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Acéphalopolis

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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid

Septième ciel est expression banale chez les humains pour figurer un état proche de la divinité. L’au-delà de l’islam se compose de sept cieux. Cette image illustre l’inaccessible étoile d’un idéal arboré par le drapeau d’Israël. À l’autre pôle, dans la nature s’enracine l’anqrwpos tel un médiateur entre esprit et matière, si l’on me pardonne l’usage d’une langue en vigueur chez les philosophes de Bagdad. N’est-il pas temps d’écouter la Sphère quand s’y substituent des bulles d’autisme chimique et numérique, de spéculation financière, de chewing-gum et de limonade au cola ? Montagnes de béton armé, dépotoirs d’immondices déversés sur le feu comme dans les puits sacrés, pour tarir les sources et éteindre les foyers de l’humanité ! L’incommensurable est devenu l’apanage de la Valeur et la Parole est réduite à boue de marécage, poussière prostituée. Seule anime ce monde la plus-value. Mondialisation, globalisation furent toujours mission de l’aède et de l’Œil imaginal. Pour désigner la colonisation planétaire du marché, mieux vaut parler de capitotalisation panoptique, sans autre modèle que le Dieu de la Bible…

Car le drame de l’homme est aussi sa grâce : il n’atteint pas plus l’idéal divin qu’il ne connaît le réel animal, tutoyant ces deux extrêmes. A l’instar des chamanes, aèdes, prophètes et sages, les sorcières et fées, nymphes et pythies pouvaient incarner la traversée des mondes. Il n’en va plus de même lorsque s’érige en idole universelle un dieu tribal. Ses lévites s’instituent mages d’une loi que font régner les soudards. L’homme était conducteur du fluide entre des pôles qui se trouvent cisaillés, l’humanité scindée en deux races dont Abel et Caïn sont les archétypes. L’Eternel bénit son peuple élu qui soumet l’engeance maudite, réduite à l’état de Golem que la cybernétique pourvoira d’une âme sous forme de prothèse. Tout réel s’accomplit en Kapitotal, pas d’autre ciel que les stars de la tour Panoptic. Toute saisie matérielle comme tout lien spirituel sont obnubilés dans un pseudocosme où l’univers déréalisé-désidéalisé se transforme en trompe-l’œil, simulacres et faux-semblants. Chaque mot, chaque image de la tour Panoptic est un leurre n’ayant d’autre fonction que de maquiller son but : l’accumulation de Kapitotal.


« L’aède unit le réel et l’idéal ! » crie l’acteur vers le dôme translucide, où des jeux d’ombres font deviner deux silhouettes sur un monticule. Tout se brouille devant ses yeux. Dans sa tête. Il vient de proférer une phrase dont il serait incapable de préciser le sens, tant elle émane du sommet de la pensée, dans ces profondeurs où l’inspiration vient de plus haut encore. Un personnage est-il responsable de ses répliques ? Tels sont les affres de tout homme en proie à de brutales révélations prophétiques, réflexions philosophiques, fulgurances poétiques…

Aussitôt les projecteurs élargissent le plateau de scène, éclairant ses parties restées dans l’obscurité. Je m’éloigne à grands pas de la place du Colonel Fabien pour me diriger vers le côté du triangle scénique séparant l’Europe de l’Afrique, où se dresse une autre montagne. Une ou deux vaches vont-elles naître à Tamaroute, premier village berbère niché dans l’Atlas depuis l’Atlantique ? Je m’arrête sur le Rocher des Djinns, pointe extrême de l’Atlantide. L’oued est-il à sec après tant de mois sans pluie ? Où en sont le puits, le réservoir d’eau ? Ce pauvre et somptueux bled abritant un Canaan biblique en sa vallée fera partie du théâtre, qui verra Shéhérazade franchir la chaîne du djebbel jusqu’à Marrakech, où son tapis volant surplombera le minaret de la Koutoubia pour apparaître aux touristes massés sur la place Jamaâ al Fna, non loin des palais de BHL et DSK…

La cime de l’Atlas culmine à près de cinq mille mètres. Devant cette vision, l’acteur est sur le point de fixer une pensée dont il pressent qu’elle échappe à sa dramaturge. Il envisage l’édifice des conceptions humaines formé de sept étages, dont le sommet seul put inspirer à son esprit une phrase comme « l’aède unit le réel et l’idéal ». A présent, le voici retombé au rez-de-chaussée, niveau commun de tout un chacun. D’ordinaire nous naviguons entre les degrés primaire et secondaire de l’édifice. Il faut braver des interdits pour gravir les étages autorisant à voir que la marque BHL est un label comme Chanel. Griffes assurant les assises de la circulation marchande, elles occupent la cime d’une pyramide idéelle. Inédit : la fortune matérielle s’identifie au prestige intellectuel, quand jamais dans l’histoire ne s’était accomplie la fusion du temporel et du spirituel. Ô muses, à l’aide ! Pour exprimer qu’un laminage idéologique fut indispensable à l’explosion des différentiels économiques, ai-je besoin de rejoindre un ground zero en Amérique ?


Shéhérazade voit s’approcher la côte américaine depuis les ailes d’un ange qu’elle nomme son nouveau prophète Josué. Ce Jet Phasme – du latin phasma : fantôme, nom d’insectes filiformes imitant la forme d’une brindille –, merveille de la technologie, peut se poser sur la pelouse de la Maison Blanche comme il vient de le prouver sur les places Maïdan et du Colonel Fabien. Cette conversation par-dessus l’océan n’a pour Josué pas plus de réalité que l’Atlantide. A ses yeux je suis une créature fictive et je le lui laisse croire. Ainsi badine-t-il comme avec un être imaginaire. Il faut voir les choses au-dessus de la mêlée, me dit-il, tout en larguant ses bombes selon le dessein du Dieu des Armées. Non sans être capable de poser son jet au milieu d’une bataille sécurisée par l’OTAN. C’est ce qui s’appelle être un écrivain. Ce week-end je suis à Kiev, à Washington et à Paris pour un colloque. De la guerre en littérature. Lisez la page dans le supplément du Monde. Je lui fais remarquer que l’article commence par ce vieux mensonge attribuant à Platon l’exclusion de l’aède de la cité idéale. Pour combattre la canaille, répond-il, notre armée a besoin de crapules, de fripouilles et de scélérats. N’en suis-je pas un bel exemple ? Au-delà de la mer est un pays merveilleux que rejoignent les âmes des morts. Ainsi rêvaient les Indiens qui peuplaient cette rive américaine en se tournant vers l’Atlantide. Leur croyance au mana, terme attesté sur tous les continents, faisait appeler Mana Hata ce qui serait Manhattan. Le futur Big Apple aurait pour prix d’achat 24 dollars. N’était-ce pas trop payer une Terre promise par Yahvé ? Dans toute la conquête coloniale, sourit-il, il est certain que les Indiens furent comme Nègres et Slaves une descendance de Cham. Ce qui compte, c’est l’union de Sem et Japhet… Avec mon Jet Phasme, chantonne-t-il, je suis le Set Japhme, je suis Sem Japhet ! Heureux de sa trouvaille, il enchaîne sur une réflexion sérieuse. Comment réduire la sensation de fracture entre gagnants et perdants, si le logiciel biblique divise winners et losers, élus et damnés ? L’intégration de Kapitotal sème une désintégration sociale et l’intégrisme de la tour Panoptic entraîne un désir d’intégrité. Seule solution comme en 1914 : l’UNION SACREE ! J’applaudis bien fort et je l’enlace amoureusement. UNION SACREE, m’exclamé-je, UNE RION SACE, UNE RACE SION !...


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