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Conciliabule des ânes 1
Tous les
livres n’en font qu’un seul et chacun les contient tous. Mais qui suis-je
encore dans ce théâtre de l’Atlantide, et où et quand ? La scène au sommet
de la casbah vint de s’évanouir, et voici que les projecteurs braquent leurs
feux sur un jardin public en face de l’Institut français d’Agadir.
Excusez-moi si je parle, je parle, et si j’oublie de vous dire…
Est-ce rêve
ou souvenir ? La machine à penser le temps mise en branle par une conteuse
orientale ne devait pas s’arrêter en si bon chemin de traverse, avec son manège
de six bourricots, qu’elle ne fît à ces écrivains jouer le rôle de mules (comme
on dit à propos des passeurs de drogues illicites) – et quelle héroïne
aujourd’hui plus prohibée que Shahrazad ? J’ignore s’il circule déjà sur
Fesse-Bouc, le récit que je fais de sa Mille et Deuxième Nuit, sous mon
déguisement de boujloud, allongé comme je le suis parmi les fleurs du jardin
d’Olhao. Par intervalles me parviennent les cris des six baudets, l’ombre me
protégeant des cercles de lumière…
Je me tais
pour savoir qui parle par ma bouche. Est-ce toi ? Les ânes me répondent,
garés à quelques dizaines de pas, riant toujours du scandale provoqué dans le
salon d’accueil de l’Institut. Plaqué au sol je vois courir les gardes en
uniforme à l’orbite sans œil, le crâne ouvert. Pôv’agents du soft power
de la France ! Dans un cadre au mur se lisait toute la veulerie de leur
président. Ce n’est plus les Rafale mais les Messerschmidt qui vont cracher sur
le désert. Cette ruse qu’ont les sociétés carnassières de se mettre un masque
de paisible ruminant juste avant les opérations meurtrières ! Car le sang
va couler, même si je n’arrive pas à y croire…
Tout ce qui
s’est passé ce 11 novembre, l’aurais-je inventé ? Serait-il vraiment
possible que le masque, dans son cadre aux couleurs de la République, ait osé
parler de « mobilisation », d’« union sacrée » ?...
Vous voyez
ça d’ici. Un Belge enroulé dans sa djellaba, couché sous le buisson d’un parc
au Maroc, n’en finissant pas de d’invoquer Shahrazad. L’air de quoi dans un
roman ? Mais justement, son intention n’est pas de confondre ses racontars
avec une littérature de prestige en robe blanche à liserés rouges tapinant dans
tous les text-shops de l’Occident. Plutôt de se demander à quoi jouent
encore dans les villes d’Europe ces masses prostituées de figurants pour séries
télévisées, dont les scénarios sont dictés par des ordinateurs. Que signifient
toutes ces vies promues au rang de gadgets, incendiées à des souffles
chimiques et radioactifs dans la gueule de Kapitotal ? Questions qu’ont
fonction d’occulter les feux de la tour Panoptic, tombant sur moi du ciel pour
incendier la nuit. Je dis ça nez plongé dans le terreau d’Afrique. Toutes ces
ombres d‘un être absent, réduites à la vie punitive des feuilles mortes car
séparées de l’arbre, n’ayant d’avenir qu’humus afin de retrouver sève dans le
sperme du temps, nient cette humilité comme leur humanité par peur de cette
putridité. Ce qui est leur perte : la pourriture au mur de l’Institut les
en assure ! Quel autre fantasme, pour Napoléon V bis comme pour eux tous, que
de grimper à la cime d’un arbre artificiel ? Après quoi, va-t-en faire des
gorge chaudes parce qu’on t’a balancé des bananes…
Dans ces
villes où l’absence de sens clignote l’insignifiance, n’est-ce pas une
corruption générale de la Parole par la Valeur – cette extension de la
logique bancaire au domaine électoral – que traduit exemplairement le
trafic des alliances avant un prochain scrutin : « Le PS veut le
logo FG, plus valorisant que celui du PCF » ?...
Ce qui fut
le Verbe – Logos – explose donc en logos scintillants dans un
show pseudologique où n’existe qu’un point de vue, celui de Kapitotal, relayé
par la tour Panoptic. Si la fiction démocratique impose encore une dualité
politique de façade, cette illusion de pluralisme est moins menacée par
l’évidente servilité du drapeau rose que par la surenchère brune ou
vert-de-gris. Toute protestation programmée pour entretenir des factions
fascistes, c’est l’apparence démocratique elle-même dont on compte les jours,
sous le souverain arbitrage des agences de notation…
Depuis
l’Atlantide, Shahrazad a donc imaginé ce petit coup de théâtre :
« JE
SUIS LE SPECTRE DE VOTRE MEMOIRE MORTE ! » ai-je hurlé ce 11 novembre
en leur salon VIP. Cette fois j’ai décliné l’identité d’un professeur au
Collège de Belgique, expert en frontières territoriales et à ce titre auteur
d’un Traité d’Océanomythologie, donc membre du très confidentiel Groupe
d’Observation du Limes de l’Empire au Maghreb… Dès que fut prononcé ce mot
de passe, connu par les initiés européens depuis le coup d’Agadir qui,
voici cent ans, fut la première escarmouche entre impérialismes de France et d’Allemagne
avant la grande boucherie de 14-18, se déverrouillèrent les huis du sanctuaire
ainsi qu’à l’énoncé d’une formule cabalistique. N’étions-nous pas aux limites
(Limes) occidentales (Maghreb) de Sion (l’Empire) ? Avec mon accréditation
de l’Atlantide (Isles Bienheureuses ou Champs Elysées), tout cela renforçait le
sérieux du masque dans son cadre au mur. Evoquait-on jamais le GOLEM par
plaisanterie ? Quintessence de l’ésotérisme, ces cinq lettres recelaient le
projet des propriétaires du monde, si Claude Lanzmann en personne situait une
scène cruciale de son dernier film à Prague, dans la synagogue du Golem. Cet
être artificiel, cet automate, cet humanoïde privé de parole comme de
libre-arbitre, que les rabbins dans la tradition juive ont pouvoir d’animer en
introduisant dans sa bouche un parchemin pourvu de l’inscription
« JEHOVAH », n’est-il pas la métaphore même de l’humanité pour
Kapitotal et la tour Panoptic ? Alors vint mon cri…
Les milices,
déjà sur le qui-vive, déclenchèrent aussitôt l’opération ATL (Alerte au
Terrorisme du Logos), ratissant les environs avec l’appui des hélicoptères et
drones de combat. Si la vie d’otages capturés par Al Qaïda faisait l’objet de
négociations, pas de négoce avec l’Atlantide. Nous étions à nouveau dans un
monde où tout a cessé d’être ce qu’il était. Un monde où tout n’est plus qu’une
histoire qu’on se raconte ou qu’on vous raconte, comme en 14, comme en 40. Si
deux agents de Panoptic venaient d’être exécutés dans le Nord du Mali, n’était-ce
pas sur ordre de l’Etat-major français, qui somma le MNLA de ne point
poursuivre les fuyards et n’envoya ses blindés qu’une heure plus tard ? Comme
si deux journalistes étaient plus utiles à l’Elysée morts que vifs…
Quand
partout le sol pourrit sous vos pieds, comment ne pas s’écrouler. Sachant qui
sont tous ces gens-là, je n’imaginais pas qu’il fût possible de pousser
l’ignominie jusque là. Commémorer l’Armistice et inaugurer les cérémonies du
centenaire de la Der des Ders, tout en assassinant Jaurès !
Pas une des
victimes de la Grande Guerre qui n’ait été insultée par un masque au mur héritier
de ces socialos qui votèrent les crédits militaires. « Le capitalisme
porte en lui la guerre comme la nuée l’orage », écrivait le fondateur
de L’Humanité. Toutes les conquêtes coloniales et les conflits
impérialistes en témoignent, qui eurent chaque fois leurs champions de la juste
cause. Toujours en ultime instance le Dieu des Armées légitime carnages et
pillages au nom d’une moralité supérieure. Ainsi les tueurs à gages que l’on
feint de traquer au Sahel fournissent-ils en Syrie le gros des troupes
mercenaires, que l’on baptise Armée libre. La destruction de
l’Etat sur ordre de Rome Jérusalem et Mekka fait du viol et du meurtre les
normes du Nouvel Ordre Edénique. Saint Sionisme Salafiste ! Et si la
majorité des populations refuse un système qui les exploite, les domine et les
aliène, sans qu’aucune perspective de révolution ne se dessine, qui d’autre le
maintient que des vessies de porc passant pour des lanternes ? Couché sous
des lauriers roses et des hibiscus, il me faut éviter faisceaux lumineux tombés
du ciel comme lampes torches des agents de l’Institut. Si le nom de Himmler
était célestiel, c’est bien celui qui convenait aux membres de l’actuelle Kommandantur.
Demain, ne sera-ce pas Israël qui servira de critère pour l’obtention d’un
brevet de respectabilité par les partis européens d’extrême-droite ? Cet
Etat ne doit-il pas son existence au nazisme ? Ne voit-on pas de nos jours
bafouer par un Lanzmann ces hérauts du messianisme juif que furent Gershom
Scholem et Hannah Arendt, en même temps que réhabilité le collaborateur
d’Eichmann qui fut doyen du Judenrat et manager du ghetto de
Theresienstadt ? S’il ne put jamais se rendre à Jérusalem, où Scholem
réclamait qu’il fût pendu, ne correspond-il pas à ce que sont les chefs du
sionisme aujourd’hui ?... Sitôt la démagogie fasciste récompensée par un
triomphe électoral, une solennelle allégeance à l’étoile de Goliath lui
garantira l’appui de toute la Propaganda Staffel, après quoi viendra leur
Heil ! au temple d’Hérode…
Cette
nouvelle Guerre de Cent Ans dont on va célébrer l’anniversaire de la naissance
est déjà devenue l’objet d’un fétichisme tout ce qu’il y a de plus folklorique,
à ceci près que l’analyse de ses causes fait l’objet d’un tabou scrupuleusement
respecté par l’industrie des transgressions médiatiques. Si rébellion
courtisane, anticonformisme en livrée, fausse insolence de connivence désormais
sont les instruments privilégiés du contrôle idéologique, toute forme de
connaissance historique relève du secret stratégique de la Défense nationale. Pour
preuve, ces battues de la milice traquant ce que révèle un théâtre de
l’Atlantide. La propagande kapitotalitaire, c’est-à-dire panoptique, se doit
d’affirmer elle-même le modèle et le contre-modèle, d’exprimer le positif et sa
négation, comme le Parlement de la Knesset combine démocratiquement le pouvoir
et son opposition. Voici qu’il était devenu rigolard, le masque du cadre au mur
de tous les bâtiments républicains, pour son discours prévu devant les députés
israéliens. N’a-t-il pas invité, pour l’accompagner dans le seul Etat de droit
d’Orient, les lauréats des plus prestigieux prix littéraires au pays de la
Révolution française ? Maman est morte demain. J’ai vu les
étoiles écrire ces mots dans le ciel. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vite,
je quitte mon abri d’ombres et traverse un rayon de lumière avec mon tas de
feuilles manuscrites pour plonger sous un bosquet d’hortensias. Fleurs ultimes que
ton enfant sans cœur a pu t’offrir le 15 septembre pour ton dernier
anniversaire, Mother. J’y vois rayonner ton visage près de celui de ta propre
mère. Mais quand même, ces quatre mots. L’incipit d’un livre d’Hector, prenant
à contre-pied celui de L’Etranger de Camus. Pas de téléphone pour
appeler Bruxelles. Qui suis-je et où et quand. Serait-ce toi, Maman –
rappelle-toi, cette unique fois qu’ensemble toi et moi nous avions regardé
l’émission de Bernard Pivot, pour voir Hector qui dans la poche de son veston
tenait un anneau en argent des Pléiades – serait-ce toi – Vous – qui m’incitez
à poursuivre ces écritures ? Un mail tout à l’heure de Patrick
Chamoiseau : les gouffres appellent des mondes. Ma Pléione, dois-je
continuer ? Le tapis rouge à Jérusalem déroulé sous les pas de Napolén V
bis. Dans ses bagages, un faiseur de polars ayant pris prétexte de la Grande
Guerre pour décrocher le prix Goncourt…
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