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Plusieurs millénaires – quelques
dizaines de millions d’heures – en une poignée d’heures. La mémoire plus
rapide que la lumière. Et pour son théâtre de l’Atlantide, qui choisit
Shéhérazade ? Un écrivain belge inconnu, penché sur sa machine à se casser
le dos dans une bourgade au pied de l’Atlas. Mais ce n’est pas conserve de
temps que l’on vous sert ici, chers consommateurs ! Dans ce décor de
ruines, un plateau de télévision. Six invités autour d’une table et le célèbre
animateur, ajustant ses lunettes, renversé dans son fauteuil. Nul n’écoute la rengaine
du premier concerto pour piano en fa dièse mineur de Rakhmaninov. Les caméras
font cercle pour clôturer une scène que l’on peut voir battue par les vents de
la montagne. Comment faites-vous ? semble interroger en silence Bernard
Pivot, chacun se tapotant le crâne pour ajuster sa coiffure avant l’épreuve. Oui,
d’où sortent ces mots qui s’égouttent venus du plus lointain de l’univers, ainsi
que les appels poignants du compositeur ? D’où surgissent les mots comme
les sons ? Dans l’infini du temps s’égrenant pendant les trente secondes
que dure ce générique, se remémorent toutes les fables du monde. C’est une
chose d’enfiler un collier d’histoires chaque nuit jusqu’à l’aurore pour
empêcher le sultan de trancher une gorge de femme ; c’en est une autre d’inventer
la légende susceptible d’arrêter un massacre planétaire, quand le pouvoir n’a
pas de visage et que son sabre est agi par mille robots électroniques
fonctionnant à la nanoseconde. Shéhérazade sent monter en elle une bouffée de
colère. Qui dira, dans une littérature française asservie au nouveau Reich, que
pour tous les villages d’Afrique rien n’est plus urgent que l’eau ? Qui
dira que les clandestins s’embarquant cette nuit sur des radeaux pour agoniser
au seuil du continent riche fuient une misère provoquée par les navires-usines
d’Europe vidant de sa vie l’eau de l’océan ? Allez vous-en ! Je vous
ai assez vus, tous tant que vous êtes ! hurle-t-elle au vent dans
l’indifférence des caméras et projecteurs. Simulacre ersatz fausse copie double
langage mascarade singerie trompe-l’œil ! Substitut tenant lieu d’esprit,
d’art, de littérature, de pensée, de religion, de culture, de politique ! Pseudologies !
Pseudographies ! Pseudoscopies ! Pseudocosme panoptique !
L’union des paysans, de la classe ouvrière et des intellectuels dans un front
commun du prolétariat – qui pouvait attirer la meilleure part du patronat – s’achève
par leur extermination, dans une guerre entre étrangers, chômeurs, fins de
droit, travailleurs précaires dupés par les créatifs et les communicants de
Panoptic au profit de Kapitotal, pour la gloire du Qatar et de Gallimard !...

Shahrazad au sommet de la casbah. Silhouette rouge dans le ciel ennobli par ses yeux verts.
Debout sur la muraille, coup d’éclat parachevé. Car sa bravade est filmée par YouTube, filiale de Google, qui diffuse le show en duplex avec New York.
Un milliard de visions demain sur la Toile...
Elle a
révélé le cancer d’une société. Par la même occasion, faisant usage des savoirs
de l’Atlantide, expliqué cette maladie : perte, par les cellules d’un
organisme, de l’un de ses trois éléments constitutifs, l’ectoderme : celui
qui détient l’information. Perte, par une société, de son angélisme !
C’est le défaut de l’Œil imaginal qui suscite les tumeurs sociales. Privée de
cette instance médiatrice, une cellule – comme la société – réduite à des
fonctions binaires, entre en guerre civile contre elle-même, les fins dévorées
par les moyens. D’où ces ersatz officiant en guise de cerveaux. Toute cette
scène contenue dans trente notes au piano. Je pouvais, cher Monsieur Pivot,
vous les siffler, ces trente notes, et rester en suspens sur chacune comme sur
autant de siècles pour imaginer les millions de rêves qu’elles ont fait naître
dans des milliards de crânes au long des décennies que dura cette religion
laïque dont vous fûtes le grand-prêtre inspiré… J’appelle idéalgie
cette nécrose de l’esprit dont agonise une civilisation. Symptôme entre
mille : une femme illumina les gouffres du siècle XXe, éclairant nos
décombres actuels par son Inspecteur des Ruines. Qui la lit ? Je
m’avance vers Shahrazad et la prends dans mes bras. C’est toi ? (Dans le
lointain de l’Atlantide, au sommet du temple d’Hérode, onze lettres composant
ISRAEL TO LET sont devenues ELSA TRIOLET.) C’est moi. Elle s’appelle Lena,
comme le fleuve d’où Lénine a tiré son nom. Grâce à l’intervention de Saint
Christophe. Si l’on n’oublie Elsa la nouvelle maman, ni sa sœur Maïa, ni sa première fille Mayela,
le nombre des Pléiades – fruits de Pléione et d’Atlas – va vers son chiffre mythologique.
Jour des morts et de tous les saints 2013
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