SPHÈRE CONVULSIVISTE
 
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 West-Östlicher Divan


























































 Goethe
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Treizième invitation à l'Axiome de la Sphère

Frères en la Sphère

« Cher Tabou,

D’où vient cette inquiétude ?
Je débarquerai du tram 44 dimanche à 16 heures.
Le monde n’a qu’à bien se tenir…
A très vite,

Totem. »

Jacques De Decker, le 5 avril 2019.


L’Atlas écoute l’Atlantique traduire les rumeurs de l’Atlantide, où les sirènes lancent des youyous réveillant tous les échos de la montagne. Est-ce un hasard si sur ces hauteurs fut trouvé le plus vieux réceptacle des pensées humaines, daté de 300.000 ans ? Ce crâne préhistorique ne perd pas une bribe des vifs propos échangés dans les profondeurs. Luxueux diwan, musique des sirènes, fumée d’herbe sacrée, nectar tiré du jus et ambroisie de la chair du fruit de l’arbre interdit par la Bible. Dites-moi par quelle volonté divine il fallait que j’écrivisse voici deux siècles : « Notre volupté est de plonger dans l’Euphrate, Puisée par la main pure du poète l’eau même s’arrondira en sphère de cristal » ?…

Cette question m’est posée par le plus illustre des poètes allemands, qui n’ignore pas mes origines mésopotamiennes. Goethe sous-entend qu’en écrivant son West-Östlicher Diwan, quelque inspiration divine de l’autre monde lui fit avoir prescience de cette rencontre océanique. J’y parle, dit-il, de trônes qui se brisent, des empires qui tremblent. J’en appelle à respirer l’air des patriarches, à pénétrer les origines, à entendre l’écho des premiers âges et j’ y énonce « Meurs et deviens ». Sa voix retentit, entre deux bouffées de narghilé, par toute l’Atlantide. Au coeur de l’Anatolie, poursuit-il, est la tombe du poète Djelal-Eddin Roumi, pieux fondateur de la confrérie des derviches tourneurs. C’est sa doctrine de l’unité universelle que je place au centre de ce Diwan, pour donner à chaque mot l’éclat des astres dans les cieux. J’invite à ses cotés le rossignol du XIe siècle Ferdousi, de même que le grand lyrique du XIVe Hafiz, dont le prénom Shemseddin signifie soleil de la religion. N’associe-t-il pas lui-même la racine Shems à Cham ?

Goethe s’adresse à ses deux compagnons, dont le premier porte à son compteur l’âge vénérable de mille ans : l’Ancêtre Cham a-t-il existé ? Drapé dans une djellaba et coiffé d’un turban des temps révolus, le poète Ferdousi sourit dans sa barbe impeccablement entretenue grâce à la salubrité du climat des grands fonds. De sa poche il tire un objet qu’il s’ajuste à hauteur du visage, d’où jaillit un éclair. You press the button, we do the rest !, s’exclame-t-il avec fierté. C’est l’un des tout premiers Kodak, il date encore de l’époque ottomane. Je le tiens d’un poète moderne rencontré au Diwan des Ancêtres, qui prétend qu’il y a du bon dans la technique occidentale, et peut-on lui donner tort ?

Les regards convergent vers l’instrument dont se détourne avec dédain Shemseddin Hafiz. Il s’agit du symbole de cette époque vouée au culte des apparences, tranche-t-il. Tous leurs système de représentations ne sont qu’un marécage putride où l’on patauge dans le faux. Mais son aîné Ferdousi le rabroue gentiment : comme je vous ai tiré le portrait pour témoigner auprès des mortels, j’ai pris en photo l’Ancêtre Cham. Qui, chez les humains, s’en tiendrait à ce qui se dit dans les mosquées, les églises et les synagogues, mais aussi dans les temples laïques, ne pourrait croire à l’existence de Cham. On ne la raconte qu’autour de la pipe à eau, dans les fumeries sous-marines de l’Atlantide. Moi-même, je n’éveille aucun intérêt chez les prétendus vivants, comme en atteste Axiome de la Sphère. Le héros de la première épopée de l’humanité ne fait pour celle-ci partie d’aucune réalité. Goethe surenchérit. Vous êtes le plus grand inconnu de l’histoire littéraire, et ils ont maintes raisons de vous ignorer, car la révélation de ce témoignage ferait s’écrouler toutes leurs légendes. Mais comment pourrait-on vous nier : n’avez-vous pas votre effigie au musée du Cinquantenaire à Bruxelles ? Son regard trahit une émotion subtile. Il a de la curiosité pour cette capitale d’un pays né juste avant sa mort, et il voit en mon regard combien de fantômes j’y ai vu défiler. Goethe s’esclaffe : il a lu dans l’ouvrage de mon scribe les hilarantes confrontations avec tel ou tel ministre actuel ou périmé, comme avec cet impayable Parrain de la Belgique…

 Gilgamesh terrasse un taureau

Les photos du Kodak sont aussi vétustes et obsolètes qu’un bas-relief taillé dans le granit à Babylone, concède l’auteur du West-Östlicher Diwan. Ce qu’il leur faut aujourd’hui, ce sont des vidéos. Son humour cache la gravité d’une question : quel signe envoyer, sans transgresser le code immémorial des relations entre eux et l’Atlantide ?…

Où es-tu, notre Ancêtre, pourquoi n’apparais-tu pas ? J’ai lancé ce cri mû par la pitié pour ce que j’ai vu lors de mon pèlerinage en Belgique. Si l’humanité brûlait de fièvres mystérieuses, auxquelles chaque année les experts trouvaient de nouveaux noms, son mal profond ne pouvait-il être soulagé par les médications des premiers âges ? Ferdousi sourit, rangeant l’appareil dans la poche de sa djellaba. Goethe et Hafiz ont l’intuition de ce que va révéler leur compagnon. Celui-ci aspire une bouffée du narghilé. J’ai vu l’aïeul d’un aïeul et lui ai demandé des nouvelles de Cham. Il m’a répondu qu’il était en bonne santé. J’ai insisté pour savoir si l’Ancêtre était au courant de ce qui se passait dans le monde. Il a dit : je vois tout, rien n’échappe à ma vigilance

L’humanité mise en quarantaine par ses propriétaires, dont la fortune s’amasse grâce au trafic de tous les poisons, Cham connaît. Sans avoir conscience de son existence, les mortels sentent sa présence. Ils savent que ses yeux ne les quittent pas quand il clame dans leurs têtes : Vérité Justice Dignité. Ce que rappellent prophètes, philosophes et poètes au fil des siècles. Sur le divan des cures mentales on le nomme Surmoi…

Les sirènes redoublent de youyous pour ajouter qu’il est Adam et Eve des sources du Nil aussi bien que Cham aux sources de l’Euphrate. Fausse est l’histoire biblique interdisant le fruit de l’arbre, maudissant l’agriculteur Caïn, condamnant la descendance de Noé en Canaan et à Babel. Mais certains le savent, ce pourquoi Cham a guidé Gilgamesh et Ishtar depuis cinq mille ans ans jusqu’à Bruxelles. Donc il est aussi Shéhérazade. Hafiz est aux anges et Ferdasi jubile. Ils tournoient alors sur eux-mêmes ainsi que des flammes s’allumant à leur propre extase : Cette nuit transfigurée verra les noces de Cham et de Shéhérazade !

Goethe a pivoté sur le Diwan, entouré de deux nouveaux compagnons. Le plus jeune est en colère. L’Union européenne, lance-t-il, fut créée lors du Congrès de Vienne en 1815, l’année même où vous entamiez la rédaction du West-Östlichrer Diwan. Ce sont encore ces puissances qui gouvernent. Son principal bâtisseur fut Hitler. Goethe lui pince la joue : Votre théâtre en a inventé un magnifique, de Diwan Est-Ouest ! Mais surveillez vos propos, ce qui se dit ici doit passer en fraude sur l’autre rive. Bertolt Brecht fait signe à Ferdousi, qui sort son Kodak…

« Vous qui émergerez du flot Dans lequel nous aurons sombré Pensez Quand vous parlerez de nos faiblesses Aux sombres temps… » « Dont vous serez sortis. » N’est-ce pas le Barbu du XIXe siècle, aux côtés de Goethe, qui vient d’achever la strophe du poème ? Un éclair du Kodak immortalise pour les mortels cette rencontre historique. Il faudra que mon scribe fasse parvenir sur l’autre rive un tel cliché. Mais pour qui ? Le Barbu n’en a cure : « Car nous allions, Changeant plus souvent de pays que de souliers À travers les luttes des classes, désespérés… » Brecht poursuit : « Quand il n’y avait qu’injustice et pas de révolte ». Nouveau flash. Goethe reprend à son tour : « Nous savions pourtant Combien cette guerre durcit nos traits Combien la colère transforme notre voix Ah ! nous, Qui luttions pour un monde amical… ». Brecht le coupe : « Ne pouvions être amicaux ». C’est le Barbu qui entonne : « Mais vous, quand on en sera là, Quand l’homme sera un ami pour l’homme, pensez à nous… » Brecht conclut : « Avec indulgence »…

Qui, chez les vivants, pourrait-il prêter l’oreille à pareilles lubies ? Le titre du poème à lui seul fait rire : « À ceux qui naîtront après nous » ! Parler à la postérité n’est-il pas le pire des attentats aux mœurs, quand on exige de tous un bavardage ne perturbant pas le silence de mort ? Ils ignorent combien, pendant le réchauffement physique du globe, a chuté la température  psychique.  Ainsi  l’idée  visionnaire  de Brecht,  née de la pensée  de Marx, elle-même reliée à l’humanisme de Goethe,  cette utopie  d’une humanité  réconciliée avec elle-même,  ne peut-elle être vue que comme stupide folie par degré zéro absolu de l’esprit…

 Jacques De Decker en 2012

Mais le chœur des sirènes lui réserve un tout autre accueil, que devrait entendre mon scribe. L’ivresse d’un alcool d’algues autour du Diwan dans le parfum du narghilé fait tourbillonner leur danse et leur chant : l’une d’elles se détache du groupe accompagnée d’un visiteur inconnu dans ces abysses illuminés. Voilée d’un foulard de soie rose, elle fait mine de m’ignorer pour présenter aux trois djinns le nouveau venu. Celui-ci me reconnaît aussitôt, puisqu’il est un des rares mortels ayant pris connaissance d’une version première d’Axiome de la Sphère

Mon scribe ne lui avait-il pas remis le premier exemplaire à Bruxelles, non sans intention polémique ? Son cœur fut-il affecté jusqu’à l’issue fatale par de rudes controverses envenimant leurs relations amicales ? Goethe se lève, lui cèdant la place d’honneur entre Marx et Brecht – dont il préparait la biographie, même s’il en tenait pour Schopenauer. La contradiction faite homme selon mon scribe, qui lui devait tant !


« Cher Tabou,

Je n’avais jamais lu de ta main une synthèse aussi compacte et limpide de ta démarche que « Trump et Tramp ».
je souhaite à ce texte lumineux la plus massive circulation.

Mes meilleurs vœux, comme on dit, et à bientôt j’espère.

Totem. »

Jacques De Decker, le 16 janvier 2020.


Le nouvel Atlante sait que ses trois hôtes incarnent la plus haute idée d’une confrérie de l’esprit. Dans ses yeux écarquillés se lit une soif de lumière, au sortir de ténèbres où tout n’est que jeux de rôles privés de sens. Il en est mort et s’il fait irruption au Diwan, c’est pour lancer un message aux vivants. Je ne me demande pas quelle mouche l’a piqué, ni ne le crois victime du fléau : Cham en personne a dû le convoquer ! Jacques De Decker, à peine débarqué sur les Isles Fortunées, se voit le témoin d’une accolade fraternelle entre Goethe et Karl Marx. Bien sûr, je traduis cette scène en langue des mortels. Pendant l’état d’exception sanitaire, les poisons continuent-ils de suinter des écrans ? L’Alliance atlantique arme-t-elle ses navires de guerre pour combattre le virus ? Questions fusant à vitesse instantanée dans ce moment d’éternité…

L’invité de la dernière heure était homme de théâtre. C’est en acteur et en spectateur qu’il captera les mots de Goethe à Marx : Le but final de votre œuvre fut de dévoiler la loi économique de la société moderne. C’est un même dévoilement que j’ai tenté d’opérer, du côté de l’âme. Car je n’ai pas connu les développements du capitalisme industriel, même s’ils sont évidemment déduits du pacte faustien. Vous me rendez grâce, comme à Shakespeare, d’avoir préfiguré ces crises, mais vous-même les avez éclairées comme nul autre. S’il fallait résumer en une formule votre analyse, on dirait que vous dénoncez un monde à l’envers. Brecht l’interrompt : Un monde où les producteurs sont plus que jamais dominés par leurs propres produits sous forme de fétiches, où les êtres sont gouvernés par les choses résultant de leurs propres activités aliénées, sacrifiés à la survie de ces choses érigées en idoles sanguinaires, qui les vouent à la misère et à la mort pour perpétuer leur propre règne. Marx paraît plus accablé que flatté par ces dires…

Le Barbu se tourne vers Goethe : Votre Israël dans le désert évoque le meurtre de Moïse par son peuple, en quoi Freud voit une répétition du sacrifice primitif à l’origine du totémisme religieux. Les résidus dans la mémoire collective des expériences faites par nos ancêtres pèsent d’un poids que j’ai négligé dans le cerveau des vivants. Notre ami de la dernière heure se faisait appeler Totem par un certain Tabou ? Ce sont des éléments que les mortels devraient prendre en considération face au souverain fétiche du Moloch qui les subjugue inconsciemment, fût-il masqué par l’absence de visage de l’Eternel ou de l’Etat laïque. Brecht se frappe le crâne et enchaîne : Une anamnèse est nécessaire pour actualiser les grands moments de liberté, d’égalité, de fraternité vécus collectivement dans les premiers âges en tuant le mâle dominant qui faisait régner sa loi par une terreur animale, et qui fut incorporé comme Totem. C’est tout le sens de mon théâtre et de la littérature

Goethe applaudit : L’initiation du nouveau-mort exige qu’il soit notre medium, dont la voix s’introduira dans l’esprit d’un mortel. Dites-leur donc, cher ami, ce que vous lisez dans la main de Souleïka. Jacques se lève et se dirige vers la sirène au foulard de soie rose dont il baise la main. « L’Orient et l’Occident ne peuvent être séparés », déclame-t-il en se rappelant les mots du West-Östlicher Diwan. Souleïka me guette et récite à son tour : « Comme je naviguais sur l’Euphrate, L’anneau d’or que tu m’avais offert Glissa dans l’abîme des eaux ». Ce disant la sirène a roulé son foulard sur le crâne de Jacques en guise de turban…

Souleïka et Claudia ne font qu’une pour observer que le tissu de soie rose adornait la chevelure d’Ishtar dans Axiome de la Sphère, où mon scribe avouait l’avoir cueilli sur la plage d’Agadir, abandonné par une suicidée. Ce foulard, la femme d’Atlas le porte actuellement dans le gourbi d’Aourir où nous sommes claquemurés par l’un des effets de ce que révèlent Goethe, Marx et Brecht en Atlantide. Combien de tensions mortifères au sommet de la Pyramide ne sont-elles pas signalées par mon scribe dans un texte en annexe de cet ouvrage : Frères en la Sphère. Jacques en paraît conscient quand il saisit la pipe à eau, prie la sirène de prendre une photo, puis s’avance vers la caméra mentale de Cham en Gilgamesh, qui l’enregistre quand il dit : « Je suis le fils de Cham et de Shéhérazade, aussi bien que celui d’Isis et Osiris, d’Orphée et Eurydice, dont les chants disent à l’homme que le monde est poème ! »

 Jean-Louis Lippert et Jacques De Decker

Gilgamesh – avril 2020

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