Acéphalopolis
Un atlante en or massif soulève le globe. Cette statuette est l’enjeu d’une compétition mondiale de football.
Elle parle sur une scène sphérique en 2014 de 1914, deux siècles
et quart après le début de la guerre civile d’un quart de millénaire (1789-2045) –
au public d’une île mythique de l’Atlantique située face à l’Atlas en 2114 :
il manquait à ce monde une vision globale, offerte ici par l'Oeil imaginal de Shéhérazade
et le panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid,
en leur Mille et Deuxième Nuit...
L'heure est venue d'écouter la Sphère, en faisant vivre à jamais les mots de l'aède :
« Nous sommes élevés à la septième splendeur »
(Dante, Paradis XXI, 13)
(Pour une parfaite intelligence de ces pages, il convient de savoir qu'en langue arabe,
les dernières en date parmi les bandes mercenaires et milices de tueurs à gages
cancérisant la Mésopotamie se nomment Etat islamique de Cham.)
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Panlogue du calife de Bagdad Haroun Al Rachid
Au noyau de la matière est une lumière explosant jusqu’aux infinis confins de la
Sphère. Cette lumière permet de récuser les ténèbres de l’univers. Elle
autorise à déchiffrer ses puits sombres comme sources au désert. A quelle profondeur
le puits d’un village de l’Atlas vieux de mille ans, dont l’onde est troublée
par le cri d’un Atlante ? L’écho n’en reviendra que dans un siècle. En
attendant, miroite au fond du puits la gueule du Moloch…
La
Sphère produit cette lumière. L’Œil imaginal relie les vivants aux morts, le
rêve et la réalité, nuit et jour. Mais aussi nature et culture, terre et ciel,
matière et esprit ; prêtant cohérence au cosmos et à l’âme pour imaginer
une Cité idéale…
C’est
dans la Cité divine qu’une poussière d’androïde a rejoint l’âme de celui que
cette statue représentait, tournoyant en la Sphère depuis douze siècles. Nous
ne nous étions jamais tout à fait quittés, tant il demeure une part de l’être
dans les simulacres qui en tiennent lieu. Si les mortels savaient ! Leurs
œuvres d’art sont un langage qui n’appartient pas en propre aux vivants :
le monde invisible aussi leur parle par ces images, dont la beauté dit
l’intensité de leurs croyances. Un monde impie n’exprime rien ni n’accorde sens
aux voix des défunts, quand les plus hauts degrés de civilisation manifestent
une foi collective. L’époque ayant vu mon effigie volatilisée ne peut mieux
s’illustrer que par le néant de ses créations comme par une architecture où
sont devenues superflues les cloches des églises. Il faut dire que si vous
m’entendez, c’est en raison du caractère unique d’une sculpture ayant traversé
les âges malgré les interdits sur cette forme d’art. Mais mon épouse, la belle
Zubaïda, pratiquait un culte ismaïlien qui encourageait bien des transgressions.
C’est pourquoi les Croisés, quand ils ouïrent parler d’une statue de grand
style du calife Haroun Al Rachid préservée dans un palais de leur ancien
protégé Saddam Hussein, en firent la première proie de leur marché. Comme tous
les chefs d’œuvre et pièces rares de nos musées, j’ai voyagé de valises
diplomatiques en arrière-boutiques pour échouer dans un bureau Ovale, celui des
présidents de l’Amérique. C’est de là qu’est parti mon envol, chargé d’une
expérience dont je crois venu le moment de faire profiter le genre humain...
Qui où quand suis-je ? Quel choc a-t-il fracassé le globe comme une boîte
crânienne où maint continent mental s’est évanoui dans l’océan des chimères,
quand telle île en a resurgi que l’on y croyait engloutie ? La réponse ne
se lit ni sur vos cartes ni dans vos calendriers ni sur les aiguilles des
horloges – encore moins dans un quelconque passeport. Pour l’orientation je
m’en remets au peuple des statues… Partout dans les jardins publics, au sommet
des monuments, sur les fontaines au milieu des places, elles me prodiguent des
signes indiquant le chemin. Chaque jour y est l’ultime et le premier. J’émerge
de mes linceuls, déambule jusqu’au soir parmi vos idoles sans âme, puis une
statue me salue dans quelque parc et, la nuit venue, je retourne à la mer afin
de prolonger mes rires et mes sanglots dans le berceau des vagues... En ces
coulisses invisibles, un humble figurant prépare ses répliques du lendemain,
sans plus de succès que la veille auprès du monde vivant. Comment réagiraient-ils
au Panlogue du calife Haroun Al Rachid ? Quelque chose a eu lieu,
qui n’a plus de lieu. Leur histoire fut quoi d’autre qu’éphémère agitation,
tremblement à la surface du temps ? Pas de plus émouvante plénitude que
l’aube de la nuit, ces noces miraculeuses du soleil et de la lune dans
l’illimité du silence. Eux qui se croient vos maîtres, parce qu’ils ont le
pouvoir de vous anesthésier corps et âmes, c’est ici que s’arrêtait autrefois
leur empire. Car ils ne pouvaient rien contre qui voyait dans le noir d’un
spectacle théâtral. Shakespeare et bien d’autres avaient règne sur la
conscience des rois. N’est-ce pas cette part nocturne de vos existences qu’ils
ont entrepris de soumettre à leurs sons et lumières, y transformant la nuit en
jour, alors que vos puissances diurnes se sont englouties dans les
ténèbres ?
Interdiction
pour les mortels d’entendre la voix du calife de Bagdad ! Le devoir de
l’aède est de se pénétrer du désespoir dont une époque est faite. Il ne suffit
pas de constater la monstruosité des forfaits qui se commettent, l’horreur du
crime industriel perpétré par Kapitotal. Il faut encore éclairer
l’accompagnement visuel et sonore de la tragédie, plus sombre que les drames
eux-mêmes dans leur travestissement sous mille éclats artificiels : torpeur,
avilissement des consciences face au tableau d’épouvante, qui ne doit plus
troubler aucun sommeil dès lors que veillent les médiocres shows clignotants de
la tour Panoptic…
En sa Mille et Deuxième Nuit, Shéhérazade chasse le prince de son palais pour
introduire l’aède en son alcôve. Cette phrase magique, il me la faut en scène
avant d’apparaître. J’entre, entourée de mes sept voiles, et ils m’attendent,
plongés dans le noir où je leur ferai voir ce qu’ils refusent de savoir. Après
mille ans de sommeil, cet air frais de Paris fait du bien. L’aède… Qui sera
l’aède ? J’ai réussi à me faufiler dans la distribution d’Ali Baba,
cette opérette ridicule au répertoire de l’Opéra Comique, et à leur faire
admettre quelques modifications du livret, dont metteur en scène et acteurs ne
sont pas davantage revenus que critique et public… Il faut dire qu’introduire
les patrons du CAC 4O en guise des quarante voleurs, mis au feu dans leurs
jarres, fut une formule mal accueillie dans les médias mais plébiscitée par les
foules avec un joyeux enthousiasme... Il fait presque nuit noire et je suis
animée d’une étrange hésitation. Car il en va d’une autre pièce de théâtre, sur
une bien plus vaste scène. Elle relie trois continents. J’ai envie d’air, du
ciel, de ce Paris loin au-delà de l’horizon. Comme j’aspire au souffle de
l’Atlantide ! Est-ce que je rêve ?
Par
une chaude soirée printanière, je plane dans mes voiles multicolores sur un
trottoir proche de la place du Colonel Fabien, quand un grand type est
catapulté sous mes yeux par le vide-ordures nettoyant cet antre du Parti
communiste français. Mon cri modulé de notes où le rire se mêle à la détresse
n’émeut guère plus les passants que ce corps inerte. Comment pourraient-ils
savoir qu’en cette Mille et Deuxième Nuit, je chasserai le prince du
palais pour introduire l’aède en mon alcôve ?
Il
ne se relève pas devant les cinq nervis du service d’ordre mobilisés pour son
expulsion. Parfait dans son rôle ! A ses côtés gît sur le trottoir un
énorme bouquin recouvert de cuir portant un titre caraïbe. AJIACO.
L’image, violemment colorée, devrait attirer l’attention des passants qui
s’ignorent les figurants de mon spectacle. Peuvent-ils s’imaginer circulant
entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique ? Tous captifs de leurs écrans
portatifs. Et les gars du service d’ordre, bras croisés, fiers de leur boulot
de vide-ordures, qui leur expliquera que l’aède est un mendiant qui offre sa
parole dans une monnaie n’ayant pas cours au royaume de la valeur ?
Dans les rues de la Ville-Lumière je répète, je serai, je suis Shéhérazade.
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