Acéphalopolis
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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid
La déesse grecque de la sagesse, en me prêtant sa forme, a prononcé trois mots
tirés de sa langue : acéphalopolis, pseudocosme et allophobie.
Phobie de l’altérité qu’une société sans tête où tout est faux. La vie réduite
au marché planétaire est négation de la Sphère. Accéder au statut de bourgeois
roulant carrosse : unique finalité. Face à l’obscurantisme religieux comme
à l’absolutisme féodal ne pouvait donner sens à « la gauche » qu’une
conscience allant jusqu’à l’intelligence de la Sphère. Homère, Dante,
Shakespeare Victor Hugo ne disent rien d’autre. Faute de quoi les dogmes et
despotismes de la modernité dicteraient, sous leurs oripeaux progressistes, une
régression fatale à la triple devise : liberté, égalité, fraternité.
Ces notions n’émanaient-elles pas des députés s’étant installés à la gauche du
président de séance, lors de la Constituante en 1789, quand ceux favorables au
roi prenaient place à sa droite ? Elles n’ont aucune signification sans
l’impératif d’un sursaut de pensée pour les définir. Qu’en des mégalopoles
correspondant à 1% de la surface terrestre s’accumulent 99% de la richesse est
leur négation. Que l’ordinateur qui traite les informations de la NSA consomme
autant d’énergie que la ville de Washington insulte l’humanité. Que le pouvoir
exécutif, législatif et judiciaire de la planète appartienne à Kapitotal, quand
la tour Panoptic se charge d’imposer dérégulation, déréglementation,
déstructuration bafoue le cosmos. Que le marché mondial réduise la liberté en
gains de productivité, mesure l’égalité en identiques prescriptions de
rentabilité, donne pour critère de fraternité une course à la
compétitivité : ces crimes exigeaient que le globe fût purgé de ses
prophètes, philosophes et aèdes. Nier la Sphère, occulter le Septième ciel et
leur substituer des ersatz : exigence du Moloch, dont la cupidité
prédatrice transcende les Etats. Mais le Duce aujourd’hui ne tue plus
qu’en camarade. C’est à la social-démocratie qu’il revient de feindre un combat
contre des bandes mercenaires financées par les alliés de l’Arabie saoudite et
du Qatar, sous peine de faire tomber le masque d’Abou Bakr al Baghdadi. La
résurrection califale d’un âge d’or de l’islam cache une visée : Chine et
Russie, pendant que les regards sont dirigés vers le Brésil…
La scène océanique accueille les ténèbres du monde pour faire jaillir un feu niant cette nuit.
Rouges d’aurore les ailes du Phénix illuminent les colonnes d’Hercule et
braquent leurs spots sur l’Atlantide. Alors s’entend le cri du Phénix. Il faut
imaginer le chant du muezzin modulé sur le son d’une cloche d’église avec une
déchirure de violon juif ou tzigane, cri d’agonie joyeuse accompagné d’un
roulement de tam-tam traversé par le saxo de Coltrane que ponctuerait un coup
de tonnerre. Glas sur la pyramide écroulée. Médiocrité, bassesse, absence de
sens et criminelle opacité substituées à l’axe vertical appelant une lumière
spirituelle. Colombes de Jérusalem, oiseaux d’Athéna, Phénix qui avez engendré
révélation prophétique, réflexion philosophique et intuition poétique –
c’est-à-dire l’esthétique, l’éthique, le politique – vous êtes remplacés par le
trading high frequency du shadow banking market. Pour que le
Grand Marché Transatlantique s’accomplît, il fallait que la contre-révolution
néolibérale fût lancée voici trente ans sous bannière situationniste, sans peur
d’insulter Marx et Rimbaud : Transformer le monde ; Changer
la vie. Comment s’étonner si le fascisme ose arborer une légitimité
révolutionnaire contre pareille duperie ? La vraie vie est absente.
Nous ne sommes pas au monde. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham. Arthur
ne se comprend qu’à la lumière de Karl : Prolétaires de tous pays
unissez-vous demeure la plus lucide parole en surplomb de cette Guerre de
Sécession d’un quart de millénaire… Mieux vaut tenter de comprendre pourquoi,
face au bombardement de la social-démocratie libertaire contre liberté,
démocratie et société, la matraque des Le Pen fait figure de moindre mal.
Pourquoi l’électeur traqué comme un rat manifeste une répugnance plus grande
pour les appâts moisis qu’à l’égard des moisissures affichées comme telles.
Feint-on de le plaindre ? C’est en réitérant la sommation de TINA :
pas d’autre issue que la bienveillante souricière de Kapitotal, répète ad
nauseam la tour Panoptic. La scène se déplace vers la Normandie ce 6 juin,
pour permettre à l’Ubu de l’Elysée de célébrer les 100.000 victimes des bombes
alliées, Grande Gidouille de sa tricolore cocarde en sautoir.
Benoîte sérénité de l’Assis qui a le cul pourvu d’un siège capitonné.
Ah ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Mais la cérémonie planétaire sera transcendée par une voix.
Celle du calife de Bagdad Haroun Al Rachid, en la 1002e nuit de Shéhérazade…
Shéhérazade, en voiles noirs de la tête aux pieds, ressemble à l’ange de la mort. Ses yeux
maquillés de khôl scrutent l’image d’elle-même, nue, pour le parfum qui porte
son nom. Surnaturelle, pas vrai ? Les attributs du divin ! Comment
serais-je resurgie après mille ans si je n’étais la Juive errante ? Oui,
parfaitement, la Juive du Caire, de Damas et de Bagdad ! Sur ce trottoir
de la place du Colonel Fabien, devant le siège du Comité central, gît toujours
l’acteur inanimé. Son expérience en Afrique et en Union soviétique, en Amérique
latine et dans le monde islamique, lui a fait composer une œuvre littéraire où
l’on voit Kapitotal priver d’âme l’humanité ; la tour Panoptic
animer l’inanimé. L’homme s’agrippe à son livre au titre caraïbe : AJIACO.
Shéhérazade sait qu’en lui, ça hurle. Ils ont de son aède amputé l’humanité,
qui court comme un coq décapité. Sous mille anesthésies dont les drogues pour
endormir la douleur d’une greffe de prothèse. Leur ultime industrie :
l’âme artificielle. Débats, colloques, meetings se sont multipliés depuis des
lunes sous le dôme du Parti communiste : comment faire front au
Front ? La gauche plurielle est conviée à répondre à cette question,
pourvu qu’elle ne s’en pose nulle autre. Surtout relative à l’âme, croyance
idéaliste et réactionnaire. Cet homme sans valeur demandait la parole pour
exposer une vision globale captée chez Marx et Rimbaud, pionniers dans
l’exploration de la Valeur et de la Parole. Il dit la société bourgeoise
organisée contre tout voyage à la rencontre des esprits. Pas de Commune
possible sans cette aventure. Au lieu de quoi tous les peuples réduits à
l’hallucination collective d’un We are one, hymne fasciste que j’entonne
pour la cérémonie d’ouverture de la Coupe mondiale de football à Sao Paulo. Car
l’Œil de Shéhérazade englobe l’Atlantique à partir de la France, de Washington
et du Brésil. Une broche American Flag en platine sertie de diamants, de
saphirs et de rubis représentant la bannière étoilée sur ma robe glamour, je
brandis l’atlante en or massif soulevant le globe qui est l’enjeu de cette
Coupe, quand dans la fumée des lacrymogènes retentissent les coups de feu du
Parti des Travailleurs contre paysans sans terre gueux des favelas Indiens aux
forêts inondées par les barrages la présidente clamant de la tribune :
« Le Brésil, comme le Christ rédempteur de Rio, vous accueillera tous ».
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