Acéphalopolis
4
Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid
Septième ciel est expression banale chez les humains pour figurer un état proche de la divinité.
L’au-delà de l’islam se compose de sept cieux. Cette image illustre
l’inaccessible étoile d’un idéal arboré par le drapeau d’Israël. À l’autre
pôle, dans la nature s’enracine l’anqrwpos tel un médiateur entre esprit et
matière, si l’on me pardonne l’usage d’une langue en vigueur chez les
philosophes de Bagdad. N’est-il pas temps d’écouter la Sphère quand s’y
substituent des bulles d’autisme chimique et numérique, de spéculation financière,
de chewing-gum et de limonade au cola ? Montagnes de béton armé, dépotoirs
d’immondices déversés sur le feu comme dans les puits sacrés, pour tarir les
sources et éteindre les foyers de l’humanité ! L’incommensurable est
devenu l’apanage de la Valeur et la Parole est réduite à boue de marécage,
poussière prostituée. Seule anime ce monde la plus-value. Mondialisation,
globalisation furent toujours mission de l’aède et de l’Œil imaginal. Pour
désigner la colonisation planétaire du marché, mieux vaut parler de
capitotalisation panoptique, sans autre modèle que le Dieu de la Bible…
Car le drame de l’homme est aussi sa grâce : il n’atteint pas plus l’idéal
divin qu’il ne connaît le réel animal, tutoyant ces deux extrêmes. A l’instar
des chamanes, aèdes, prophètes et sages, les sorcières et fées, nymphes et
pythies pouvaient incarner la traversée des mondes. Il n’en va plus de même
lorsque s’érige en idole universelle un dieu tribal. Ses lévites s’instituent
mages d’une loi que font régner les soudards. L’homme était conducteur du
fluide entre des pôles qui se trouvent cisaillés, l’humanité scindée en deux
races dont Abel et Caïn sont les archétypes. L’Eternel bénit son peuple élu qui
soumet l’engeance maudite, réduite à l’état de Golem que la cybernétique
pourvoira d’une âme sous forme de prothèse. Tout réel s’accomplit en Kapitotal,
pas d’autre ciel que les stars de la tour Panoptic. Toute saisie matérielle
comme tout lien spirituel sont obnubilés dans un pseudocosme où l’univers
déréalisé-désidéalisé se transforme en trompe-l’œil, simulacres et
faux-semblants. Chaque mot, chaque image de la tour Panoptic est un leurre
n’ayant d’autre fonction que de maquiller son but : l’accumulation de Kapitotal.
« L’aède unit le réel et l’idéal ! » crie l’acteur vers le dôme
translucide, où des jeux d’ombres font deviner deux silhouettes sur un
monticule. Tout se brouille devant ses yeux. Dans sa tête. Il vient de proférer
une phrase dont il serait incapable de préciser le sens, tant elle émane du
sommet de la pensée, dans ces profondeurs où l’inspiration vient de plus haut
encore. Un personnage est-il responsable de ses répliques ? Tels sont les
affres de tout homme en proie à de brutales révélations prophétiques,
réflexions philosophiques, fulgurances poétiques…
Aussitôt
les projecteurs élargissent le plateau de scène, éclairant ses parties restées
dans l’obscurité. Je m’éloigne à grands pas de la place du Colonel Fabien pour
me diriger vers le côté du triangle scénique séparant l’Europe de l’Afrique, où
se dresse une autre montagne. Une ou deux vaches vont-elles naître à Tamaroute,
premier village berbère niché dans l’Atlas depuis l’Atlantique ? Je
m’arrête sur le Rocher des Djinns, pointe extrême de l’Atlantide. L’oued est-il
à sec après tant de mois sans pluie ? Où en sont le puits, le réservoir
d’eau ? Ce pauvre et somptueux bled abritant un Canaan biblique en sa
vallée fera partie du théâtre, qui verra Shéhérazade franchir la chaîne du
djebbel jusqu’à Marrakech, où son tapis volant surplombera le minaret de la
Koutoubia pour apparaître aux touristes massés sur la place Jamaâ al Fna, non loin des palais de BHL et DSK…
La cime de
l’Atlas culmine à près de cinq mille mètres. Devant cette vision, l’acteur est
sur le point de fixer une pensée dont il pressent qu’elle échappe à sa
dramaturge. Il envisage l’édifice des conceptions humaines formé de sept
étages, dont le sommet seul put inspirer à son esprit une phrase comme « l’aède
unit le réel et l’idéal ». A présent, le voici retombé au
rez-de-chaussée, niveau commun de tout un chacun. D’ordinaire nous naviguons
entre les degrés primaire et secondaire de l’édifice. Il faut braver des
interdits pour gravir les étages autorisant à voir que la marque BHL est un
label comme Chanel. Griffes assurant les assises de la circulation marchande,
elles occupent la cime d’une pyramide idéelle. Inédit : la fortune
matérielle s’identifie au prestige intellectuel, quand jamais dans l’histoire
ne s’était accomplie la fusion du temporel et du spirituel. Ô muses, à
l’aide ! Pour exprimer qu’un laminage idéologique fut indispensable à
l’explosion des différentiels économiques, ai-je besoin de rejoindre un ground zero en Amérique ?
Shéhérazade voit s’approcher la côte américaine depuis les ailes d’un ange qu’elle nomme
son nouveau prophète Josué. Ce Jet Phasme – du latin phasma :
fantôme, nom d’insectes filiformes imitant la forme d’une brindille –,
merveille de la technologie, peut se poser sur la pelouse de la Maison Blanche
comme il vient de le prouver sur les places Maïdan et du Colonel Fabien. Cette
conversation par-dessus l’océan n’a pour Josué pas plus de réalité que
l’Atlantide. A ses yeux je suis une créature fictive et je le lui laisse
croire. Ainsi badine-t-il comme avec un être imaginaire. Il faut voir les
choses au-dessus de la mêlée, me dit-il, tout en larguant ses bombes selon le
dessein du Dieu des Armées. Non sans être capable de poser son jet au milieu
d’une bataille sécurisée par l’OTAN. C’est ce qui s’appelle être un écrivain.
Ce week-end je suis à Kiev, à Washington et à Paris pour un colloque. De la
guerre en littérature. Lisez la page dans le supplément du Monde. Je
lui fais remarquer que l’article commence par ce vieux mensonge attribuant à
Platon l’exclusion de l’aède de la cité idéale. Pour combattre la canaille,
répond-il, notre armée a besoin de crapules, de fripouilles et de scélérats.
N’en suis-je pas un bel exemple ? Au-delà de la mer est un pays
merveilleux que rejoignent les âmes des morts. Ainsi rêvaient les Indiens qui
peuplaient cette rive américaine en se tournant vers l’Atlantide. Leur croyance
au mana, terme attesté sur tous les continents, faisait appeler Mana
Hata ce qui serait Manhattan. Le futur Big Apple aurait pour prix d’achat
24 dollars. N’était-ce pas trop payer une Terre promise par Yahvé ? Dans
toute la conquête coloniale, sourit-il, il est certain que les Indiens furent
comme Nègres et Slaves une descendance de Cham. Ce qui compte, c’est l’union de
Sem et Japhet… Avec mon Jet Phasme, chantonne-t-il, je suis le Set Japhme, je
suis Sem Japhet ! Heureux de sa trouvaille, il enchaîne sur une réflexion
sérieuse. Comment réduire la sensation de fracture entre gagnants et perdants,
si le logiciel biblique divise winners et losers, élus et damnés ?
L’intégration de Kapitotal sème une désintégration sociale et l’intégrisme
de la tour Panoptic entraîne un désir d’intégrité. Seule solution comme en 1914 :
l’UNION SACREE ! J’applaudis bien fort et je l’enlace amoureusement.
UNION SACREE, m’exclamé-je, UNE RION SACE, UNE RACE SION !...
Acéphalopolis est également disponible au format PDF (télécharger 70 pages = 2,2 Mo).
Acrobat Reader est nécessaire pour consulter un document PDF, si besoin, ce logiciel est disponible ici 
|