Sphère >  Séminaires  <     1  2  3  4   5   6  7  8  9  10  11  12  13  14  15  16  17  18  19  20  21  22
Séminaire de la Sphère

5

De quel phare divin l’éclair qui me rend lumineuse au milieu de ces ruines ? Shéhérazade crache au visage de vos experts en mécaniques infernales sous masques angéliques ! Elle vomit leurs cent milliards de litres d’agrocarburant par an pour nourrir des moteurs, quand un milliard d’humains crèvent par manque de pain, dont les plus héroïques bravent déserts et mers dans l’espoir de gagner une Europe où leur sont refusées les miettes accordées aux chiens. Les cris de ces cadavres sont portés par les vagues d’une tempête qui se lève contre vos temples, de New York à Jérusalem en passant par Bruxelles ! Jamais ne m’ont abandonnée ces cris de l’âme. Je les ai dans la poitrine, dans la gorge et dans le ventre. Ma bouche veut s’ouvrir pour les laisser sortir. Mais ce sont des cris archaïques, ayant leur origine dans une conception biblique de l’existence. Car si Shéhérazade parle depuis Bagdad, Le Caire et Damas, elle est d’abord fille d’Abraham et eut pour ancêtre Jacob. Celle qui a le sang d’une Juive errante pose donc la question : quel séisme a-t-il détruit le futur ? Voyez ce monde qui chaque jour crée de nouvelles techniques pour qu’à chaque instant des milliards de messages identiques s’annulent dans un néant chaotique empêchant toute parole dirigée vers un quelconque avenir. Voyez les racines du mal et comprenez la cause de vos misères, prolétaires ! Jamais vous ne sortirez de la Grande Guerre d’il y a cent ans tant que vous en occulterez le sens en l’appelant la Der des Ders ! Mais si la prophétesse voit clair en le futur, elle ignore bien des surprises que lui garde en réserve le passé. Car je suis Juive errante à travers tant d’histoires et de géographies que je m’y perds dans ces ruines où se calcinent les racines de mon enfance. N’est-elle pas plus éloignée que les premiers empires d’Assyrie, d’Egypte et de Mésopotamie ? N’ai-je pas souvenir d’époques ayant précédé Babel et la grande inondation punitive, puis la construction de palais et de temples, avant même qu’Abraham ne fût éclairé par la lumière matinale de l’humanité ? Pourtant je m’y égare. Bagdad, Le Caire, Damas : trois villes qui me sont Tripoli sous les bombes, au Liban comme en Libye. Mais quel sens encore ? Un commun destin de boucs émissaires lia Juifs et Roms en Europe, scellé par le double génocide. Les uns représentent une irréductible présence orientale en Occident, comparable à la présence occidentale que forment les autres en Orient. Mais si les Juifs se sont emparés par la force d’un pays d’Orient, les Roms sont chassés par la force de tous les pays d’Occident. Je suis donc, davantage encore qu’une Juive – la Rome errante !


 navigation héroïque de réfugiers à Lampedusa


Captives d’une voix les ombres d’Atlantide sous le fouet des vagues. D’aussi loin que vienne le souvenir, sur un rythme imaginaire, tanguent les ombres d’Atlantide captives de Shahrazad. Juchée sur la brèche d’un mur noyé dans la fumée, l’étendue devant elle effacée comme si cette ville n’avait jamais existé. De l’ancienne capitale des Omeyyades, ou des Abassides, ou des Pharaons dont les prêtres inventèrent l’unique divinité, nulle trace. Il n’en subsiste que les décombres sur lesquels elle se trouve assise. Plusieurs millénaires déployés en une poignée d’heures. Mémoire plus rapide que lumière. Quelque cent milliards de battements de cœur depuis le fieffé Jacob – en unités monétaires d’aujourd’hui, la fortune de Jésus Evangelista – résumés dans une pièce de théâtre…

Mais rien de plus fixe qu’un Jacobin de nos jours, même à bord de son jet filant de New York à Jérusalem avec escale à Marrakech, pour y prêcher la loi de Yahvé. Pourquoi ne pas faire déambuler Shahrazad au long de la scène triangulaire joignant trois continents, de sorte que les haut-parleurs emportent sa voix dans les rues de Manhattan aussi bien que sur la plage d’Agadir ? Il ne s’en faudrait pas d’un excès de magie pour que, remontant la Seine depuis son embouchure, une clameur ne fasse retentir la parole de l’Atlantide entre les quais de Paris…

Pour sans patrie qu’ils paraissent – continue Shahrazad – les Roms sont enracinés dans une terre mythique dont nul ne peut les déloger. Quant à la nation qui jouissait du prestige des exilés, son viol d’une terre orientale fait désormais de l’apatridité le destin mondial. Comme si les nations occidentales payaient cet enracinement de leur dépérissement spirituel, toute autre patrie sucée par l’existence même d’Israël…

Shahrazad frappe des poings le mur d’Hérode et ses yeux défient le ciel. Une étincelle divine joint l’origine et le futur, où l’éphémère et l’éternel fusionnent. Cette étincelle tire l’humanité vers un avenir dont elle surgit. L’origine est mon but et j’invite les mortels à s’envoler vers ce futur, les yeux fixés en arrière sur ce tas de ruines qu’est l’Histoire. Que craindre, si les démons ne rôdent plus dans les décombres antiques, tant ils savent que cette civilisation n’est plus qu’un chantier de ruines hygiéniques, dont ils élisent désormais les sommets pour y nicher leurs sanctuaires ?...

Scène précédente | Séminaire | Scène suivante