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L’ÎLE J’Y VOLUTE

Notre Opéra de l’Atlantide a pour décor une pyramide renversée dans ses propres ruines, en un bousculement de machines à détruire et à construire ne cessant d’effondrer les murs et de creuser les tombes du passé, l’édifice donnant à tous l’illusion d’obéir à un projet d’avenir. Ce chantier de décombres illustrerait l’ère convulsive née en Mai 68, spectacle sur lequel aucun rideau ne descendrait, si bien que le public n’aurait qu’à traverser le miroir de l’océan pour y trouver un reflet de son monde englouti. Vers le ciel s’exhaleraient sur scène les miasmes de régions souterraines, où semblerait encore brûler un feu central...
Si je n’ai jamais écrit pour le théâtre, tous mes livres du moins furent un travail ayant eu pour but d’éclaircir à mes propres yeux des énigmes  finissant par constituer une mythologie dont j’étais à  la fois le sphinx et l’Œdipe, la victime et le meurtrier. Ou, si tu préfères, l’Olympe et les titans révoltés. C’est-à-dire l’aigle et Prométhée, le monde et Atlas. N’a-t-il pas curieusement pour titre Shrugged Atlas, le roman de cette Américaine d’origine russe Ayn Rand, manifeste libertaire le plus lu après la Bible outre-Atlantique depuis cinquante ans, dont il ne fait aucun doute qu’il inspira quelques pseudologies situationnistes ? Banal est le constat des liens entretenus par l’intelligentsia du monde libéral et démocratique avec la CIA, maîtresse du cerveau global. Hollywood ne pouvait manquer d’offrir à l’Agence le dernier Oscar, aucun des deux films en compétition n’ayant échappé à sa sollicitude...

Plus rare était, il y a trente ans, cette analyse ; impensable en Mai 68, quand l’émeute ayant eu pour objectif stratégique l’élimination d’un De Gaulle, n’avait pas à Paris de plus chaud partisan que l’ambassadeur américain Vernon Walters. Envisager, comme je te le ferais écrire, que les discrètes subventions de l’Agence couraient depuis les années 50 pour encourager l’avant-garde situationniste au cœur du dispositif idéologique occidental dans le contexte brûlant de la Guerre froide, relève d’un tabou qui oblige encore les dévoués prélats de mon culte. Ainsi fonctionne cette chapelle que son clergé multiplie les cérémonies rituelles avec incantations liturgiques et prêches commémoratifs, avant tout soucieux de trahir ma parole que tu rappelles en ces pages : « Hommes de demain, à vous de dire ce que je vois. »
Leur dernière publication à grand tirage, exhibée sur les présentoirs au kiosque de la place Jamaâ al Fna, s’agrémentait d’un tableau de ma vie en six pages où ne manquait aucun détail, si ce n’est que s’en trouvait exclue mon œuvre après la mort d’Elsa. Les mouches roses n’allaient-elles pas jusqu’à suggérer que ma vie sexuelle aurait alors commencé ? Point de mention du Mentir Vrai, non plus que de Théâtre / Roman, lequel offre ma vision de Mai 68. Anachronique, disent-ils au milieu de vapeurs d’encens, serait ce à quoi j’ai cru, moi le scout moscoutaire s’étant laissé harnacher, conduire et mettre à mors dans une servitude volontaire, vu mon esprit totalitaire, accablé par un dédoublement psychotique, mon intelligence étonnant par de fréquentes collusions avec la bêtise, tant il est vrai que sur mes passions amoureuses il eût fallu que j’en fisse moins, n’ayant jamais desserré ce nœud fatal qu’est l’enchevêtrement de l’amour et du politique. Ces avocats d’une cause perdue, se donnant pour apôtres, précisent à propos du communisme : « Par quel bout plaider son dérangeant dossier ? ». Telle est du moins l’honnêteté de ces vieux garçons qu’ils ne travestissent pas le langage de leur temps. C’est, en leur jargon médiatique, un « dossier » que l’histoire épique et tragique vécue par des milliards d’êtres humains ne partageant pas le destin du bourgeois français payé par l’Etat pour feindre de rassembler mon œuvre en quelques tomes dans la Pléiade...

Or il se fait qu’elle vole hors de ses gonds, la porte me séparant des mortels, par le vertige qui me prend dans l’autre monde à entendre hurler sous les tortures de l’enfer la plus grande part des Terriens. La seule voie possible pour un dépassement du capitalisme étant toujours le communisme, il faut nécessairement faire croire que le soviétisme aurait été ce qui arriva de pire à l’humanité. Cette issue du labyrinthe se voit condamnée comme un cul-de-sac bouclé par le triple cadenas libéral, social-démocrate et libertaire. C’est la fusion des idéologies de Mai 68 et de Mai 81 qui assure le triomphe d’un néolibéralisme sans entraves, dont BHL et DSK sont les emblèmes. Il suffit pour s’en aviser de lire ce que je t’ai fait écrire depuis trente ans. Veuille donc noter ce rappel, car si d’être bien vu m’importe peu, je veux être ici l’Ouï. Tant qu’existait l’Union soviétique, prévalut une idée selon laquelle n’était pas marchandise comme les autres l’humaine force de travail. Ses profiteurs – à savoir combien leur capital était constitué de cette matière cristallisée – s’efforçaient d’entretenir avec le prolétariat des rapports humanisant la sous-jacente relation du maître à l’esclave. Depuis, ces apparences ne sont plus de mise à la bourse où se change en travail mort le travail vivant. Ce dont peu se soucient les mouches roses ayant fait terrain de leurs jeux mon cadavre pour s’en disputer les orbites et la bouche, non sans attester par leurs vains bavardages de ma cécité relative à Moscou. Gay ! Gay ! Les mouches qui s’égayent pour me ravir la possibilité de voir et de parler ! Mais lorsqu’en 68 je signe la préface à l’édition française de La Plaisanterie de Milan Kundera, dont on ne voulut retenir que la formule « Biafra de l’esprit », s’avise-t-on du fait que le noyau de ma réflexion concerne ce crime inexpiable de faire comme si l’avenir avait eu lieu, ce qui est l’accusation même portée par Shakespeare contre qui fait du regard et de l’œil imaginal une vile gelée, c’est-à-dire de nos jours ce qui empêche de voir ce que je vois ? Toute mon œuvre le crie : c’est en cette réclusion sans issue dans un avenir qui a déjà eu lieu que tient le totalitarisme, auquel prête son concours mon cercle de fidèles quand il psalmodie des cantiques en posant sur les façades et dans les squares des plaques à mon nom...

Ces gens-là voulaient se garantir par mon image une éphémère percée vers la lumière en négligeant ce que je vois. Mais je n’ai pas dit le pire, car il faudrait imaginer ce que Shakespeare n’a pas osé : Cornwall à Gloucester faisant un procès en aveuglement et en duplicité ! Ces deux accusations – contradictoires – signaleront aux yeux du futur une ère où triompha la complète inversion des réalités. Je m’en réfère au sens du nom Cornwall – mur à grains – pour constater qu’il est celui que les Berbères employaient pour désigner leurs silos à blé, orge ou maïs : Agadir. Et je me plais à en tirer prétexte. Il est certain que si j’avais su, vois-tu, ce qui nous arrive aujourd’hui, si j’avais pu prévoir de certitude absolue cette conversation depuis l’autre monde avec un vivant, tout autre aurait été le message final de mon Théâtre / Roman, qui s’achève en désespoir face à cette lumière noire de l’absence de tout lendemain. C’est donc à toi qu’il revient de le dire, ce que je vois, l’imposture s’étant imposée de telle sorte que Cornwall en personne est convoqué comme arbitre théorique au centre de la scène où se mime la dernière polémique médiatique enflammant tous les magazines au kiosque de la place Jamâ al Fna. Je veux parler de l’auteur de La Société du Spectacle, invoqué par la presse au titre de juge impartial pour trancher le dernier litige du grand show : la couverture d’un hebdomadaire vantant, sous le titre Belle & Bête, un livre peignant en cochon DSK. BHL, dans une autre feuille, aussitôt dit n’aimer pas ce déballage à propos de son ami « sans défense ». Et toute la machine à bruit retentit de ces billevesées, le temps que se poursuivent en silence des hécatombes armées par ces propriétaires du monde. Ainsi la littérature française bénéficie-t-elle d’un providentiel coup de sang. Le plus trivial reportage reçoit label d’art, les cris d’indignation participant de la manœuvre autant que la condamnation pour atteinte à l’intimité de la plus médiatique des vies privées. Prostitution, vulgarité, profit : chassez ces mots que nous ne saurions voir, clament à l’unisson les professionnels de l’édition. Quand matière première, producteurs et commerçants d’une marchandise ont des intérêts divergents, n’est-il pas fatal que se révèle une différence de substance entre apparence et réalité, qu’il s’agisse d’un produit réputé littéraire ou alimentaire ? Un seul facteur est transcendant : l’argent...

Faux écrivains, faux éditeurs, fausses victimes, faux journalistes, faux avocats, faux juges ; de même que faux producteurs et contrôleurs d’une barbaque simulant ce qu’elle n’est pas : tous plaident au nom de valeurs morales supérieures qui la liberté sacrifiée, qui la dignité bafouée, dans une commune occupation militaire de l’espace public ayant pour seul objectif stratégique d’éliminer la voix de Shéhérazade. Car celle-ci révèle aujourd’hui par ma voix que toutes les énergies de l’ancien patron du Fonds monétaire international étaient mobilisées ces dernières années dans la rédaction d’un rapport dont elle a pu prendre connaissance. La publication de ce texte ne fut pas jugée souhaitable : une manière si peu dissimulée d’exprimer ses perspectives aurait pu, selon Goldman Sachs, provoquer des polémiques plus fâcheuses que les additifs chimiques et exhausteurs de goût dans un livre, ou le trafic des viandes falsifiées. Le titre du rapport était pourtant des plus anodins : « Des avantages qu’il y aurait à transformer les populations humaines surnuméraires en farine animale afin de remédier à la crise du capitalisme ». Ainsi le péquenot qui, pour les besoins de Kapitotal, avait été mis en scène par la tour Panoptic sous les traits d’un homme providentiel, dut-il chuter dans quelques flaques de sa propre bave et redevenir le médiocre quidam qu’il n’a jamais cessé d’être. Son drame en est-il un ? Fabrication de Panoptic, DSK régna sur Kapitotal comme le produit de Kapitotal qu’est BHL domine la tour Panoptic. Mais ce sont illusions d’optique, fictions ayant moins d’existence réelle que Shéhérazade… Pasolini, le seul génie d’Occident qui osa transposer Les Mille et Une Nuits, n’a-t-il pas défini cette bourgeoisie décomposée dans Porcherie ? Fustigé sa prétention ridicule à être la maîtresse du négatif historique ? L’ère qui s’entamait avant son assassinat par une Loge P1, ne l’a-t-il pas stigmatisée dans ses Ecrits corsaires ? BHL et DSK sont des entités abstraites représentant le clergé médiatique et la noblesse financière, nécessaires au capitalisme de la rente. « Ne travaillez jamais », le slogan dont s’enorgueillit Guy Debord, est la devise au blason de cette race parasitaire ayant énucléé le prolétariat pour le soumettre à son joug...

On ne mesure pas les conséquences anthropologiques d’une idéologie devenue dominante qui postule, avec une scission de l’espèce humaine entre maîtres et esclaves – légitimée par la division biblique du paradis fiscal et de l’enfer social – une extinction programmée d’homo sapiens, voire d’homo faber. Sade, Nietzsche, Debord : trinité démoniaque du capitalisme dionysiaque ayant supplanté celui qui vouait un culte au dieu de la raison. Car l’Oiseau de Minerve, auquel on reprochait de ne prendre son envol qu’au crépuscule, devait avoir les yeux crevés dans cette ère de toutes les confusions. Mais on préfère ignorer qu’Athéna fut d’abord une déesse berbère. C’est sur le sol amazigh, dans l’Atlas, que tu peux voir subsister encore une trace de cet homme des origines prononçant rituellement « Agelzîm iwakal, Igenzî iwakal », frappant la terre de sa houe primitive puis portant la main à son front pour lancer une graine d’azawad – cet oignon sauvage ayant donné son nom à un groupe de tribus, dont ils baptisèrent leur mouvement d’indépendance au Sahel. Qui, parmi les milliers de journalistes appointés pour couvrir la guerre coloniale de l’uranium, s’en soucie ? Celui qui laboura la terre pour une maigre récolte en un geste sacré lui conférant une indestructible identité, puis qui mania l’outil – faucille, marteau, calame – jouissait par là d’une reconnaissance irréductible à un salaire. Cet être de nos jours est condamné à mort par prescription du néant… Comment s’étonner qu’au kiosque de la place Jamaâ al Fna tel stratège du simulacre serve de référence ultime à la tour Panoptic pour services rendus à Kapitotal, celui-là même que vise mon Théâtre / Roman sans le nommer ? Je te fais grâce d’avoir comblé cette lacune dans tes libelles auxquels il fut obligé de répondre en t’honorant de l’insulte qui me fut adressée par toute la valetaille à l’heure du partir. Aujourd’hui même, soixantième anniversaire de la mort de Staline, leurs orgues se mettent à mugir pour faire du despote l’unique symbole soviétique. Tu règles la question dans Ajiaco. Mais il reste à dire la complicité de qui m’enveloppa de bandelettes pour le trentième anniversaire de mon  voyage en Atlantide. L’île, j’y volute. Ces douze lettres expriment l’art auquel je m’adonne sur cette scène océanique : elles sont celles des trois petits mots du Roi Lear dont je me suis muni pour tout viatique...

Leur traduction dans le langage des mortels signifie ce que je te prie de leur communiquer. Jadis, créateurs furent ceux qui par de subtiles antennes ouïrent la voix des morts, captèrent des messages d’au-delà, transmirent un espoir d’avenir venu du fond des âges. Les spectacles des Grecs ainsi passèrent-ils à Shakespeare et à Bertolt Brecht. Toujours il s’agit d’un piège où se prend la conscience des rois. Debord entame sa carrière en clamant qu’il ne refera pas le voyage d’Orphée. S’inspirant de nos pratiques de la dérive et du détournement, puisant dans les théories critiques élaborées par l’école de Francfort, il prononce une double sommation, politique et esthétique, en forme de rusé chiasme : pas de révolution sans négation de l’art, pas d’art qui ne soit création de situation. Croyant pouvoir imposer une incontestable autorité dans chacun des deux domaines en vertu de son absolue souveraineté dans l’autre – lui qui ne créa qu’écran noir sur fond noir et ne révolutionna que les cafés de la Contrescarpe –, il réfuta toute mobilisation sociale comme tout qewrhma qui ne s’identifiât au triomphe universel de la société sans classes. Goldman Sachs en rit encore. Pousser au comble un refus de toute forme de transcendance, l’homme réduit à ses déterminations immanentes : n’était-ce pas la face obscure des soviets ? N’était-il pas opportun de vaincre le communisme par une surenchère de la doxa matérialiste ? Ainsi pouvait-il être pris en tenaille, le dogme religieux poursuivant son office à l’autre bord. Dans une complicité masquée de Jérusalem, Rome et La Mekke. Tel est le drame qui se joue sur une scène en surplomb de cette pyramide renversée, dont les humains aveuglés ne captent pas le sens. L’Œil imaginal supplanté par celui du Cyclope, tout véritable spectacle prohibé par une conjointe censure moyenâgeuse et postmoderne, un show de sons et lumières leur offre en permanence débauche des sens et assouvissement des passions bestiales. Mais Shakespeare n’a pas dit son dernier mot. Tous les spectres de l’histoire théâtrale ont élu domicile en Atlantide, qui se rassemblent en la voix de Shéhérazade pour prononcer : l’île j’y volute.


L'île j'y volute
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