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De quel phare divin l’éclair qui me rend
lumineuse au milieu de ces ruines ? Shéhérazade crache au visage de vos
experts en mécaniques infernales sous masques angéliques ! Elle vomit
leurs cent milliards de litres d’agrocarburant par an pour nourrir des moteurs,
quand un milliard d’humains crèvent par manque de pain, dont les plus héroïques
bravent déserts et mers dans l’espoir de gagner une Europe où leur sont
refusées les miettes accordées aux chiens. Les cris de ces cadavres sont portés
par les vagues d’une tempête qui se lève contre vos temples, de New York à
Jérusalem en passant par Bruxelles ! Jamais ne m’ont abandonnée ces cris
de l’âme. Je les ai dans la poitrine, dans la gorge et dans le ventre. Ma
bouche veut s’ouvrir pour les laisser sortir. Mais ce sont des cris archaïques,
ayant leur origine dans une conception biblique de l’existence. Car si
Shéhérazade parle depuis Bagdad, Le Caire et Damas, elle est d’abord fille
d’Abraham et eut pour ancêtre Jacob. Celle qui a le sang d’une Juive errante
pose donc la question : quel séisme a-t-il détruit le futur ? Voyez
ce monde qui chaque jour crée de nouvelles techniques pour qu’à chaque instant
des milliards de messages identiques s’annulent dans un néant chaotique
empêchant toute parole dirigée vers un quelconque avenir. Voyez les racines du
mal et comprenez la cause de vos misères, prolétaires ! Jamais vous ne
sortirez de la Grande Guerre d’il y a cent ans tant que vous en occulterez le
sens en l’appelant la Der des Ders ! Mais si la prophétesse voit clair en
le futur, elle ignore bien des surprises que lui garde en réserve le passé. Car
je suis Juive errante à travers tant d’histoires et de géographies que je m’y
perds dans ces ruines où se calcinent les racines de mon enfance. N’est-elle
pas plus éloignée que les premiers empires d’Assyrie, d’Egypte et de
Mésopotamie ? N’ai-je pas souvenir d’époques ayant précédé Babel et la
grande inondation punitive, puis la construction de palais et de temples, avant
même qu’Abraham ne fût éclairé par la lumière matinale de l’humanité ?
Pourtant je m’y égare. Bagdad, Le Caire, Damas : trois villes qui me sont Tripoli
sous les bombes, au Liban comme en Libye. Mais quel sens encore ? Un
commun destin de boucs émissaires lia Juifs et Roms en Europe, scellé par le
double génocide. Les uns représentent une irréductible présence orientale en
Occident, comparable à la présence occidentale que forment les autres en Orient.
Mais si les Juifs se sont emparés par la force d’un pays d’Orient, les Roms
sont chassés par la force de tous les pays d’Occident. Je suis donc, davantage encore qu’une Juive – la Rome errante !

Captives
d’une voix les ombres d’Atlantide sous le fouet des vagues. D’aussi loin que
vienne le souvenir, sur un rythme imaginaire, tanguent les ombres d’Atlantide
captives de Shahrazad. Juchée sur la brèche d’un mur noyé dans la fumée, l’étendue
devant elle effacée comme si cette ville n’avait jamais existé. De l’ancienne
capitale des Omeyyades, ou des Abassides, ou des Pharaons dont les prêtres
inventèrent l’unique divinité, nulle trace. Il n’en subsiste que les décombres
sur lesquels elle se trouve assise. Plusieurs millénaires déployés en une
poignée d’heures. Mémoire plus rapide que lumière. Quelque cent milliards de
battements de cœur depuis le fieffé Jacob – en unités monétaires d’aujourd’hui,
la fortune de Jésus Evangelista – résumés dans une pièce de théâtre…
Mais rien de
plus fixe qu’un Jacobin de nos jours, même à bord de son jet filant de New York
à Jérusalem avec escale à Marrakech, pour y prêcher la loi de Yahvé. Pourquoi
ne pas faire déambuler Shahrazad au long de la scène triangulaire joignant
trois continents, de sorte que les haut-parleurs emportent sa voix dans les
rues de Manhattan aussi bien que sur la plage d’Agadir ? Il ne s’en
faudrait pas d’un excès de magie pour que, remontant la Seine depuis son
embouchure, une clameur ne fasse retentir la parole de l’Atlantide entre les quais de Paris…
Pour sans
patrie qu’ils paraissent – continue Shahrazad – les Roms sont enracinés dans
une terre mythique dont nul ne peut les déloger. Quant à la nation qui
jouissait du prestige des exilés, son viol d’une terre orientale fait désormais
de l’apatridité le destin mondial. Comme si les nations occidentales payaient
cet enracinement de leur dépérissement spirituel, toute autre patrie sucée par l’existence même d’Israël…
Shahrazad
frappe des poings le mur d’Hérode et ses yeux défient le ciel. Une étincelle
divine joint l’origine et le futur, où l’éphémère et l’éternel fusionnent.
Cette étincelle tire l’humanité vers un avenir dont elle surgit. L’origine est
mon but et j’invite les mortels à s’envoler vers ce futur, les yeux fixés en
arrière sur ce tas de ruines qu’est l’Histoire. Que craindre, si les démons ne
rôdent plus dans les décombres antiques, tant ils savent que cette civilisation
n’est plus qu’un chantier de ruines hygiéniques, dont ils élisent désormais les sommets pour y nicher leurs sanctuaires ?...
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