jusqu’à son embouchure
atlantique ; un troisième groupe, à l’Est, rencontre une mer qui désormais
s’appellera « Rouge » du sang qu’elle ne cessera d’avaler. C’est
jusqu’à nos jours, et depuis les premiers âges, « Bab El Mandeb »,
ou Porte des Lamentations, qu’on nomme ce détroit constituant le premier
grand examen de passage pour l’humanité. Bras de mer infranchissable à moins de
fabuleux exploits nautiques, il offre à ceux qui réussissent la traversée
l’occasion d’une nouvelle naissance. Ainsi l’Aden de l’autre rive sera-t-il
enregistré symboliquement dans la mémoire comme jardin des origines où naquit
le premier homme. Il s’en fallut alors d’une remontée de la péninsule arabique
vers la Mésopotamie, pour que s’y écrivent les premiers mythes...
(La Bible fait état, chez un peuple, de l’alliance
passée entre ses ancêtres et quelque divinité l’ayant favorisé dans ses
tribulations coloniales particulièrement meurtrières. A lire le Livre de Josué,
c’est au massacre de tous les habitants de Canaan que cette idole convia les
douze tribus d’Israël. Nulle part la voix qui s’adresse à Moïse, après avoir
inspiré Abraham, n’est attestée comme celle d’un dieu unique : c’est
l’idole d’un peuple qui lui sera fidèle à condition que celui-ci l’honore avec
dévotion. Nulle part non plus n’est attesté quelque lien que ce soit de cette
idole avec l’ensemble de l’humanité – si l’on admet que l’emprunt fait aux
mythes sumériens relatant la création du monde est postérieur au récit de la
conquête coloniale, pour conférer à celle-ci légitimité universelle. Bien au
contraire, ces tribus ont l’exclusivité de ce dieu qui se place à leur tête
contre l’ennemi, raison pour laquelle il est nommé dans la Bible Yahvé des
armées. Cette vénération d’une divinité nationale, si elle avait vocation
de s’imposer aux concurrents d’Assyrie, de Babylone et de la Perse, ne pouvait
affronter le polythéisme romain qu’en s’y fracassant. Devenu religion d’Empire,
le christianisme l’assumerait à nouveau, dans l’opaque mystère d’une trinité
réunissant l’idole des patriarches, le dieu fait homme et l’Esprit venu des
Grecs. En sorte que l’islam peut être considéré comme le premier monothéisme revendiqué
sans aucune ambiguïté dès la révélation de son prophète, en cette péninsule
arabique à la pointe méridionale de laquelle des hommes avaient quitté
l’Afrique pour fonder Aden. Quant à la première portée universelle d’une règle
éthique, elle doit être portée au crédit de Yeshua dans l’évangile de Jean (13,
34) : « Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer
les uns les autres (allhlous dans le texte original). Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns
les autres ».
Cette racine grecque ayant sens d’altérité n’est pas sans résonance avec celle
d’Allah, par quoi les premiers hommes se signifient tels dans la relation à
l’Autre. Sur la croix, le mot araméen qu’emploie Jésus pour s’adresser à la
Présence est « allohou ». Vocable primordial d’où le grec
forge la notion d’allhloucia, pour théoriser une relation avec l’altérité ...
« J’ai compris que les lois révélées à Moïse par Dieu n’étaient rien que la législation propre à l’Etat des Hébreux ;
en d’autres termes, aucun autre peuple n’est obligé de les accepter et les
Hébreux eux-mêmes n’y ont été soumis que durant la durée de leur Etat », écrit Spinoza dans la préface de son Tractatus
theologico-politicus. Raison pour laquelle il sera excommunié par la
synagogue d’Amsterdam. Le premier grand penseur de la modernité européenne est
toujours formellement exclu de la communauté juive par le rabbinat de Jérusalem.)
Je me recouvre de voiles et je suis Zubayda, la
favorite berbère du calife de Bagdad Haroun al Rachid, lui conseillant
d’envoyer quelque ambassade à l’empereur des Roumis Charlemagne ; et je
suis aussi Shéhérazade, par qui chez vous sera transmis le miracle de la fable
romanesque. Verras-tu malice à ce que je sois en outre Mamiwata, la sirène de ton fleuve Congo ?
Permets donc d’emprunter mille âmes à cette fille du Maghreb, qui dans la vieille cité de Louvain fut autrefois ta seule amarre...
Abraham naît à Ur en Chaldée. Son
geste sacrificiel y substitue au sang de l’homme celui de l’animal. Il a son
écho symbolique dans celui de Dionysos, qui suspend lui aussi le meurtre humain
rituel par la mise à mort d’un bouc dont le chant – tragwdos – invente le théâtre...
Ta prophétesse en colère de naguère fend l’air comme
une comète ou un oiseau, surprise de se sentir aussi légère, lévitant au-dessus
de coupoles et de minarets, comme de sépultures ornées des versets du Coran. Je
suis seule, personne d’autre que ton souvenir pour m’accompagner dans mon envol
et franchir les étapes successives de la mort évoquées par les philosophes
andalous. Je plane dans le ciel serein, bercée par un vent qui avive la braise
des étoiles en ton crâne bouillant de colère face aux hécatombes guerrières,
dans la platitude générale d’une époque aussi dépourvue de substance que remplie d’un vide bavard.
Les civilisations naquirent de la
miséricorde, qui dans l’espace entre les fleuves continuent d’invoquer la
divinité sous les noms d’El ou d’Allah. « Allohou » sera proféré sur
la croix par le bouc émissaire d’un nouveau théâtre millénaire, tandis que la
racine « allo » (celle qui, chez les peuples hellènes, désigne l’altérité)
nourrira d’abondants fruits dont maintes réminiscences courent encore par les
« hello »,
« allô » ou « hola » (voire « oh la
la ») des idiomes universels. Sans oublier l’« alter »
latin ni d’autres « alien ». Ce sur quoi sont tombés
d’accord dans le Plérôme suprême, le fils de la Bible Gershom Scholem et l’héritier
des Evangiles chrétiens Louis Aragon – guides inspirés de ton vieux père, Mohammed l’Immigri.
Tout cette scène que je te vois écrire aux aurores de ce
samedi 13 octobre 2012, dans ton gourbi d’Aourir, alors même que s’est ouvert
au Congo le Sommet de la Francophonie, ta sirène du fleuve Mamiwata
toujours étranglée par la conjuration des reptiles auxquels tu adressais hier un
prélude à son septième chant ; toute cette scène, je ne l’inspire à ton
Autre, au crépuscule d’une terrasse de la place Jamaâ al Fna, que pour aviver
ton œil imaginal afin de commuer ta peine en écriture sur une plus vaste scène que celle de leur apsychique marigot.
Ibn ‘Arabî voit l’arbre cosmique
symboliquement sphérique. Ainsi peut s’appréhender l’essence de la totalité du
monde. L’arbitraire séparation dans l’homme de l’esprit et de la matière, nécessaire
à la division des classes entre maîtres et esclaves, donc à la rupture entre
l’universel et le singulier, s’accompagne d’une paradoxale croyance en l’unité
de l’ego. Or, toute culture
naît du malaise éprouvé par l’homme à se découvrir double. Portant de l’autre
en soi. Comme ce fut toujours le cas de ton ami d’autrefois, ce pourquoi sont ses
romans des miroirs sphériques. On le voit, dans son gourbi d’une bourgade où
l’Atlas épouse l’Atlantique, se confier à ta vision de l’Atlantide. La science
qu’il découvre est cachée à la plupart des mortels en raison des gouffres
qu’elle surplombe, où les chutes sont à craindre. La moindre des hostilités à
vaincre ne sera pas l’inertie même propre à l’ego des carrières dans la littérature...
Le Juif et le Roumi qui sont à mes côtés le savent autant que Mohammed
l’Immigri. Ces 26 septembre, 26 octobre et 26 novembre seront donc un même jour
pour nous trois. Nous fêterons à la fois le Yom Kippour 5773 et l’Aïd al Adha
1433, mais aussi l’anniversaire d’un sacrifice que devrait retenir la mémoire
des humains dans le calendrier de l’ère chrétienne. C’est – il y a certes un
siècle – ce 26 novembre d’aujourd’hui que se donnèrent la mort à Paris Paul et
Laura Lafargue (fille de Karl Marx), ainsi que l’évoque notre compagnon
d’éternité Louis Aragon dans Les Cloches de Bâle, roman que l’on voit sur la table
de ton ancien amant. Que les contemporains ne prêtent-ils attention aux
messages contenus dans ce livre !, souffle son auteur depuis le plérôme
suprême au lecteur. N’y énonce-t-il pas, point pour point, les conditions d’une
crise insoluble du système capitaliste – où les colonies du Maghreb jouent un
rôle crucial – entraînant, à partir du « coup d’Agadir » fomenté par
Berlin, le jeu de dominos diplomatique lié aux complots de l’ombre économiques
– analogues aux manœuvres militaires d’aujourd’hui – qui plongeront l’Europe
dans la première guerre mondiale… Combien, depuis 100 ans, d’hécatombes
sacrificielles au nom d’Abraham ! Combien d’invocations à Moïse, à Jésus
et à Mahomet pour que cette même Europe soit honorée par Machiavel. Au reste,
le marché des explosifs n’est-il pas l’un des plus juteux d’une société fondée
sur le moteur à explosion ? Poudre, essence, gaz, matières détonantes en
tout genre sont les aubaines d’un monde où les plus prestigieuses récompenses
ont pour patron l’inventeur éclairé de la dynamite. Il suffit d’une flamme à la
mèche pour que des foules entières, comprimées par la misère, produisent un boom
salutaire aux chiffres d’affaires. N’importe quel faux prophète fournira
l’étincelle. C’est du moins la vision globale qui s’impose à contempler l’arbre
sphérique, dont offre théorème aux humains ton Théâtre de l’Atlantide...
Qu’il vienne de l’Est ou de l’Ouest, un voyageur
solitaire, croyant avoir doublé le cap de tous les archipels et arrivant en vue
de cette île sans nom sur aucune carte au cœur de l’Atlantique, penserait sans
doute à quelque aberration dans le tracé de sa route, si ne lui revenaient à la
mémoire des bribes de légendes relatives au continent disparu. Ni les mouettes
qui le suivraient, ni les nuages dont les formes lui seraient familières, ni la
rumeur des flots ne parviendraient à l’assurer qu’il n’est pas le jouet d’un
rêve. Les rochers tombant à pic lui sembleraient irréels, criblés de trous
comme pétrifiés en pleine ébullition suite à une éruption volcanique. Pour peu
qu’il s’abandonne au jeu des signes tracés dans la pierre, conférant aux rocs
des formes nettes, sculptées par les génies du vent – où il reconnaîtrait les
figures de Shakespeare et de Molière, de Tchekhov et de Brecht – son aventure guidée
par ces maîtres le conduirait vers une baie d’eau calme au bord de laquelle il
verrait se dresser le chapiteau de mon théâtre. C’est un itinéraire défiant
toute loi connue des humains qui m’a conduite sur cette scène. Au terme d’un
voyage dans l’incommensurable violence du cosmos parmi les astres morts et les
étoiles en feu, la spirale du vol galactique m’y a fait échouer. Du point de
vue de la révélation, lorsque les âmes s’envolent, elles prennent possession
d’un corps subtil pouvant avoir la fluidité d’un oiseau dont le chant continue
de se faire entendre alors qu’il s’est éclipsé de tout champ visuel. Quand je
parle d’oiseau, c’est façon d’imaginer volatile un état volatil. Au cours de ma
traversée, j’étais éblouie par l’intensité lumineuse d’une sphère
tourbillonnant entre les deux mondes. J’entrais dans un univers où changeaient
continuellement les apparences, à l’instar des imageries fugitives dans la
dimension connue par les vivants. Car tout n’avait pas disparu pour l’œil en
orbite que j’étais entre rêves et nuages. Le Tour-Operator surnaturel qui
organisait ce vol charter pour une seule personne avait eu l’obligeance de
munir mon appareil de puissants projecteurs, à la lumière desquels j’avais
loisir de voir comme en plein jour les spectres de peuples hagards titubant
dans les ténèbres d’une histoire aveugle, éclairée par la seule braise de
terreurs enfouies dans le gouffre de leurs pupilles hallucinées aux leurres des
terres promises, où les vessies sont prises pour des lanternes et les cailloux
du désert offerts au lieu de pains et de fruits. Le feu des bombes à l’uranium
pour toute manne céleste et des torrents d’ordures en guise de ruisseaux où
couleraient le lait et le miel ; comment pourraient parvenir aux enfants
guenilleux de ces millions de va-nu-pieds les mots d’Ibn ‘Arabî :
J’ai bu l’héritage de la perfection lactée ?
Tandis que nous divaguons à travers les immensités célestes, vérifiant la justesse de ce qui est écrit dans le Livre de l’Echelle
du Cheikh Al Akbar, en contemplant les visions d’anges de lumière, pleut sur la terrestre géhenne un déluge de feu dans une effroyable confusion de hurlements, de supplications et de lamentations.
Les neuf cercles de l’enfer engloutissant le globe, serait-il encore, sous la double logique de la guerre et de l’argent, place pour une parole primordiale ?
Sur une telle vision s’ouvre la pièce de théâtre, que
je baptiserai d’un mot grec retenu de mes cours à Louvain. Ce vieux
prof qui parlait très à l’aise, très bien sauf que c’était pour les chaises…
La chanson de Léo Ferré me remonte aux lèvres, qui passait alors sur le juke-box
de l’Œil nu. Ce bar où je t’ai parlé pour la première fois, le soir de
ta confuse et maladroite algarade avec Jacques Lacan. Jour pour jour il y a
quarante ans ! Tu refusais l’interview d’une réalisatrice de la télé,
prétendant apparaître masqué, tes peu structurés propos devant passer en
sous-titre sur un air d’opéra. Je me suis interposée pour dire au micro de la
journaliste que tu étais moins bien placé pour dénoncer tous les grands maîtres
de la parole qu’une fille de Mohammed l’Immigri. Tu te souviens ?
J’en ai profité pour ajouter qu’au sommet de l’Atlas il souffle une eau de glace où
prend feu le soleil. En berbère, on nomme ces choses de mots que nul n’écrit,
qu’il suffit de parler. Pour celle qui descendit vers la ville de Marrakech
puis traversa la mer sur les traces de son père en Belgique, il s’agissait
presque déjà d’une langue morte. C’est l’une des raisons pour lesquelles
j’étudierais à l’université le grec et le latin. Je retiendrais à jamais du
vieux prof le mot grec Allhloucia, dont il nous avait expliqué qu’il était à l’origine du liturgique Alléluia,
par croisement avec l’araméen, dans cet espace phénicien qui vit se rencontrer les cultures helléniques et sémites, Athènes et Jérusalem...
Dans un monde admettant pour seules révélations prophétiques les sondages d’opinion, pour seules réflexions philosophiques les
analyses de marché, pour seules visions poétiques les slogans et spots
publicitaires ; où toute foi s’identifie aux crédos des créances et du
crédit comme toute raison aux algorithmes de la finance ; où science et
religion fusionnent dans le culte magique des chiffres budgétaires, des tarifs
monétaires et des marges bénéficiaires – où serait encore une place pour les
voix primordiales ? S’il fallait crétiniser les populations pour qu’elles
ne s’aperçoivent pas du hold-up subi depuis quarante ans, l’aliénation
généralisée commandait une régression telle des arts et de la littérature qu’il
ne demeure plus de cerveau disponible pour entendre encore le chant d’une sirène !
L’Europe ? Aujourd’hui forteresse aux douves hérissées de piques, dont les murailles sont moins armées contre l’immigrant
venu construire ses tours après la guerre comme le fit mon père, que contre l’altérité même du métèque et du bicot, du bougnoule et du chinetoque.
À l’heure de sa crise où l’on voit ses donjons intellectuels s’abîmer dans un
marécage de médiocrité, c’est la flamme spirituelle animant Nègres, Asiates et
Peaux-Rouges – dont ne se colorera peut-être bientôt plus le drapeau belge – qui fait trembler ses assises putrides.
Qu’en est-il encore de son héritage ? Les ministères culturels ont-ils autre fonction que de veiller sur
un nouvel analphabétisme programmé ? Comment voulais-tu que ne fussent pas
condamnées tes écritures ? La tour Panoptic, pour employer tes mots, place
des ignorants aux postes où se décide le patrimoine littéraire, parce qu’il ne
peut exister d’autre héritage qu’au sens défini par Kapitotal !
Nul être doué de parole n’en
ignore l’usage utilitaire quotidien. Mais que serait une langue si elle n’était
en outre étrangère aux siècles ? Donc, à l’espace profane que définit
toute clôture ne pouvant s’autoriser du sacré, comme le marché. Celui-ci, de ne
se prétendre ouvert que pour avoir enclos le globe, n’a-t-il pas un potentiel
volcanique ? Ici vient d’intervenir Gershom Scholem, et nous l’écoutons.
Ce volcan parle dans la langue des gouffres invisibles, abîme au fond duquel
gisent des siècles de silence. Quand l’explosion se produira, qui en subira les
effets ? Lorsque la vue sera rendue aux aveugles, ne tomberont-ils pas au
fond de la fosse ? Il faut donc leur parler de la catastrophe qui vient, car
ils ne voient pas l’abîme du volcan. C’est ce qui se passe en Palestine, où
court pour les Juifs une menace plus grave que celle des nations arabes, la
profanation de leur langue sacrée dans la prostitution du marché. D’où leur
fuite en avant pour détruire les héritages grecs, persans, phéniciens !
Car l’avènement de Kapitotal et de la tour Panoptic est inséparable du mythe
qui a fondé l’état d’Israël. N’est-ce pas en référence au royaume de David et
de Salomon, comme à la guidance de Moïse et du prophète Josué, que Goldman
Sachs est l’élu régnant sur une Terre Promise vouant à la géhenne une humanité
vouée à l’éternelle damnation ? Que dit d’autre la tour Panoptic, au
service de Kapitotal, que « Rendez à César ce qui est à Dieu, puisqu’il
n’est d’autre dieu que César » ? Nous, penseurs juifs du vingtième
siècle, quand s’est envisagée la question du sionisme, avons vu le danger
mortel que représentait, pour le judaïsme, cette sécularisation dans un Etat
moderne et cette profanation de la langue messianique – non sans recourir au
langage apocalyptique. Pour parler de quoi ? De vengeance, de châtiment,
de dette à payer, de catastrophe… Ce qui est le plus grave, c’est que les
actuels bonimenteurs du judaïsme n’ont plus la liberté de poser la question du
sionisme telle qu’elle nous apparaissait de manière évidente au début du siècle
passé : cette menace ontologique pour un peuple, une langue, une culture
comme les nôtres, de leur inéluctable avilissement dès lors qu’ils s’inscrivent
ainsi dans le champ temporel. En cela, ne sont-ils pas identiques, les sorts de l’Arabie saoudite et d’Israël ?
Qui parle encore ici ? Nous sommes – ne l’oublions pas – dans un récit à plusieurs voix, qui a pour chambre
d’écho celle d’un écrivain belge dans son gourbi d’Aourir.
Depuis l’introuvable Mamiwata,
jusqu’au récent Ajiaco, le cycle romanesque par lui déployé dans un
miroir sphérique met en scène, sous les figures juive et grecque de Jésus
Evangelista et d’Aristos Théokratidès, des personnages en résonance avec ce que
l’on vient d’entendre. Peut-être les messages adressés par trois bienheureux,
comme par une prophétesse en colère, lui parviennent-ils donc réellement…
(Ces confabulations de l’au-delà ne
pourraient tomber moins dans l’oreille d’un sourd. L’auteur des présentes pages
a de longue date commerce avec la voix des morts. Ces derniers mois, lui parvint
celle d’Hector Bianciotti depuis son asile bien avant l’annonce du décès. Combien
de soirées passées, rue Meslay, dans une mise en commun de la mémoire, à
scruter les mystères de passage reflétés par les lueurs du boulevard à la vitre
entre les rideaux, quand le soir tombait sur les photos de ses père et mère, et
de Borgès, aux étagères de la bibliothèque (n’est-ce pas lui qui me dicte ces
mots à l’instant ?), derrière un voile de fumée qu’il tolérait parce
qu’elle provenait de mon cigarillo, dont les volutes nous introduisaient au
sens rarement atteint de la fraternité, par des rêveries menant vers Homère et
Dante grâce à la vodka bien frappée, lesquels nous accueillaient en leur
véritable Septième Ciel pour quelque visite à Sirius (voyage plus rapide que la
lumière, disait-il, car il se fait en un clin d’œil), où le dieu d’Occident se
révélait figure de rhétorique moins décorative que n’importe quelle divinité
d’Orient. Toujours c’était l’enfant de la steppe argentine qui parlait en lui. Cette
voix de l’âme jamais ne l’avait quitté dans ses périlleux vagabondages où il
n’est de retour possible. « Car je n’ai pas d’Ithaque » : tels
sont les derniers mots d’un de ses livres. L’aède en lui, comme en nul autre
que j’aie connu ? La mémoire des pas. La conscience de ses propres traces.
Donc, une connaissance d’avant la ville mêlée à la prescience d’un possible
au-delà. Ce qui le conduisit à m’aider lors des douloureux épisodes ayant
accompagné voici vingt ans le sabotage de la publication de Mamiwata. Si
l’auteur de ces pages, en sa piaule au pied de l’Atlas, ne peut s’empêcher de
fulminer (ce qu’Hector n’aurait pas accepté) contre l’acharnement mis par son
pays à refuser d’entendre les chants d’une sirène du fleuve Congo, peut-être –
sans doute – a-t-il tort. Mais si les Assis (comme disait Rimbaud) des
bureaux ministériels, officines universitaires et comités opaques régissant
l’officialité culturelle peuvent rire à bon droit de l’angoisse d’un écrivain
dont ils ont le pouvoir de jeter l’œuvre à la décharge dans la mesure même où
ce travail menace d’ébranler leurs assises, la question de l’illégitimité
sociale de la littérature, que leur carriérisme entérine, surplombera toujours
plus les faux débats d’un système dont ils sont les agents serviles. J’écris donc
ceci le 13 octobre 2012, non sans voir un signe dans le fait que se tient à
Kinshasa le premier Sommet de la Francophonie jamais accueilli par le pays de
Mamiwata, quand les élections en Belgique demain verront se confirmer
l’affaissement psychique de l’ancienne métropole coloniale, ceci quarante ans
jour pour jour après sa plongée dans le miroir d’un jeune illuminé dont le
verbe approximatif enflamma le discours d’un maître de la parole venu se faire
voir à Louvain par une foule – qui plus cruel qu’Homère à leur égard dans L’Odyssée ?, souriait Hector – de prétendants...
)
Cette année 69 m’ayant vue faire le grand saut, une
rengaine passait sur les ondes qui était – de même qu’une autre de Léo Ferré –
le tube estival d’alors. Avec ma gueule de métèque de juif errant de pâtre
grec et mes cheveux aux quatre vents, psalmodiait Georges Moustaki. La
faveur populaire pour de telles odes fut l’esprit de ce temps-là. Peut-on de
nos jours citer une seule parole de ces ordures industrielles toujours vendues sous le label de la chanson française ?
Il n’y a pas d’amour heureux. Je te vois à présent sur la plage
d’Aourir, fredonnant ce vers d’Aragon sur l’air dont l’enroba Georges Brassens,
levant la tête vers une mouette qui poursuit le poème d’un cri plaintif. Mon
bel amour mon tendre amour ma déchirure. Je suis cette mouette ayant
attendu toute sa vie qu’on lui murmure Je te porte dans moi comme un oiseau blessé.
Le membre de notre triade qui
vient d’être cité demeure, cela va sans dire mais ne peut être traduit dans un
langage accessible aux mortels, en communion d’amour avec celle qui lui inspira
son poème. Ensemble ils écoutent cette histoire parmi les myriades en fleurs où
nous jouissons des rivières et des fruits promis par « Oummou El Kitäbi » – le Livre-Mère.
Sans doute une mouette peut-elle transporter de tels messages. Car ceux qui se
laissent guider par l’énergie spirituelle voient briller des signes lancés par
les Esprits Supérieurs qui résident au Degré de la Proximité de la Station de
la Parole Bouche-à-Bouche. Alors le voile est enlevé, ce qui était caché mis à
découvert. Alors est défait le bandeau, retiré le verrou, ouverte la
serrure ! C’est, du moins, l’opinion d’Ibn ‘Arabî, qui ne devrait pas être
trop étranger à l’inspiration dont se nourrit une prophétesse en colère pour
son Théâtre de l’Atlantide…
La scène du théâtre forme un quadrilatère dont les
côtés relient Bagdad à Bruxelles, Aourir à Kisangani. Je suis Zubayda la
favorite berbère du calife Haroun al Rachid, errant parmi les ruines des
splendeurs abassides évanouies sous les bombes, et je suis Mamiwata la sirène
du fleuve étranglée, mais je demeure à jamais Moutanabbya al Ghadeba, ta prophétesse
en colère. Au cœur de l’Europe on pourrait aussi bien m’appeler – tels sont les
noms qui figurent sur ma carte d’altérité – Rosa, Elsa ou Hannah. Celle-ci
n’avait-elle pas posé une triple question : Que s’est-il passé ?
Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela s’est-il passé ?
Ne définissait-elle pas le mal radical comme un stratagème pour faire coopérer les
individus à leur propre sentence de mort, ultime tour de vice de la domination
totale ? N’assimilait-elle pas ce mal radical à la notion d’Überflussigkeit,
consistant à tenir les humains déracinés, c’est-à-dire ayant perdu leur
appartenance aux origines, pour superflus en tant qu’êtres
humain ? Soit une damnation n’épargnant que la race élue !
L’un des compagnons du prophète
rapporte, en un hadîth peu connu, que si tous les dits de l’envoyé d’Allah se
répartissaient en deux sacs, dont un seul avait été porté à la connaissance du
public, la divulgation du contenu de l’autre conduirait celui qui s’y
risquerait à se faire trancher la gorge. N’est-ce pas, à chaque époque et selon
des modalités variables, un sort possible pour qui s’avère coupable de propos
heurtant le sens commun ? Mais supposons un système où l’opinion serait
contrôlée d’autant plus absolument que ses maîtres jouiraient d’un indiscutable
préjugé, celui d’en être par définition les victimes. Tout questionnement de ce
pouvoir entraînerait les plus sévères condamnations morales et intellectuelles,
puisque présumé lui-même l’effet du plus infâme préjugé. La civilisation
judéo-chrétienne est fondée sur un tel schéma. Tout au long du Moyen-Age,
attenter aux principes de la noblesse et du clergé perpétuait rien moins que
le meurtre du Christ. « Gott mit uns » est la plus
efficace devise du tyran, lequel toujours est héros d’un axe du Bien contre le
Mal. Si le sens de l’Histoire, dans l’optique aujourd’hui dominante, consiste
en l’avènement d’un peuple élu que son Dieu (celui nommé sur le dollar) conduisit
d’un état d’errance nomade vers la Terre promise (Nouveau Monde ou Canaan), n’est-il
pas logique en corollaire que cet avènement signifie, pour mille peuples
damnés, déracinement des terres originaires et malédiction de l’exil ?
Afin que leur sang se change en or pour nourrir le Moloch, murmure à l’instant
l’ami Louis, qui dans l’au-delà relit Marx. Ainsi le programme du capitalisme
est-il inscrit dans la Torah, comme en convient Gershom, celle-ci justifiant
celui-là par décret de l’Eternel… Ainsi se planifie la dévastation de tout
territoire ayant opposé résistance à l’ordre divin, du Nil à l’Euphrate et de
la Perse à la Phénicie. Chine et Russie ne perdant rien pour attendre les
foudres, la théocratie judaïque est bien le paradigme d’une fusion mondiale
entre tour Panoptic et Kapitotal par les sept ciels, sept terres et sept étages de l’enfer...
Je nage à des altitudes abyssales, je vole à des
profondeurs astrales pour délimiter la quadrature du cercle où se déploiera le
spectacle. Mais il s’agit aussi de ne pas perdre de vue le troupeau de
téléphones portables équipés de caméras brandis par les touristes se rassasiant
l’œil de chair et de sang devant la mosquée au pied de laquelle s’est écrasé
mon corps physique, ni la place Jamaâ al Fna. L’étymologie de ce nom n’est-elle
pas « rassemblement des trépassés » ? C’est là que sur mes
débris emportés vers quelque dépotoir toutes sirènes hurlantes, je ferai
concurrence à l’émission Septième Ciel. Selon la vénérable
tradition, je (quelque avatar – comme on dit aujourd’hui – de moi) tracerai
l’halqa, cercle théâtral de vieille culture populaire (concurrencée de nos
jours par les sitcoms des chaînes paraboliques), au centre duquel bardes et
troubadours des temps anciens régalaient leur public de légendes et de fables
dont le prestige, après les croisades, se répandit dans vos royaumes chrétiens.
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