Acéphalopolis
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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid
L’unité de la Sphère est celle d’une infinité de phénomènes, dont s’offre à l’Être une
vision globale. Je vois l’errance des premières communautés nomades en Afrique
orientale, quand elles se divisent en trois groupes à hauteur des Monts de la
Lune. Les unes longent le cours du Nil jusqu’à son delta. Là s’érige la ville
qui donne à l’Egypte son nom Misr, signifiant en arabe agglomération.
Pyramidale est sa structure, dont le sommet s’ouvre à l’Être et que
reproduiront symboliquement toutes les sociétés hiérarchisées en classes.
D’autres groupes suivent le fleuve Congo pour essaimer vers l’Ouest jusqu’à
l’Atlantique. On y retrouvera trace de l’empire égyptien. Les plus fous
s’aventurent à l’Est, franchissant le bras de mer qui prendra pour nom Bab
al Mandeb – porte des Lamentations – pour gagner la péninsule arabique et
remonter vers les deux fleuves où s’étendait mon royaume. Là mes ancêtres
fondent l’autre grande ville : Babel ou Porte de l’Eternel. Ni les
scribes des premiers récits mythiques dont s’inspirera la Genèse biblique, ni
notre patriarche Abraham n’oublieront Aden où fut mis le pied sur une terre
nouvelle… Tous ces clans humains sont animés par une même foi dans l’au-delà.
Triple est la révélation de la Parole. En la mort se prolonge la vie, comme les
morts que l’on chante en les ensevelissant se perpétuent dans la mémoire des
vivants ; la nuit continue le jour par les fables autour du feu, comme
durant le jour surgissent des fragments de nuit dans les songes éveillés qu’on
s’invente ; fictions et réalités se mêlent en la voyance d’un futur
invisible, par l’Œil imaginal. Il revient au chamane d’accomplir le voyage vers
les esprits de l’autre monde, qui assurent la cohérence du groupe. D’où le nom
de Cham qui fut toujours en arabe celui de la Phénicie… Comme Abraham
parti d’Ur vers Aden, j’ai parcouru les terres de Mésopotamie, d’Egypte et de
Syrie dont Bagdad, Le Caire et Damas offriraient un décor au récit de Shéhérazade.
Mon renom survécut à mes gloires mortelles pour avoir vécu du temps de votre
Charlemagne, à qui mes ambassades envoyèrent maints présents d’Orient dont un
éléphant blanc. Ma statue dans ce bureau de la Maison Blanche était donc bien
placée pour juger des régressions morales en l’empire d’Occident.
Nuit de guerre, nuit d’hiver malgré la température printanière. Qu’es-tu venu foutre
encore à Paris ? Reçu l’invitation pour un colloque de la gauche plurielle
européenne. L’orateur principal était un intellectuel célèbre d’Amérique du
Sud, le vice-président de Bolivie. Je crois avoir voulu poser une question,
mais nul débat ne fut au programme. Passé l’heure du meeting vient celle des
agapes, sacrées pour ces éminences. Ne suis-je pas ambassadeur de l’Atlantide ?
Cinq robots t’ont ceinturé, dont le regard vide aurait pu servir Marine Le Pen.
Un homme à la mer ! D’où vient cette idée d’Atlantide ? Avant de
retrouver l’esprit sur ce trottoir, je me sens comme un acteur jouant il ne
sait quel rôle dans une pièce inconnue. Peut-être cette femme voilée planant
au-dessus du sol tel un fantôme en sait-elle plus ? « Le roman est
un langage qui ne dit pas seulement ce qu’il dit, mais autre chose encore, au-delà. »
Cette citation d’Aragon, dans sa postface au Monde réel, devait
introduire ma question. Quelle question ? Celles que j’ai posées mille
fois dans ma vie, ne se résument-elles pas à une seule : peut-on poser une
question ? Celle de l’au-delà, historique ou métaphysique… Mon
regard s’accoutume. Les spectres se détachent de l’opacité noire. J’ai vision
réelle de la mer. Elle s’en va, découvrant une plage à l’infini. Je m’y étends
de tout mon long, mes yeux sur les pieds de l’inconnue. Loin des lumières
tapageuses et des aboyeurs en tout genre, loin de tout sauf de l’Atlantique, je
poursuis ma promenade solitaire dans un autre espace et un autre temps.
D’Afrique, d’Amérique et d’Europe, les peuples animés par une même foi dans
l’au-delà ne convergent-ils pas sur cette immense grève des Atlantes ?
Qu’a « la gauche » à leur dire depuis Jaurès ? Il était
urgent, ce 30 juillet 1914, de quitter Bruxelles pour le prévenir du danger de
mort. Imbécile que je suis ! Ces 29 et 30 juillet, la Deuxième
Internationale se réunit à Bruxelles pour conjurer la menace de guerre. Jaurès
et Rosa Luxembourg furent acclamés au Cirque Royal, ça ne s’invente pas. Les
délégués sont confiants. C’est demain que les chacals roses agiront aux ordres
des charognards et qu’une balle se logera dans la nuque de Jaurès au café du
Croissant. Ni le branle-bas des tribus qu’on rameute, ni la levée des troupes
qu’on enrôle, ni la foule des morts à la résurrection ne se comparent à cette
mer houleuse bordée de deux rivages étincelants qu’est devenue la rue, sous des
feux ayant si bien aboli la nuit que je ferme les yeux…
Le théâtre de Shéhérazade sera tout le contraire des shows auxquels sont
accoutumés les mortels en leur enclos concentrationnaire. Il ouvrira la Sphère.
Déjà cet acteur seul en scène plonge dans un abîme qui lui fait pousser des
ailes. Chaque fruit de l’arbre sphérique a mûri depuis les origines et produit
ses effets jusqu’au terme de l’univers. Ainsi hier et demain se cueillent à
l’envi. Le spectateur futur contemple en surplomb cette rue Jaurès où gît notre
personnage, éclairé par l’éclat du dôme qui abritait le siège du Comité
central, quand sur l’autre trottoir brillent les globes des réverbères en 1914.
Le coup de feu n’en finit pas d’exploser dans son crâne. « Ce qui
importe, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière. Là
est la garantie de l’avenir » s’écriera demain, dans son dernier
article daté du 31 juillet, le fondateur de L’Humanité…
Des papillons dansent devant les yeux de la conteuse orientale, plissés de recevoir
en plein les projecteurs. Il faut dire qu’elle a le trac. C’est la première
fois que se divulgue aux vivants le secret de l’Atlantide. Il y avait urgence,
depuis que fut racheté l’immeuble conçu par Niemeyer. D’autres festivités y
sont prévues où elle tiendra le haut de l’affiche. Car le nom de Shéhérazade
est devenu bankable, computable, fashionable. Et le Qatar
ne lésine pas. Sa compagnie aérienne a misé gros. Quelque chose bourdonne
au-dessus de la ville comme une grosse mouche noire. Dans le ciel un avion
passe, étirant une banderole publicitaire où se lit : « Jouissez
de mes lignes courbes ». Oui, l’élite est notre clientèle, celle qui
siège dans les airs. Pauvre conscience ouvrière ! Le pire ennemi du peuple
fut sa propre stupidité. Tel serait l’axiome universel imposé par le cataclysme
d’un milliard de victimes ayant débouché sur la Révolution de la Fraternité
congolaise, qui mettrait un terme en 2045 à la Guerre de Deux Cent Cinquante
Ans coïncidant avec l’histoire du capitalisme. Un sursaut de conscience
mondiale ferait accéder la société des hommes à un stade supérieur de
civilisation : naîtrait le sphéranthrope. C’est à celui-ci que
s’adresse, en 2114, le spectacle pédagogique élaboré cent ans plus tôt sur base des événements de 1914…
Ceci n’est qu’un lever de rideau, sur cette scène sphérique. La magie agira-t-elle,
que le souffle des siècles peut éteindre comme une bougie ?
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