SPHÉRISME > Confession de Nafissatou Diallo 6

Confession de Nafissatou Diallo

 Acte 6

" Voici la bête à queue aiguë,
qui passe les monts, qui brise armes et murs,
voici celle qui infecte le monde !
(...)
Sa face était celle d'un homme juste,
tant elle avait l'apparence bénigne,
et le reste du corps était d'un serpent..."

Dante, L'Enfer, Chant XVII, 1-3 et 10-12

Tel est le récit du vent et de la mer, ô scribe océanique !
Aujourd'hui, dit-on, les continents sont à un tournant de leur histoire. Au terme de l'exorbitante nuit, pipe de kif au bec, je lévite vers le septième ciel sur le cheval blanc nommé Bourak du Prophète pour me délivrer d'une souillure indélébile. Dans 365 fois 365 ans, ma pipe de kif ne sera pas éteinte et, si rien ne subsistera du prophète Josué comme du comte Almaviva, quelques nuages de ma prière continueront de flotter entre l'Afrique, l'Europe et l'Amérique...
Pour l'heure, il me semble avoir traversé le premier ciel sans reprendre souffle puis, de ciel en ciel, être montée vers ma propre blessure ouverte au coeur du soleil !

Prostituée céleste je suis devenue. Cette grâce ailée me rend invisible. Délestée de la moindre pesanteur, je danse dans un air surnaturel. Au-delà de la surface des eaux, je te vois accompagner quatre vaches dans un village de l'Atlas. Elles portent les noms arabes de l'espoir : Amal, Rajah, Mouna et Oumneya. Tu t'y régales d'un lait sûr qui était la boisson préférée de Muhammad. Mais par quelle sorcellerie partout les vaches réelles sont-elles aujourd'hui séparées de leur lait nourricier ?  Quel fétiche a-t-il pris le pouvoir entre les produits et leur usage ?  La productivité s'est décuplée au cours des dernières décennies : où est cette richesse, pour que l'on nous assure de la nécessité de travailler encore plus, pour toujours moins de jouissances ?

La valeur d'échange est l'instance magique, la divinité surnaturelle qui, de moyen terme, est devenue la fin. L'ensemble des activités capitalistes ne fonctionne que pour cette ultime finalité : multiplication de la valeur d'échange. Le prophète Josué s'est fait le gardien de son temple, quand le comte Almaviva devait en être le roi. J'y ai mis le holà. Pourquoi s'étonner si ses anciens courtisans parlent dans la presse (Le Monde, 30-31 octobre 2011) de m'édifier une statue, pour le service que je leur aurais rendu en faisant exploser leur héros avant de plus cuisants déboires ?  De nouvelles révélations sur ton compte seraient-elles à l'origine d'un tel revirement, ô mon Bien-Aimé ?  Jusqu'à il y a peu, comme un seul homme, tous formaient pourtant ta garde rapprochée. Nul expert ne mettait en doute l'excellence de ton aptitude à diriger la France aussi bien que le monde. Ton incontestable autorité ne découlait-elle pas de déclarations comme : « Le monde change très vite et on vit dans la mondialisation, qui a des avantages et des inconvénients, mais c'est la réalité, il faut en tenir compte ». Outre le fait qu'à présent te convient peut-être davantage le costume du Monsieur Jourdain de Molière (qu'est le comte Almaviva sinon un Bourgeois gentilhomme ignorant son futur courtelinesque ?), rassure-moi donc un peu : qu'entends tu au juste par "la réalité", ô Bien-Aimé ?

Je reviens au lait des vaches dans l'Atlas. La satisfaction des besoins matériels n'est-elle pas le premier degré d'un accomplissement spirituel que l'on peut assimiler à l'idéal ? Ce sont à la fois les catégories du réel et de l'idéal qui se sont vues bannir d'un paysage mental où s'imposait l'équivalent général abstrait de l'argent. Ce moyen terme devenu la fin dicte une représentation de la réalité dont tu es loin de te douter qu'elle peut être pensée comme idéelle. Puisque tout le marché relève du show-businessisme - qui est la négation du véritable spectacle normal - mon théâtre aura pour ambition de prouver que, de n'importe quelle marchandise au personnage de directeur du Fonds monétaire international, l'ensemble des images assurant la domination du moyen terme qu'est l'argent sur le réel et l'idéal, mais aussi sur les produits concrets et leur usage, ne relève plus que de la zone psychique où s'élaborent les fantasmes. Si le sujet moderne souffre de névroses, le sujet postmoderne que tu incarnes, délesté de toute culpabilité (décomplexé à l'égard de l'argent) est un pervers psychotique parfaitement délirant parce que son cerveau n'évolue plus que dans ce brouillard qui a pris tout le pouvoir, celui d'un fétichisme où tout est faux, précisément parce qu'en sont exclus le réel et l'idéal.

Croire le prophète Josué comme le comte Almaviva (dont l'existence entière appartient au domaine idéel), reviendrait à croire, par exemple, que l'axe Washington-Tel Aviv obéit à des préoccupations de justice et de vérité pour condamner l'entrée de la Palestine à l'Unesco. L'armée du Veau d'Or illustre jusqu'à la caricature le diagnostic établi par Theodor Adorno - véritable héritier des prophètes bibliques - au lendemain de la Seconde guerre mondiale : une forme dégradée de la rationalité envahit tous les aspects de la culture de masse et de la vie quotidienne : « ce qu'il y a de plus effectif à quoi les humains s'agrippent n'a plus aucune authenticité (...) La vraie vie ne vit plus... »


VOIX off

About six months before the conflict erupted in Libya, Mahmoud Jibril actually met with Bernard-Henri Lévy in Australia, to discuss forming a Transitional Council. When the war erupted, he went to Cairo for meeting again Bernard-Henri Lévy.

Réelle est ma blessure autant que le cri de ces mouettes, ô Bien-Aimé !
La médiocrité, la vulgarité, l'imbécillité sont désormais les qualités exigées pour accéder à la visibilité des fausses réalités : celles où sept milliards d'humains croient connaître mon existence. Ma
Confession pourrait-elle trouver, sur ce marché de la duplicité, un seul éditeur capable de lui assurer la publicité que connurent quelques pages récemment parues, à l'origine du mouvement des Indignés ?  « United for a Global Change », clament-ils de Tel-Aviv à Madrid en passant par le Zuccotti Park de New York, où fut lancé le mouvement Occupy Wall Street. Seraient-ils vraiment prêts à tout ce qu'impliquerait une révolution réelle ?
Aux kiosques de Manhattan, s'affiche la photographie d'un Bill Gates manipulant le globe terrestre, sans conserver probablement le moindre souvenir du
Dictateur de Charlie Chaplin. Parmi les protestataires de Wall Street, combien servent-ils inconsciemment la nouvelle tyrannie, fidèles des églises Apple et Microsoft ?
Les plus grandes fortunes de la planète ne se positionnent-elles pas pour en diriger le gouvernail politique, depuis que les plus hauts agents de la puissance publique ne font plus aveu que de bonne gouvernance ?

Voici que ces milliardaires philanthropes reçoivent le prix du Programme alimentaire mondial (PAM) pour leur engagement dans la lutte contre la faim ! Ce sont les mêmes qui viennent d'écraser sous les bombes le projet, révolutionnaire pour l'Afrique, de Qadafi. Les Indignés de Tel Aviv et de Wall Street s'en avisent-ils ?  Comme en Yougoslavie dix ans plus tôt, le but était de briser l'échine d'un Etat rebelle et de le remplacer par une dictature mafieuse aux ordres de la finance internationale. Comme au Kosovo, cette pègre gèrerait les flux du pétrole et de la chair humaine, de la drogue et des armes entre Maghreb et Machrek ainsi qu'entre le Sud et le Nord de la Méditerranée. La libéralisation mondiale de ces marchés, entreprise avec succès depuis la fin de l'Union soviétique - inséparable de l'économie financiarisée - rencontrait encore quelques obstacles dans une poignée de pays où l'autorité de l'Etat conservait une efficacité d'un autre âge. Il fallait remédier à cet archaïsme. C'est la raison de l'actuelle mise au pas de la Syrie. L'axe Washington - Tel Aviv, relayé par la triade européenne Londres-Paris-Rome, use d'une médecine de choc : à la mesure du caractère insoluble des crises du capitalisme, hormis la solution guerrière.
Mon père a pleuré le dictateur Sékou-Touré. Pour lui, la voie communiste vers l'avenir n'était condamnable que du point de vue des intérêts de l'Occident. J'ose à peine avouer qu'il prônait un islam soviétique !
Ces paroles, prends-les comme le cri d'une mouette survolant ce théâtre liquide. Je m'adresse à toi, mon Bien-Aimé, comme au scribe qui note ce message depuis l'autre côté de l'Atlantique, attentif au coup d'oeil de la mouette sur la vaste toile de fond du décor. On y voit les images, démesurément agrandies à l'échelle de la ville, de Bill Gates et de Steve Job, d'Obama et de Lady Gaga, de BHL et de DSK, dominant une foule de crève-la-faim.
NOUS SOMMES LA SOCIETE CIVILE CONTRE L'ETAT !, clament-ils d'une même voix. Dans leur dos se déploie la première carte du monde - celle d'Anaximandre - où deux univers se font face de part et d'autre de la Méditerranée : l'Europe et la Libye. Sur cet écran géant, tandis que le ciel tonne, en gros plan se donne à voir l'image d'une bataille où se dépècent des chairs vives, où l'on s'abreuve de sang noir, où des monceaux de cadavres s'écroulent à genoux les os brisés, le crâne fracassé par l'assaut final sur la ville de Syrte. Aux dimensions d'un building, l'agonie de Qadafi. Sa dépouille dans la chambre froide pour les viandes, au souk de Misrata. « La dictature sanguinaire d'un tyran n'est plus », dit la Voix Off. J'ajoute : Qu'est-ce qu'une censure militaire sur la presse et l'édition, doublée d'une mainmise totale sur l'information, dans un régime autoritaire à parti unique, face au débat politique organisé dans des décors de jeu télévisé, avec un casting de sitcom familiale et des commentaires sportifs, où rires et applaudissements enregistrés ne servent qu'à conjurer cris et sanglots des spectateurs s'ils étaient conscients de la  Shoah qui se joue ?
Ces propos seraient soulignés par la voix de Lotte Lenya, sur une musique de Kurt Weill. Car, aux tragi-comédies d'une politique sans grandeur d'âme à quoi manque l'humour, je me permettrai d'opposer ici le spectacle d'un opéra-bouffe mâtiné de
Commedia dell'Arte, où le Dreigroschenoper ne serait pas dédaigné.
Manière de prouver au futur que le journal d'une femme de chambre africaine a retenu quelque chose du défunt esprit de l'Europe, ô mon Bien-Aimé !


Didascalies

J'ai résolu d'objectiver le cas d'Almaviva sous forme d'une monstration publique, tout en faisant passer mon propre rôle du registre de la tragédie à celui de la comédie. Voici donc un personnage dans le cerveau duquel en aucun cas le réel ne peut revenir, à la faveur d'un éventuel retour du refoulé, puisque ce réel est toujours sous ses yeux. Comme pour tous ses collègues, managers de l'humanité, la conduite folle d'un bolide sans freins ni phares au mépris des lois ne signifie pas un défaut de perception des feux rouges, mais induit une conclusion délirante selon laquelle, parce que les feux marquent l'interdit, c'est à eux de passer !  Dans leur démence psychotique, encore peuvent-ils hurler à tue-tête quelque song  rescapé du temps où ils se croyaient du parti des lendemains qui chantent...


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Les Perles du Scandale
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