SPHÉRISME > Allèlukhia > Partie IV

 Allèloukhia


Pourquoi s’étonner si, dans un seul pays, le même nombre de gens que ceux encore massés devant le podium vide, soit environ cinq cents, disposent d’une fortune estimée à quelque deux mille milliards, équivalente au patrimoine de la moitié de l’humanité ?  Tu imagines la place qui contiendrait trois milliards et demi d’êtres humains ?  C’est à eux que s’adresse mon théâtre de l’Atlantide !

Ton île devrait pouvoir les accueillir...

La question que je pose : existe-t-il, du point de vue des propriétaires du monde, quelque chose comme une conception de l’humanité ?  Si, depuis Saint Augustin, le Malin est celui qui fait passer le Mal pour le Bien et le Bien pour le Mal en créant délibérément la confusion dans les esprits, l’anthropotomie qui a eu lieu ne pouvait s’opérer qu’au moyen d’une puissante industrie des effets psychiques recourant à des artefacts humanitaires. C’est ainsi que, désormais, le critère des bonnes relations entre maîtres et esclaves est l’exigence par ceux-là que ceux-ci respectent les droits de l’homme et les libertés démocratiques !  Ainsi se résume le discours du Nouvel Ordre Edénique, aux journaux et magazines du kiosque. Ainsi les prochaines élections, au pays des cinq cents milliardaires, auront-elles pour héroïne celle que Ronald Reagan avait appelée la « Welfare Queen », soit une femme à la peau sombre touchant des allocations, photographiée au volant d’une Cadillac, spoliant la majorité blanche travailleuse et méritante.

Le show est déjà conçu, dont elle sera la star...

C’est une œuvre d’information pure que je produis ici, t’en rends-tu compte ?  Mais la lumière générée par mes photons relève d’autres ondes et d’une autre électricité que celles dont s’alimentent spots et haut-parleurs, téléphones portables et ordinateurs. Comme si Monsieur Cyber était immatériel !

L’homme est un singe à signes...

Ce qu’on nomme « informatique » n’est que la poursuite accélérée de ce qui fut créé au XIXe siècle. Il s’agit d’un accroissement quantitatif démultiplié de flux, mesurable et calculable en masse – donc en énergie – des mêmes codes binaires.

Jamais cette société ne pourrait accomplir une authentique révolution de l’information telle que se la propose mon théâtre, quelque effort que déploient des programmateurs astucieux pour paraître inventer le monde en jeans et baskets au fond d’un garage aussitôt côté en bourse 20 fois le budget du Congo. Pas plus elle n’est capable d’une véritable révolution de la communication, qui devrait aussi bien dépasser le langage binaire intrinsèque à ses machines, que celui de la machine communicationnelle à quoi sont réduits ses agents.

Leur fonction est d’empêcher l’accès aux messages de la Présence...

Seul un tel canevas réactionnaire pouvait permettre à ce directeur marketing de la tour Panoptic au Moyen-Orient, par un tweet appelant à manifester suivi de l’exhibition télévisée de ses larmes sur la place Tahrir, de fabriquer une mise en scène par laquelle ses pleurs introniseraient l’agent de Kapitotal « porte-parole officiel de la révolution », puis « roi de la révolution Facebook », sous les vivats d’une presse internationale qui l’élut à la devanture de ses kiosques personnalité mondiale de l’année. Ne fut-il pas, à ce titre, l’invité d’honneur du FMI ?

Il devait être l’hôte de ton hôte...

Je venais de murmurer ces mots, luttant contre l’assoupissement, quand un râle accompagné d’un frôlement furtif me firent sursauter. Ce n’est pas tous les soirs qu’une femme se retrouve, en tenue d’apparat, couchée sur un tapis de prière derrière le kiosque à journaux de la place Jamaâ al Fna. Le tenancier buvait son thé à deux pas. Me tournant vers la présence qui m’avait troublée, je vis une main d’homme immobile quelques centimètres au-dessus du voile recouvrant à hauteur des jambes ma djellaba. Tant d’aventures ont fait le parcours de ma vie que je m’abstins de crier. Mon regard seul, en général, suspend toute velléité d’agression. Le visage qui me lorgnait dans l’ombre, exprimant une angoisse en comparaison de laquelle je devais paraître hilare, n’était pas celui d’un inconnu. J’ai laissé ses doigts saisir les miens, s’approcher de moi sa bouche, qui m’a soufflé dans l’oreille : « J’ai tout entendu !  ».

Du moins percevait-il une voix de l’au-delà...

Ce qui signifiait qu’il ne pouvait être seul. À ses côtés son compagnon, comme lui agenouillé sur un tapis, me fixait avec l’expression d’un enfant pris en faute quémandant l’indulgence d’un regard pour se repentir. Je lui offris ma plus belle œillade avec le sourire que tu devines. Ce qui suivit peut être considéré comme l’événement le plus imprévisible de mon existence, et mérite à lui seul cette relation que je te prie de consigner pour l’édification des générations futures.

Nous ne l’y invitons pas moins, mon ange...

Ils se mirent lentement à léviter. Sans doute, un jeu de mots serait-il facile pour le second, ce dont je m’abstiendrai. Le Lovelace du Sofitel et le Lawrence de Libye, visages graves et recueillis, s’élevaient donc en douceur au-dessus du sol.

Oh !  ils n’atteignirent pas une altitude fort impressionnante, mais pense donc, les deux hommes dont une foule électrisée depuis des heures attendait la célestielle venue par hélicoptère, voyageaient ici dans les airs à une main de hauteur au-dessus de leurs tapis de prière.

Pouvions-nous leur imposer de plus spectaculaires acrobaties ?

Ce qu’ils prononcèrent en cet état de transe peut être reproduit comme suit :

— La possibilité pour les citoyens d’une mise en question du pouvoir
— Voilà ce que signifiait l’hypothèse démocratique
— Au temps du combat de la bourgeoisie contre l’absolutisme d’Ancien régime
— Or, jamais l’effective critique de la domination ne fut plus impossible
— Depuis que notre classe inventa l’espace public.

A cet instant les deux corps se posèrent, mais ils reprirent aussitôt leur envol :

— Partout ces abominations identitaires, communautaires, sécuritaires
— Dans la mesure où, comme le voyait Marx
— Le capitalisme porte en son programme génétique
— Une destruction des communautés, des identités, des sécurités essentielles
— Il s’agit dès lors, pour la tour Panoptic
— De s’assurer du fait que nulle part cette vérité ne puisse être mise en évidence
— Grâce à la servilité d’un personnel idéologique aux ordres de Kapitotal.

A nouveau la gravitation reprend le dessus ; derechef, ils s’en arrachent :

— Frustrations et rancœurs s’exacerbent, n’ayant aucun lieu pour s’exprimer ?
— Ce sont nos comiques troupiers qui expriment la seule rébellion licite
— Contre le désarroi de Mohammed l’Immigri.

Je n’ai pas rêvé, le nom de mon père venait d’être prononcé !

— La solution pour le contenir est facile : policière et militaire
— Quand nous avons droit aux plus prestigieux honneurs
— Lors de l’officielle cérémonie de remise du prix
— Goldman Sachs, flanqué de son adjoint Mario Draghi
— Tous deux escortés par leurs gardes du corps
— Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt
— Auront l’élégance d’associer au triomphe de l’Europe
— Leurs principaux collaborateurs
— N’oubliant aucun chef de commission, de conseil et de parlement
— Ni de gouvernement
— C’est donc au grand complet que le Vieux continent
— Décrétera l’abolition de ses constitutions nationales
— Selon les vœux formulés par l’école de Francfort

 (Tout le non-dit d’une civilisation se révèle dans ce lapsus faisant surgir de son inconscient le nom de la plus occultée des aventures intellectuelles du siècle vingtième – l’école de Francfort – quand celui qui bouffonne ici voulait parler de l’Institut de la même ville – organe de la Banque centrale. Rien ne pouvait mieux illustrer la régression mentale caractérisant cette ère convulsive que l’actuel prophétat de Goldman Sachs, maître de Mario Draghi, sur la tombe même d’une tradition de pensée critique incarnée par Ernst Bloch, Theodor Adorno, Walter Benjamin – lequel refusa l’invitation de Gershom Scholem à Jérusalem. Pour ce dernier, le sionisme était menacé de corruption par la dégradation d’une langue sacrée qui n’était pas destinée à devenir profane. Le mal, selon lui, résidait en ce que les détenteurs du pouvoir sioniste ne comprenaient pas l’essence de la langue et traitaient ce mystère abyssal comme un problème politique. Mais, rétorque Aragon, de quelle universalité peut se réclamer cet idiome au nom d’une origine divine s’il dénie même sacralité aux autres langues, en particulier la grecque, pour ne rien dire de l’arabe – intervient Mohammed l’Immigri – ni de celle dans laquelle s’exprime l’auteur de ces pages en son gourbi ?  Ces questions posées depuis l’autre monde sollicitent moins la matière grise des mortels qu’une substance de l’esprit développée dans une dimension où le moyen terme entre blanc et noir n’est pas gris mais couleur d’aurore et de crépuscule. Rouges les ailes du Phénix entre blanche colombe de Jérusalem et hibou d’Athéna !  L’œil imaginal qui seul médiatise foi et raison, science et religion, permet de transcender toutes les oppositions binaires intrinsèques à ce monde fondé sur le rapport du maître à l’esclave, des élus aux damnés, du travail mort au travail vivant, de la valeur d’échange à la valeur d’usage, des actionnaires aux prolétaires, d’une majorité mise à l’amende à la minorité touchant les dividendes. Hors l’œil imaginal, cette adolescence de l’humanité qu’est la modernité n’a d’autre pharmacopée pour guérir ses crises pubertaires que pestes et famines, guerres et morts. Ce qui se prépare programme sans doute un milliard de victimes selon la progression géométrique des deux premiers conflits mondiaux. Tel est, en quarante pages, le diagnostic porté sur ces derniers quarante ans, non moins que le pronostic d’une issue possible à condition de saut de l’ange vers l’altérité, de pont sur l’abîme entre les rives, d’audace traversière, d’allhloucia. Telle est la promesse d’un Al Andalous futur enfouie voici un demi siècle par Aragon dans son Fou d’Elsa, même si l’aède y prévient : « Comment veux-tu qu’ils te pardonnent l’excès de ton âme, eux qui vivent selon la règle et l’étalon, à toi dont la langue est d’hyperbole et l’œil d’éblouissement ?  »)

Soleil ! 
Le jour se lève.
La brume se retire.
Pourquoi se cacher sur scène ? 
Je m’y lave à la lumière d’une mer infinie.
Sur la rive orientale me parvient l’haleine de l’Atlas.
Les spectres de la nuit se sont enfuis mais la chanson demeure.
Moi qui n’ai plus de voix ni ne sais chanter : combien d’yeux me voient ?
T’ai-je dit que cette île auréole un cratère formé par la chute, voici quelques milliers de millénaires, d’un astéroïde en fusion, qui transforma son carbone en immense couronne de diamant ?  Des milliards de bagues, bracelets et diadèmes étincellent au soleil, dont la moindre goutte financerait le creusement d’un puits. Que ces mots soient rendus publics, et le gisement découvert suffirait à ruiner le cours du carat sur les marchés d’Anvers, de Johannesburg et de Jérusalem... Sans compter que, presque à fleur d’eau, ce récif sans nom perdu dans l’océan veille les flancs de maintes galiotes farcies à ras bord de pierres précieuses, d’or et de doublons barbotés au cours des siècles par toutes les conquêtes coloniales. Il y aurait là, sur le marché mondial, de quoi racheter un trillion de Wall Street. En attendant je me contente, sur la scène de mon théâtre, d’un rideau rouge élimé. De moins pauvres accessoires viendront plus tard. Quand il sera temps de faire parvenir aux humains les invitations. Juste après le cataclysme nécessaire. Car ils ne peuvent toujours comprendre. Un diamant gros non comme le Ritz, mais comme un djebel de l’Atlas, en plein Atlantique !  Non, il leur faut encore la guerre qui se prépare. L’actuelle question historique ?  Nul ne la pose. Elle ne consisterait pas à se demander si l’empereur de Prusse Guillaume II, voici juste cent ans, quand il envoyait ses navires bombarder la côte marocaine en face de cette île, à hauteur d’Agadir, était un méchant tyran. La question qui se pose : un tel argument devait-il inéluctablement conduire à la première guerre mondiale ?  Aujourd’hui, le crime organisé qui gouverne la planète n’a plus de Clémenceau ni de Poincaré pour parer d’éloquence bravache, avec un idéaliste panache, les complots impérialistes. Il n’a qu’un Joseph Prudhomme armé du pistolet qui tua Jaurès. Et, pour ersatz d’idéologie, l’apatride envers du costume de Maurras... C’est donc toujours l’heure des Cloches de Bâle si, voici juste cent ans – le 23 novembre 1912 – s’ouvre dans cette ville un congrès socialiste où la voix de Jaurès tonne si fort qu’elle signe son arrêt de mort, cependant que les cloches de la cathédrale parlent aux nuages d’un prochain conflit austro-serbe où ne pourra manquer d’intervenir la Russie, comme nous le hurle encore Aragon.

Combien Goldman Sachs – ou ses agences de notation – mise-t-il sur la Syrie ?  Combien sur le Sahel ?  Et la corne de l’Afrique ?  À leur échelle, des budgets qui sont ceux de continents entiers. Sans doute même ont-ils déjà rêvé gober l’Inde, la Chine et la Russie. Après la Perse et la Phénicie, l’Egypte et la Mésopotamie. Mais combien d’existences leur faudra-t-il pour digérer le fantôme de Qadafi  ? J’ai donc embauché hier soir, sur la place Jamaâ al Fna – l’hélicoptère n’est pas venu – les deux repentis du kiosque. Avec leurs tapis de prière. Mais il faut les tenir à l’œil, car à chaque instant se court un risque de rechute, l’un réclamant son jet privé, l’autre assurant qu’il va tout dire, c’est-à-dire qu’il n’a rien à dire. Je les trouve bons acteurs quand ils se plient à la discipline de la mise en scène :

— N’importe qui peut lever une armée n’importe où
— Pour n’importe quelle cause
— À condition de payer un dollar par jour et par figurant.

C’est, très exactement, le tarif – préférentiel – que je leur consens logés nourris.

— C’est ainsi qu’au Mali notre homme fort
— Maintient son peuple dans la famine et les épidémies
— Nous lui fournirons les moyens d’armer quelques milliers de va-nu-pieds
— Pour aller se faire égorger par le djihad islamiste
— Qui grâce à nos amis qataris
— S’en iront ensuite étriper l’homme fort de Syrie

La bouffonnerie ne l’emporte-t-elle pas toujours sur le tragique en ces heures où, comme il y a cent ans, les propriétaires du monde usent des subterfuges les plus fourbes afin de détourner vers la guerre une crise insoluble de leur système ?

— Quelque chose va se produire
— En regard de quoi les camps nazis furent d’aimables sanatoriums
— Et le goulag une joyeuse colonie de vacances
— Par comparaison, Goebbels était un respectable maître d’école
— Et Jdanov un animateur culturel naïf
— J’ai scrupule à l’avouer, mais combien les soviétiques avaient raison
— Quand ils traitaient les idéologues bourgeois d’hyènes dactylographes
— Incroyable, ce seul mot « dactylographe »
— Qui paraissait alors le comble de la modernité
— De nos jours, plus obsolète que l’imprimerie !

Prononçant ces paroles en lévitation légère au-dessus de leurs tapis de prière, ils rayonnaient d’une luminescence diaphane pareille à celle de djinns dans le jardin d’un calife à Bagdad, nés des lèvres parfumées de Shéhérazade.
Rends-toi compte !  Nous venons de vivre le dénouement d’un drame dont je n’ai pas encore levé le rideau ni frappé les trois coups. Tu devras trouver les mots pour expliquer aux vivants, grâce à l’œil imaginal, combien fluctuent l’espace et le temps de l’autre côté du miroir sphérique.

Cheikh Abd el Hak Ibn Haqq al Yaqqîn
Aïd El Kebir 2012.


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