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Séminaire de la Sphère

20

Plusieurs millénaires – quelques dizaines de millions d’heures – en une poignée d’heures. La mémoire plus rapide que la lumière. Et pour son théâtre de l’Atlantide, qui choisit Shéhérazade ? Un écrivain belge inconnu, penché sur sa machine à se casser le dos dans une bourgade au pied de l’Atlas. Mais ce n’est pas conserve de temps que l’on vous sert ici, chers consommateurs ! Dans ce décor de ruines, un plateau de télévision. Six invités autour d’une table et le célèbre animateur, ajustant ses lunettes, renversé dans son fauteuil. Nul n’écoute la rengaine du premier concerto pour piano en fa dièse mineur de Rakhmaninov. Les caméras font cercle pour clôturer une scène que l’on peut voir battue par les vents de la montagne. Comment faites-vous ? semble interroger en silence Bernard Pivot, chacun se tapotant le crâne pour ajuster sa coiffure avant l’épreuve. Oui, d’où sortent ces mots qui s’égouttent venus du plus lointain de l’univers, ainsi que les appels poignants du compositeur ? D’où surgissent les mots comme les sons ? Dans l’infini du temps s’égrenant pendant les trente secondes que dure ce générique, se remémorent toutes les fables du monde. C’est une chose d’enfiler un collier d’histoires chaque nuit jusqu’à l’aurore pour empêcher le sultan de trancher une gorge de femme ; c’en est une autre d’inventer la légende susceptible d’arrêter un massacre planétaire, quand le pouvoir n’a pas de visage et que son sabre est agi par mille robots électroniques fonctionnant à la nanoseconde. Shéhérazade sent monter en elle une bouffée de colère. Qui dira, dans une littérature française asservie au nouveau Reich, que pour tous les villages d’Afrique rien n’est plus urgent que l’eau ? Qui dira que les clandestins s’embarquant cette nuit sur des radeaux pour agoniser au seuil du continent riche fuient une misère provoquée par les navires-usines d’Europe vidant de sa vie l’eau de l’océan ? Allez vous-en ! Je vous ai assez vus, tous tant que vous êtes ! hurle-t-elle au vent dans l’indifférence des caméras et projecteurs. Simulacre ersatz fausse copie double langage mascarade singerie trompe-l’œil ! Substitut tenant lieu d’esprit, d’art, de littérature, de pensée, de religion, de culture, de politique ! Pseudologies ! Pseudographies ! Pseudoscopies ! Pseudocosme panoptique ! L’union des paysans, de la classe ouvrière et des intellectuels dans un front commun du prolétariat – qui pouvait attirer la meilleure part du patronat – s’achève par leur extermination, dans une guerre entre étrangers, chômeurs, fins de droit, travailleurs précaires dupés par les créatifs et les communicants de Panoptic au profit de Kapitotal, pour la gloire du Qatar et de Gallimard !...


 Geste sphérique


Shahrazad au sommet de la casbah. Silhouette rouge dans le ciel ennobli par ses yeux verts. Debout sur la muraille, coup d’éclat parachevé. Car sa bravade est filmée par YouTube, filiale de Google, qui diffuse le show en duplex avec New York. Un milliard de visions demain sur la Toile...

Elle a révélé le cancer d’une société. Par la même occasion, faisant usage des savoirs de l’Atlantide, expliqué cette maladie : perte, par les cellules d’un organisme, de l’un de ses trois éléments constitutifs, l’ectoderme : celui qui détient l’information. Perte, par une société, de son angélisme ! C’est le défaut de l’Œil imaginal qui suscite les tumeurs sociales. Privée de cette instance médiatrice, une cellule – comme la société – réduite à des fonctions binaires, entre en guerre civile contre elle-même, les fins dévorées par les moyens. D’où ces ersatz officiant en guise de cerveaux. Toute cette scène contenue dans trente notes au piano. Je pouvais, cher Monsieur Pivot, vous les siffler, ces trente notes, et rester en suspens sur chacune comme sur autant de siècles pour imaginer les millions de rêves qu’elles ont fait naître dans des milliards de crânes au long des décennies que dura cette religion laïque dont vous fûtes le grand-prêtre inspiré…  J’appelle idéalgie cette nécrose de l’esprit dont agonise une civilisation. Symptôme entre mille : une femme illumina les gouffres du siècle XXe, éclairant nos décombres actuels par son Inspecteur des Ruines. Qui la lit ? Je m’avance vers Shahrazad et la prends dans mes bras. C’est toi ? (Dans le lointain de l’Atlantide, au sommet du temple d’Hérode, onze lettres composant ISRAEL TO LET sont devenues ELSA TRIOLET.) C’est moi. Elle s’appelle Lena, comme le fleuve d’où Lénine a tiré son nom. Grâce à l’intervention de Saint Christophe. Si l’on n’oublie Elsa la nouvelle maman, ni sa sœur Maïa, ni sa première fille Mayela, le nombre des Pléiades – fruits de Pléione et d’Atlas – va vers son chiffre mythologique.

Jour des morts et de tous les saints 2013

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