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Out vile jelly

L’Atlantide avance contre vous ses preuves théâtrales.
Une tempête hurle autour de ce bastion rocheux sur lequel se brisent les lames de l’Atlantique, nous observons au loin vaciller les cimes de l’Atlas, le soleil en plein désarroi nous contemple de son œil chassieux, mais la scène du spectacle demeure immobile, hissée sur les plus hautes vagues.

(Les songes des Atlantes sont écume de l’infini.)

Nos jours sont devenus sombres, quand jadis claires étaient nos nuits. Mais je n’en finis pas de naître et de mourir en pleine lumière, ténèbres après ténèbres, sans jamais vieillir. Mon ancestrale halqa sur les places urbaines de Bagdad, Le Caire et Damas – comme sur celle de Marrakech – n’en finit pas d’écrire au milieu de l’océan ses mille et un miroirs du Prince.

(Combien d’arrêts de mort suspendus aux lèvres de Shéhérazade ?)

Dans un demi-sommeil les fables d’Orient conquirent l’Occident bien avant que celui-ci ne songeât à dominer celui-là dans son éveil, même si ce fut ensuite pour lui faire partager son universelle narcose. Il reste à inventer le soleil de la nuit quand tout concourt au sommeil du jour.

(Mille et une nuits ne peuvent-elles basculer en une seule ?)

Ce livre que chaque scribe a rêvé d’écrire parce qu’il émane de l’Œil imaginal, Shéhérazade en devait offrir le dernier chapitre à son opéra de l’Atlantide.


Qui sait le dernier mot d’une histoire sans fin, qui peut le deviner quand du soir au matin se trouve suspendu le sabre de la mort aux lèvres d’une belle élue d’entre les Maures, dont la mémoire ailée voyage d’île en île sur un tapis de fables au cœur même des villes, parmi djinns et oiseaux fabuleux ou cyclopes non sans se souvenir parfois de Pénélope, car les voiles qui portent au loin Sinbad en mer comme celles d’Ulysse ont le souffle d’Homère ?
Il n’est d’aède qu’anachronique et tu le sais bien, toi qui consignes ces mots depuis l’Atlas face à l’Atlantique et dont la voix me revient trente ans après mon dernier passage de l’Opéra. Les mots, parlons-en. Sur mon lit mortuaire j’allais franchir le cap vers une rive lumineuse de l’être. Mais la question se pose alors : qu’emporter, même en fraude ?  L’ultime énigme à résoudre. Bagages, trésors, il faut tout quitter sans remords. Mais si jamais, au cas où ?  Je peux bien l’avouer aux vivants d’aujourd’hui, moi qui dormais depuis trente ans comme un génie dans sa lampe d’Aladin quand Shéhérazade m’a réveillé pour exaucer son rêve. De même que le Calife de Bagdad Haroun al Rachid avait coutume de se déguiser en quittant son palais pour chercher l’aventure dans la ville pendant la nuit, je m’embarquerais pour la traversée sous les traits de Sinbad le marin. Tout quitter sans remords ?  Si les biens terrestres perdent leur valeur à la douane de l’autre monde, n’en est-il pas qui puissent conserver un usage parce qu’ils englobent un rapport avec la rive à gagner ?  Je ne pensais guère aux montagnes de mots écrits, que j’abandonnais volontiers pour ce voyage par-delà les temps. Ni même aux millions de livres non écrits que rassemble tout alphabet. C’est le grand œil solaire au cœur du cosmos qui éclairerait Sinbad, lui dont le navire toujours fait naufrage pour le jeter vers des îles où les nids d’oiseaux se tapissent de pierres précieuses. Trois joyaux : n’est-ce pas le sens du nom Sanbao, titre bouddhique attribué par la légende au plus grand des explorateurs chinois, d’où dérive peut-être celui de Sinbad ?  À l’heure de pénétrer sur les traces d’Homère dans la secrète communauté de l’univers, ce sont trois petits bijoux que j’emporte sur cette île où l’œil est en pleine lumière : Out vile jelly.


Out vile jelly  : Dehors, vile gelée !  Tel est le sort des globes oculaires arrachés à leurs orbites et traités comme de la morve ou de la glaire, quand n’importe quelle bave reçoit le sacre mérité par les yeux d’une muse.

(Quelle autre muse que Shéhérazade ?)

Je suis debout sur vos paupières et mes cheveux s’enroulent autour de vos rêves. D’île en île aux extrémités du monde, hors du temps et de l’espace connus, dans mes sept palais aux mille tours je suis à moi seule toutes les femmes d’un harem dont la sultane est Shéhérazade. Je suis au Caire, place Tahrir, à moitié nue sous les cris d’une foule aux mille mains se glissant en moi comme je subis le viol à Bagdad et les mêmes crimes à Damas toujours au nom d’Allah, mais je demeure debout sur vos paupières en mon opéra de l’Atlantide.

(Ses cheveux ne s’enroulent-ils pas autour de tous les rêves du monde ?)

Mon livre sans fin n’a guère de place dans la mémoire de vos jours. Il ne peut y pénétrer qu’en fraude, comme les trois bijoux de l’aède, vos nuits seules accueillant mes Nuits. Car il n’est que l’insomnie de certains morts pour veiller le sommeil des vivants, quand nulle aube n’est promise à leurs ténèbres diurnes. Ainsi l’histoire sans fin ne se peut-elle éclairer que par la Mille et Deuxième Nuit. Par un coup de théâtre qui relève du conte de fées, la conteuse immortelle vous révélera cette nuit plus blanche que vos jours.

(Qu’est-ce que le théâtre, sinon jeu de fantômes ?)

Mon théâtre est une élégie pour des villes ravagées par l’ennemi. Nul ne saurait voir ce qu’il est advenu d’elles sans verser des torrents de larmes. J’ai donc invité l’aède qui écrivit un Poème à crier dans les ruines. C’est lui qu’a pris pour djinn Shéhérazade ; l’implorant de chanter Bagdad, Le Caire et Damas au temps d’avant les ruines. Lui seul peut savoir combien mes jours sont devenus sombres, quand si claires alors étaient mes nuits.


Si j’étais metteur en scène, hasardais-je dans Théâtre / Roman, chaque soir j’incorporerais à la pièce un accident inattendu de portée nationale afin de jeter le trouble dans l’esprit du spectateur. S’il m’est permis de rectifier, je crois qu’il conviendrait aujourd’hui d’ameuter les foules par cet événement d‘importance mondiale qu’est la voix de Shéhérazade… Certes, la tentation de facilité me conduirait à vous parler en langage binaire, qui le seul est encore audible. Tout. Rien. Série d’impulsions électriques entrecoupées de néant. La langue du diable, sans le souffle ondulatoire du cosmos. Celle qu’entendent vos machines, devenues maîtresses de l’idiome universel. Sauf si je m’avise d’user d’un tel code par la combinaison des chiffres un, zéro, zéro, un – 1001 – de quoi réveiller le souvenir de celle par qui le jour porte en son sein la nuit comme la nuit s’éclaire aux feux du jour. Ainsi, moi le rêveur éveillé des anciens contes, me reviennent en mémoire cette lumière noire et cette clarté d’ombre où se faisaient faux jour la nuit comme nuit de fumées sur le jour, qui me donnaient atrocement mal aux yeux de voir une jeunesse aveuglée sur la scène d’un théâtre élargi à l’espace de la ville, où se perpétraient (je l’écris dans ce livre publié cinq ans plus tard) DE GRANDES BLESSURES DE L’AVENIR. Mais qui m’a lu, si des maires soixante-huitards posent miroirs sur les places à mon nom ?  Je n’en croyais pas mes yeux de cette cécité non tant provoquée par les gaz policiers que par de soudaines béances faisant croire aux jeunes, à propos du Spectacle, à des fulgurances dont ils semblaient témoigner que ces vérités révélées crevaient les yeux. Qu’est-ce qu’un aveugle, sinon qui ne verra jamais plus que par les yeux d’autrui ?  Ce qui me semble-t-il pouvait alors préfigurer le visage des hommes aujourd’hui. Les années qui suivirent, après la mort d’Elsa, me virent élaborer ce Théâtre / Roman se voulant réflexion croisée de moi-même et de son double, un professionnel du spectacle ayant l’âge d’être né lors de ma rencontre d’Elsa. Les Yeux, s’y intitulait un chapitre où je faisais allégorie pour l’époque à venir d’une scène du Roi Lear montrant le jeune duc de Cornwall et sa femme Regan énucléant le vieux comte Gloucester, non sans par trois mots lui crever aussi l’âme : Out vile jelly.


Oculaire est le globe terrestre autant que la sphère infinie de l’univers. C’est le regard global de l’Œil imaginal. « El ayn al lati la tänäm », dit la  vieille sagesse de notre culture arabo-musulmane. L’œil qui ne dort pas… Ni l’ubiquité du dieu biblique ni le daïmôn socratique ne traduisent l’oraculaire voyance dont se prévaut Shéhérazade.

(On nage dans ce globe autant que l’on court sur le monde.)

Le show business planétaire tient son assemblée pour l’annuelle cérémonie des Oscars dans la cité qu’ils imaginent celle des anges à Los Angeles. Croient-ils, ces péquenots d’Hollywood, relier ciel et terre ?  L’un de leurs sbires, du nom de Jack Nicholson, dialogue en duplex avec Michèle Obama qui, dans un salon de la Maison Blanche, ouvre l’enveloppe contenant le nom du vainqueur. Chacun sait que doit en sortir le titre d’un film conçu, sponsorisé, réalisé, promotionné par la CIA, relatant l’une de ses opérations clandestines en Orient. Le triomphe de l’Agence est certain. Quelle puissance est-elle capable de s’opposer à l’Intelligence Centrale ?  Ce coup de force dans le cerveau global accroîtra la légitimité de maint assassinat programmé. « Out vile jelly » prononce, confuse, devant plusieurs milliards d’yeux réduits en gelée, cette figurante shakespearienne. Sans savoir quelle dramaturgie secrète a modifié son texte, la Première dame du monde balbutie sous les rires qu’elle ne se nomme pas Re(a)gan.

(Un coup du Théâtre de l’Atlantide ?)

Les milieux du cinéma parlent avec mépris de mid-ocean movies pour désigner des productions bâtardes, entre deux eaux, destinées à satisfaire tous les publics. Mesurent-ils bien le sens des mots ?  Ce serait outrepasser leurs imaginations réunies que concevoir un spectacle réellement du milieu de l’océan, tant terrifie ces gens l’hypothèse d’une Mille et Deuxième Nuit. Dans quel puits sans fond les esprits sont-ils donc plongés ?  Quelle parole engage-t-elle encore l’avenir ?  Existe-t-il un discours public prenant en compte les appels de détresse hurlés depuis la fosse commune du langage, de l’art et de l’histoire ?  Un tel regard est celui de Shéhérazade…


En un monde où la vie ne vit pas, pourquoi la mort mourrait-elle ?

« Io non morii, e non rimasi vivo » , nous dit Dante au Chant XXXIV de son Enfer.
Je ne mourus point et ne demeurai point vivant. Mon rôle dans cette pièce consiste à rectifier ses dires, conjecturés avant la mort. Car nous sommes à la fois défunts et pleins d’une substance vive qui me fait souvenir de ta voix dans le monde mortel. Oui, c’est à toi que je m’adresse, dont l’oreille est à l’écoute aussi fidèle de ma voix qu’en ce jour du printemps 1981 rue de Varenne. C’était, je m’en rappelle, juste avant l’élection présidentielle. Ta souffrance était celle de l’un de ces innombrables jeunes aveuglés de l’existence comme la pyramide en avait plein ses étages depuis treize ans. Y a-t-il une femme qui t’aime, qui fortifie ta vie ?, t’ai-je demandé. Ne crois pas que ce soit excessive prétention d’un mort que d’exiger ici de toi superstition, mais par une de ces volutes propres à l’âme quand elle prend congé du corps, je me suis tourné vers tes aventures au lendemain de mon trépas. C’est ainsi que j’ai dirigé tes pas, dans une station du métro bruxellois, vers cette jeune beauté qui si j’en crois mes yeux trente ans plus tard t’autorise à noter mes vaticinations posthumes dans ce gourbi de l’Atlas non loin de l’Atlantique. Ton nom de plume était déjà trouvé, qui signait une mince brochure ne portant d’autre titre que « Sphère Convulsiviste ». Et, de fait, c’est bien d’une ère convulsive née des décombres de Mai 68 que je t’aiderais à traiter. C’est moi qui te ferais rencontrer l’unique dépositaire de mon héritage matériel, pour qu’il te publie dans la revue Digraphe. C’est encore moi qui t’inspirerais une mélopée romanesque au long cours, éditée dans l’ombre par mes soins vigilants. N’en allait-il pas d’un éclairage nécessaire de ces temps convulsifs ?  Puisque d’où je te parle futur et passé se confondent, sais-tu que ce 13 octobre 1972 dont tu fis rappel à l’instant, qui te vit affronter un grand maître de la parole, venait de paraître deux jours plus tôt ma Valse des Adieux, le dernier éditorial des Lettres françaises ?  À toi d’en tirer les déductions que tu voudras, non sans, je l’espère, attirer l’attention de l’improbable curieux qui lirait ces mots sur trois pierres précieuses : Out vile jelly

Eh bien quoi !  Je suis toujours en scène ?  Voilà ce qui arrive quand on confie aux morts une dramaturgie. Si jamais quelqu’un te lit, qui sur la foi des magazines croirait la dérive et le détournement des inventions situationnistes, fais-le bondir vers Marrakech et la place Jamaâ al Fna, pour qu’au moins sous le cri du muezzin tombé de la Koutoubia, parmi diseuses de bonne aventure et charmeurs de serpents, son regard aille vers l’halqa de Shéhérazade. Seul un de ses corps physiques s’est écrasé tout à l’heure au pied de la mosquée. Mais sous ses voiles écarlates son théâtre poursuit une histoire sans fin qui réfute la Société du Spectacle. Ainsi le public s’entend-il conter les dernières péripéties de Belle & Bête, ou comment le Capitole est aussi proche de la roche Tarpéienne que le gang dirigeant la finance internationale de la bande à Dodo-la-Saumure ; ou encore, comment doit connaître une célébrité planétaire la rumeur concernant un livre que nul n’a lu, dont il n’est aucunement prouvé qu’il existe, et qui a pour seuls aspects romanesques les fables entourant ses protagonistes extérieures à son contenu. Voilà bien de la construction de situation !  Le désir attrapé par la queue du comte Almaviva – je te l’ai fait décrire dans Confession de Nafissatou Diallo – nous ramène à cette lumière noire de l’absence de tout lendemain qui s’écoule en gelée des yeux du vieux Gloucester. Celle venue de la main du jeune Cornwall crevant le regard de la mémoire et de l’histoire... Que ne t’accusera-t-on pas de laisser le crachoir à une vieille crapule stalinienne ayant sur les mains tout le sang du Goulag, opportunément insulté par Dany-le-Rouge et les Enragés devant la Sorbonne en ce mois de toutes les vérités dont sortiraient Kapitotal et la tour Panoptic !  Seule une société ne voyant plus que par l’œil d’un Cyclope universel peut admettre le renversement de tous les rois-lyres jetés bas de leurs trônes occupés désormais par des bouffons donnant aux trésoriers des finances leurs ordres libertaires dictés par les plus vils bonimenteurs du marché. C’est ce basculement que Shakespeare préfigure dans la scène du couple rebelle jetant son cri de guerre : Out, vile jelly !


Out, vile jelly
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