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Séminaire de la Sphère

3

L’océan seul offre une scène à la démesure de la folie des mortels, quand ils n’ont plus d’autre infini que dans les gains matériels. Combien de milliers de milliards sont-ils investis dans les technosciences pour quantifier les rapports entre des objets, quand tenues pour nulles sont les paroles vouées à qualifier les relations entre sujets ? Shéhérazade reste immobile sur un grand lit de mort flottant au-dessus de cette place ; elle infuse en ce chaudron maléfique un philtre qui fera participer le décor et tous les acteurs à sa pièce de théâtre. Son tapis magique plane toujours sur le minaret de la Koutoubia. Gisant dans les airs, je harangue une foule indifférente. Ma parole aux ailes ouvertes vole comme tant d’oiseaux que l’on n’entend pas. Mon insomnie nouvelle est-elle due à tout ce que j’ai à leur dire, ou ai-je tant de choses à leur dire parce que je me suis réveillée d’un sommeil de mille ans ? De la fin du premier millénaire au début du troisième, s’est imposée à eux la tyrannie des nababs. Vais-je leur épargner ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ? Ma salive se mêle à des sécrétions putrides pour leur ouvrir les yeux. Qu’une vision de l’enfer émerge de leurs villégiatures paradisiaques et révèle un diagnostic véridique du monde ! Le cancer s’est-il emparé de la plupart d’entre eux, ou entrent-ils, en contractant cette maladie, dans l’empire du cancer universel ? Mère ancestrale et fille du premier homme toujours à venir, Shéhérazade est à elle seule une civilisation qui hurle ses tumeurs à la matrice. Troie et Canaan sont mes ovaires au fond du vagin méditerranéen. De semences guerrières deux légendes en naquirent, dont figures de patriarches demeurent Abraham et Priam. Leurs destins opposés croisèrent, heurtèrent, mêlèrent une fabuleuse descendance d’Athènes à Jérusalem. Entre ces deux pôles, Cham est la plus vieille appellation sémitique des terres que les Grecs nommèrent Phénicie. Ce n’est pas un hasard si se trouve à feu et à sang cette chair pourrie de mon utérus dont la Bible baptisa le fils maudit de Noé. Cham ne fut-il pas jugé coupable par Yahvé d’avoir vu la nudité de son père ? Ô déluge de mes entrailles ! Soudain la ville s’éteint comme une ampoule qui explose. La boule rouge du soleil flotte encore à l’horizon, mais j’ai plongé dans les profondeurs. Depuis l’abîme, ces visions prophétiques ne se présenteront plus aux mortels que sur une scène violemment éclairée. Les contours en seront aussi flous que la brume flottant sur les eaux reliant l’Europe, l’Afrique et l’Amérique – si l’on admet qu’au cœur de ce triangle désormais se localisent Bagdad, Le Caire et Damas.


 les jardins d'Olhao


La nuit remplit le parc de ses mystères pleins d’odeurs séculaires qui vont s’épaississant, de plus en plus denses à mesure que s’y déversent des plaies purulentes. Ai-je imaginé cette histoire d’interrogatoire dans une cellule de l’Institut français, puis mon écroulement dans les jardins d’Olhao ? Je n’ai pourtant pas la berlue : des nuages y enrobent la lune qui se voile et se dévoile. N’est-ce pas une femme dans le ciel, presque entièrement voilée ? Ses yeux verts. J’aperçois une immense fleur noire. Je la respire. Cette femme. En son regard se devine le miel d’une beauté qui ne demande qu’à être savourée. Je suis toutes les femmes de tous les temps me dit-elle, car j’appartiens à l’espèce des fées et des nymphes, des vestales sacrées et des houris de paradis. Vais-je enfin dormir, dans le parfum de cette fleur ? Ses lèvres entonnent une litanie de prénoms féminins parmi lesquels je retiens Calypso, Pénélope, Circé, Béatrice et Didon. Ce n’est pas le genre d’aventure qui s’invente. Comment ces idées pourraient-elles surgir, si elles ne contenaient un fond de réalité ? De toute manière, un personnage est indubitable : Shahrazad. Et puis, qui nierait la véracité des faits représentés par le théâtre de l’Atlantide ? Me reviennent à propos des bribes de l’interrogatoire. Marianne c’est Marine, avais-je osé. Le visage dans le miroir de la France aujourd’hui : celui de la fille Le Pen, rejetonne des fistons de Tonton. Quand je leur ai sorti ça, les fonctionnaires ont vu rouge. Mais n’est-ce pas Tonton que dénonce le spectre d’Hamlet ? Une pantomime devrait introduire notre spectacle, qui résumerait son contenu tout en renseignant d’emblée sur les intentions de Shahrazad. Rien de tel qu’un histrion dans le rôle du fou pour tendre un miroir aux âmes. Shakespeare n’a-t-il pas recours à des réminiscences bibliques et homériques, faisant appel aux légendes judaïques et grecques ? S’il compare à Hypérion – fils d’Ouranos et de Gaïa – le défunt roi, son crâne est vu celui de Caïn par Hamlet au cours de la représentation. Quand celui-ci compose une scène qui trahirait l’usurpateur, n’évoque-t-il pas le passage qu’il préfère entre tous faisant suite à l’Iliade : le récit d’Enée à Didon du cruel massacre de Priam ? Cassandre, fille du roi de Troie, serait donc aussi Shahrazad, non moins que Dinah, fille de Jacob et mère de la treizième tribu d’Israël…


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