SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
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Quinzième invitation à l'Axiome de la Sphère

Lauda Jérusalem !

Commencez-vous à avoir une idée de l’intrigue ?
Sous une lune épidémique, en ce lieu perdu parmi les millénaires, la montagne Idaoutanen s’étend comme le dos d’un sphinx dont la tête plongerait dans l’océan, pour former une bosse à laquelle on a donné le nom de Rocher des Diables. Maghrébine est l’orée d’Aourir, mais le fertile delta de son oued presque toujours à sec, où poussent les bananiers, pourrait faire croire à une palmeraie nilotique ; bien avant que les pentes ne grimpent jusqu’au premier village de Tamarout, ces hameaux qui s’accrochent aux flancs de la colline sont palestiniens…

Des soldats patrouillent le long de la frontière entre le pied de l’Atlas et l’Atlantique, pour protéger les populations claquemurées dans leurs habitations contre l’invasion d’une mouche. La consigne est mondiale, donnée par les patrons de l’Animalfarmagang à tous les dirigeants : pas de levée de l’État de guerre avant la commercialisation du vaccin. Les habitants de la planète seront bientôt dotés d’un sang magnétique incluant toutes les informations sur leur identité, mais excluant tout droit de quitter leurs lieux de résidence. Mon scribe a dans la poche un papier signé par le cheikh du quartier Tougamen où il a son gourbi, l’autorisant à circuler jusqu’à l’épicerie du coin. Le seul fait d’être là où l’on n’a pas droit d’être signifie suspicion de propager la peste…

Un virus lancé au flanc de l’ennemi puis revenu faire carburer tous les laboratoires d’où il est sorti, fait mieux pour assurer l’ordre public et l’atomisation des citoyens qu’un million de grenades asphyxiantes. Est-ce le jour ou la nuit, la vie ou la mort, le réel ou quelque fiction ?
Partout sur les collines des lueurs clignotent, peu distinctes des étoiles. Une lune malade, à l’Orient, reflète le croissant fertile où sont nées l’agriculture, l’écriture et l’architecture, ainsi que les premiers codes instituant la loi commune face aux rapports de force barbares. On y a vu ces dernières années la destruction de presque toutes les structures étatiques défiant le Salafistan, lui-même complice de Sionland…

Un âne mêle sa plainte à celles des chiens errants. Sous la lune se devine la forteresse mystique abritant les tombes où veilleraient des patriarches fantasmatiques. Les projecteurs militaires balaient des façades insalubres, où survivent les plus obstinés sous un couvre-feu permanent. Quel autre Quartier Général que la Ville trois fois sainte ?
C’est ce que suppose mon scribe sur foi des plus fiables informations disponibles. Un gouvernement mondial à Jérusalem, sous patronage de l’Idole tricéphale, vaut bien cette guerre bactériologique. Les GI’s ont fait du bon boulot à Wuhan. Un tel choc était nécessaire pour la stratégie du chaos. La soldatesque le scrute avec ses jumelles depuis leur mirador coiffé d’un drapeau bleu et blanc, dont l’étoile centrale n’est pas celle à cinq branches vertes sur fond rouge du Maroc. Il est l’observateur des mortels observé par ceux-ci, lesquels ignorent l’observation dont ils font l’objet depuis l’Île engloutie…

Je vois défiler l’histoire humaine ainsi qu’une caravane somnambule, oublieuse des origines comme de la destination du voyage et n’ayant plus d’yeux que pour les gesticulations des chacals ; plus d’oreilles que pour les ordres des hyènes ; plus de bouches que pour implorer la pitié des vautours. Quels fonds vautours plus efficaces que les organes officiels dictant sa marche à la caravane : les banques centrales ?...

Il fut un temps où les honorables élites se distinguaient de la pègre ; depuis que le crime organisé s’est emparé de tous les pouvoirs, c’est la morale des truands qui dicte les canons de l’esthétique bourgeoise. Boîtes crâniennes traversées par balles de fusils Galil ou de pistolets-mitrailleurs MP5, cervelles dégoulinant de matières fécales depuis que les cerveaux sont emplis de viscères s’écoulant dans la moelle des vertèbres et des os. Corps déchiquetés, membres et organes éparpillés. Tout ceci n’est qu’une métaphore pour décrire le carnage ayant lieu dans les têtes, selon les crânes pavant le fond de l’Atlantique…

Par un sentier poussiéreux contournant les barrages de la police, mon scribe a gagné un rivage désert sous le Rocher des Diables, dont les aspérités rocheuses font un havre peu accueillant pour les nageurs : sa seule chance d’accéder à l’océan salvateur. Il se laisse imprégner par l’hymne des vagues, d’où monte un chant captif depuis l’enfance de ses atlantides intérieures, quand la foule massée sur le parvis de la cathédrale en surplomb du fleuve agitait des palmes au dimanche des Rameaux, pour entonner en chœur Lauda Jérusalem

Kisangani cathédrale Notre Dame du Très Saint Rosaire.jpg

Malheur au rejeton de l’empire colonial qui connaît l’autre point de vue ! N’a-t-il pas très jeune fui sa famille, vécu dans des huttes et des grottes citadines, sa dette à payer aux boys et boyesses nègres étant de refuser tout rôle ou statut social complice du sommet pyramidal ? Errance de toujours qui l’a fait échouer dans ce gourbi d’Aourir. Au moins s’y trouve-t-il à distance des milieux culturels de son pays…

Car un autre monde gît sous la surface où baigne l’existence visible, accessible à l’Œil imaginal. Chaque être doué de Parole dispose d’un don de naissance pour accéder à l’essence de lumière émanant de l’Atlantide, mais la majorité des contemporains préfère s’en tenir aux confortables dimensions de l’existence assurées par la loi de la Valeur. Pour mon scribe, la vie serait insensée sans cette île engloutie que chacun porte en soi – libre de l’appeler comme il veut – mais que la plupart estiment superflue. D’où le malentendu. Ou plutôt le malvu. Pierre des Djinns se nomme en arabe ce rocher providentiel qui lui a permis d’échapper à la vigilance militaire. S’élancer dans les vagues, c’est entrevoir une lanterne au fond de l’abîme : expérience faisant de lui mon ambassadeur dans Axiome de la Sphère. Mais il n’est pas un djinn capable d’atteindre par lui-même l’Atlantide. Je dois l’y aider. Au moment même où il allait plonger, la voix d’un homme le retient. « Dites-moi quelles relations vous entretenez avec l’Arbre de Vie. » Cinquante siècles et un clin d’œil se valent, pour qui voit danser la silhouette d’une femme en équilibre sur un âne. Cette vieille Berbère, debout sur le dos d’un bourricot, conduit quelques chèvres et moutons parmi les galets mais ce n’est pas elle qui a parlé. Derrière le maigre troupeau chemine, en guise de berger, une silhouette à la démarche insolite. Il fait un pas puis s’arrête et repart, en sorte que chacun de ses mouvements tient à la fois de l’avancée et de la station, sinon du recul. On pourrait imaginer un frère de Charlot d’une gracieuse lenteur en ce petit homme à moustaches et lunettes vêtu d’un manteau biblique…

 Walter Benjamin

Parvenu à hauteur de mon scribe, il salue courtoisement celui-ci dans un français châtié : « C’est vous qu’on appelle Tabou, je présume ? » Il saute aux yeux que la petite caravane vient de là où se dirigeait mon scribe, même si la vieille Berbère en équilibre sur le dos de son âne a peu les traits habituels d’une sirène de l’Atlantide. « Je suis, quant à moi, l’exact opposé d’un Totem. » L’ironique nonchalance de ces mots pétrifie le petit Belge en maillot de bain, qui se prétend un écrivain. Tu joues à quoi, au juste ? Il ne sait plus. Sa tête bruissait de phrases et d’images à retranscrire, mais l’expérience d’un éclair lui traversant la tête n’est guère transmissible par un mortel. Quelle insolence ! Il se prenait pour l’auteur d’Axiome de la Sphère, détenteur d’un savoir sur l’autre monde, et voulait ignorer d’où venait son inspiration. Depuis quelque temps je me suis emparé de sa boîte postale électronique, et j’envoie des messages à tous vents qui lui sont sans doute attribués…

Foudroyé par ce qu’il vient de voir et d’entendre – la cruelle allusion à son ami disparu – cet impudent gît sur la plage d’Aourir, inanimé. Si le contrat social chez les vivants n’est plus qu’un modus moriendi, c’est dans l’autre monde que se cultive encore un certain art de vivre. « Le dernier voyage du flâneur conduit à un pays dont il ignore tout. »
J’ai résolu d’insuffler dans l’esprit de mon scribe les pensées de celui qui vient de lui apparaître, penché sur lui avec un regard bienveillant. « Le temps messianique ne se fait-il pas sentir dans l’expérience du malheur ? C’est une vague haute comme l’Atlas qui vous est tombée dessus, mais sur quoi d’autre l’histoire se construit-elle que sur un effondrement ? Soyez heureux d’avoir connu cet éclair angélique ! » Ainsi jouons-nous avec certains mortels. Qui parle en cet instant sinon moi – le Totem – convié par mon nouvel ami Gilgamesh à l’assister dans cette expérience avec son scribe que j’appelais Tabou. Nos voix se mêlent pour décrire cette scène où le spectre à lunettes continue de murmurer à l’oreille d’un prétentieux scribouillard ayant cru pouvoir faire parler les morts dans tous ses livres depuis plus de trente ans : « Chaque instant le réel est frappé d’un feu qui l’illumine et le réduit en cendres, seules de faibles traces de cette foudre étant captées par les mortels. Mais l’illumination permet de bondir hors l’enfer social. » Comme Totem, ne puis-je m’autoriser ce petit jeu avec Tabou ? J’ai lu dans son cerveau ouvert que l’Académie, ça vous démolit un homme d’écriture plus que toute épidémie, la preuve par Hector Bianciotti. C’est d’ailleurs à propos de Walter Benjamin qu’il eut avec Hector son premier entretien, m’avait-il révélé à Tervuren en avril dernier. N’allait-il pas de soi que cet incorrigible homme de passage le visitât ? « J’ai traversé la vie comme l’Ange de l’Histoire, à reculons. C’est dos à l’avenir, le regard tourné vers l’entière procession des aïeux opprimés, que le 26 septembre 1940 j’ai quitté la scène à Port-Bou. » Quel message aux mortels que celui du plus singulier prophète, poète et philosophe de tous les temps, frère jumeau de Charlot comme génie du XXe siècle, au destin public opposé. Qui le connaît, qui l’a lu, lui qui fut la secrète étoile centrale d’une galaxie où brillèrent les noms de Proust, Aragon, Kafka, Brecht, Adorno, Bloch ou Hannah Arendt ? « La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception est la règle. Il faut créer un concept d’Histoire qui reflète cette règle. » Un monde où l’on n’a pas besoin d’être incriminable pour se trouver broyé par un processus juridique aveugle : ce qu’a décrit Kafka…

 Brecht et Benjamin

Le crâne vieux de 300.000 ans découvert dans l’Atlas et les millions de crânes au fond de l’Atlantique voient le cerveau de l’humanité disséqué vivant sous mille drogues anesthésiant toute conscience. Et comment Tabou, le présumé scribe de Gilgamesh, y échapperait-il ? En son crâne les images de Bruxelles et d’Aourir se télescopent sans pitié pour former cette image revenue de l’enfance : Lauda Jérusalem.
« J’ai refusé le faux soleil de Jérusalem, où m’attendait un trône de David complaisamment avancé par mon ami Gershom Scholem. Et j’ai refusé celui de Moscou, qui convenait mieux à Bertolt Brecht. Il n’y avait aucun espace pour ma flânerie solitaire dans une Europe en guerre, et les plus faux soleils étaient à mes yeux ceux de l’Amérique : lumières qui obscurciraient tout dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce qui se passe en ce moment n’en est que l’éclatante illustration. »
Depuis l’Atlantide, on voit les grands de ce monde affairés par des bagatelles comme un microbe créé en laboratoire puis jeté au cœur de l’ennemi, qui s’en revient répandre terreur et chaos dans un objectif inavouable, comme le sont les buts ultimes de toutes les guerres. Ce que révélait Jérôme Bosch voici cinq siècles dans son Jardin des Délices, dont sont captifs les personnages d’Axiome de la Sphère

La question qui traverse ce livre est celle du parcours des intellectuels juifs passés de Hannah Arendt à la môme Badinter, et de Benjamin à BHL. L’esprit comme force agissante était un principe du judaïsme, qui culmina chez Marx dans une vision de la totalité de l’Histoire. Et c’est à l’effervescence des penseurs juifs de l’autre siècle, que peut se mesurer la désintégration contemporaine dans un sionisme salafiste. Qui veut entendre que la firme Publicis – dont Elisabeth Badinter est actionnaire majoritaire – gère l’image publique de l’Arabie saoudite ? « L’histoire du judaïsme est brisée, comme le fut le cœur du Totem, en deux parts contradictoires. Son aspect le plus évident est aussi le plus caché : récit de propagande pour le roi Josias au VIIe siècle avant notre ère, il soumet le Totem de l’Eternel à des intérêts temporels et constitue le noyau du sionisme actuel jusqu’en son hystérie fasciste ; l’autre partie du cœur, celle qu’on exhibe, est si profondément enfouie que son contenu réel traverse l’Histoire comme un Tabou : c’est le messianisme révolutionnaire. D’où l’hypocrite bigoterie religieuse légitimant toute exaction criminelle ; mais, à l’inverse, la forme de sacrilège que prennent les messages authentiquement héritiers de la révélation prophétique : chez Spinoza, Freud, Marx, Bloch ou moi-même. »
Est-ce un hasard si Freud écrivit Totem et Tabou mais aussi Moïse et le monothéisme ? Si Marx fustigea, dans La Question juive mais aussi dans L’Idéologie allemande, une conscience double propre à sa tribu ?
Le scribe de Gilgamesh, allongé sans connaissance au pied de Walter Benjamin, a-t-il rien fait d’autre que représenter, dans son Œuvre au Rouge, la fausse conscience des Lauda Jérusalem de son enfance ?...

Larmes de plomb coulant des orbites en fusion, salive d’uranium irradiant une haleine incendiaire. Toute sommité n’est-elle pas affiliée à la tribu des assassins ? Ne voyez-vous pas que sur leurs palais flotte le pavillon noir orné d’un crâne et de tibias ?, s’entend clamer le Totem prenant désormais le nom de Tabou…

 Jacques De Decker

La plage et la voûte céleste chavirent en un tourbillon, quand la petite caravane s’en retourne vers les vagues, l’aïeule berbère dansant sur le dos de son âne suivie des chèvres et moutons ; fermant la marche à reculons, le frère de Charlot fait un bond dialectique pour entrer dans les flots sur le chemin des Isles Fortunées.

Gilgamesh – le 1er mai 2020

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