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Confession de Nafissatou Diallo

 Acte 3

" Je veux parler de sa manie de nier ce qui est,
et d'expliquer ce qui n'est pas. "

E.A. Poe, Double assassinat dans la rue Morgue

Je suis écrite par la nuit de New York, dont les feux traceront mon histoire à la surface de l'Atlantique.
Ensorcelée par l'imminence d'une aube implacable, depuis la rive de Long Island, j'observe les ténèbres qui me séparent de la terre natale. Pendant plus de deux cents jours le ciel a tonné sur le Nord de l'Afrique. J'en ai le crâne autant broyé que par les bombardements de sons faisant office de musique dans les night-clubs de cette Golden Coast. La guerre des cerveaux peut-elle connaître des frontières ?

Durant sa jeunesse à Paris, mon père connut Aimé Césaire, Kateb Yacine et Frantz Fanon. C'est lui qui m'a fait lire Les Damnés de la Terre, le Cahier de retour au pays natal ainsi que Nedjma. Je dédie cette pièce à leur mémoire, eux dont j'entends résonner jusqu'ici le rire solaire tel qu'en parlait mon père. Il ne pouvait pas s'empêcher de brandir au-dessus de sa tête une statuette en bronze offerte par son voisin de piaule à Montmartre, un artiste italien mort dans la misère qui s'appelait Giacometti. L'homme qui marche : c'était, aux yeux de mon père, le symbole même de l'Afrique. Il en faudrait planter une reproduction géante à l'un des angles de la scène. Un gigantesque bureau devrait trôner dans l'autre angle, pour figurer l'Europe. Mon père était capable de réciter par coeur le poème Les Assis de Rimbaud, qu'il voyait comme une métaphore de ce continent. De ce côté-ci suffit la statue de la Liberté : son premier authentique emploi !

Mon Bien-Aimé, je le regarde somnoler comme un enfant sur son lit que j'ai pris soin de faire convoyer par ses dévoués avocats, trop heureux de s'en tirer à si bon compte. Ma parole contre la sienne !  Cette femme a pris des libertés avec la vérité dans une autre affaire, donc rien de ce qu'elle dit ne peut être crédible, Monsieur le Procureur !  Tel fut l'argument pour faire de ma parole, au mieux, celle d'une comédienne prenant la Justice pour un théâtre où mettre en scène ses affabulations. Je les prends au mot. Oui, la justice et la vérité n'ont pas de plus belle scène que celle d'un théâtre !  A ceci près que j'élargis le mien à l'échelle de trois continents...

Devant moi le tribunal. Il paraît que l'avocat Benjamin Brafman, dit Little Big Man, terreur des prétoires avec sa crinière argentée de vieux lion et son mètre 68, a lancé lors d'un procès : « Le Procureur veut vous convaincre, moi je veux avoir quinze centimètres de plus. C'est raté pour moi, mais aussi pour lui ! »...
Dans ma comédie française, mon avocat lui répliquerait : « Vous mentez, Monsieur Little Big Man !  Avec votre orgueil démesuré, ce n'est pas quinze mais trente centimètres de plus dont vous rêvez. Voilà l'exacte vérité ! Or, si vous êtes obligé de mentir à propos de cette question d'importance assez secondaire, comment seriez-vous capable de dire la vérité s'il s'agit de l'essentiel ? »

L'écran d'un téléviseur s'allume sur la plage, à côté du tribunal. Toutes les têtes se tournent vers le ministre de la Guerre et son supérieur hiérarchique, le prophète Josué. Celui-ci harangue une batterie de micros : « Après dix mille frappes de missiles à plus d'un million d'euros l'unité, la plus puissante coalition militaire de tous les temps vient d'accomplir un exploit mémorable dans les annales de l'héroïsme : saigner un homme. Ainsi, tout l'espace entre Carthage et Le Caire s'ouvre-t-il aux bienfaits du marché occidental. Comme après l'exécution par nos soins, depuis cinquante ans, de tous les leaders africains défiant notre hégémonie, l'Alliance peut exulter. Des centaines de millions de misérables ne vivront plus sous la terreur d'un dictateur dont la politique obligeait les enfants à connaître l'école et les soins de santé, dont nos braves rebelles viennent de les libérer ! »

Le ministre de la Guerre apparaît à l'écran : « Tant qu'on a une armée courageuse prête à tout en échange de téléphones portables et de kalachnikovs, et des intellectuels aux analyses claires, le monde est à nous ! »
L'un comme l'autre arborent au revers l'Ordre de la Grande Gidouille, qui leur fut décerné par Napoléon V en même temps qu'à mon Bien-Aimé, dont je surveille le sommeil sur son lit peuplé de rêves érotiques. Mon Bien-Aimé ne dort pas, je l'entends suffoquer ...Oh Moon...Almaviva... Comment pourrais-je comprendre le sens des mots bredouillés ?  Pas d'autre lune dans le ciel que celle murmurée par ses lèvres. Serait-ce que tu penses à moi, mon Bien-Aimé ?  Se pourrait-il que tu m'obliges à satisfaire ton voeu le plus inavouable : dire ce qui s'est réellement passé le samedi 14 mai, durant ces neufs minutes d'une fugitive éternité ?


VOIX off

Qadafi had a wealth redistribution project inside Libya. On February 18, 2011, U.S. Congress reported with a big faired the intention of Qadafi to institute a new program whereby oil revenues would be distributed to citizens via direct rules.

Sa haute silhouette musclée s'encadrait dans la porte. Mèche au vent, regard de braise, il me salua sur le seuil avec un mélange d'élégance et de décontraction. L'un des hommes les plus influents de la planète pouvait-il faire mentir sa réputation de parfait gentleman ?  Il poussa la galanterie jusqu'à baisser les yeux, feignant d'ignorer l'émoi suscité par un baisemain presque timide sur la jeune employée d'hôtel aux cheveux couverts d'un hijab. Cette excessive courtoisie n'était pas malséante, accompagnée d'un fin sourire où se devinait une ironie dirigée contre lui-même davantage que destinée à séduire cette inconnue portant seau et balais. Le charme n'en était que plus opérant. Sa manière de s'effacer avec humilité devant une domestique faisait naître chez celle-ci l'envie d'échanger quelques amicales banalités avec un client pas comme les autres, histoire de rompre un peu le train-train quotidien. Aussi loin des flatteries convenues que du cérémonial auquel il devait être habitué, je désigne une Bible et un Coran conventionnellement posés sur la table de nuit :
« Vous les lisez ? » Il répond d'un geste évasif, le regard embrumé d'un soupçon de tristesse, comme si le poids des responsabilités internationales dévorait un temps qu'il eût volontiers consacré à de plus spirituelles obligations. C'était comme si toute sa personne faisait mine d'oublier la différence de statut qui nous séparait, négligeant en outre le risque d'inopportune familiarité qu'une telle attitude pouvait encourager.
Je ne crois pas me souvenir d'avoir jamais rencontré quiconque à qui la notion de "grand seigneur"  fût moins adaptée, quand l'altière noblesse émanant de lui rayonnait d'une source naturelle dont lui-même semblait ne pas soupçonner l'existence. Etourderie de midinette issue du plus humble milieu ?  Je crus revoir en
flash un numéro du magazine américain Newsweek de l'année dernière, où s'étalait en couverture son visage surplombant le gros titre : The Next One. Tant il paraissait déjà certain que Napoléon V, bientôt chassé de l'Elysée sous les huées des quatre cinquièmes de la population française contre lesquels s'était exercée la politique du quinquennat, ne pouvait être remplacé que par cet homme exceptionnel dont j'aurais l'honneur de rafraîchir la salle d'eaux. Quelque douleur subite l'eût-elle à cet instant couché sur le lit, lui faisant implorer un massage du dos, que je me fusse empressée d'exaucer son voeu avec fierté, tant était éloignée de sa personne toute idée de concupiscence. Aussi, rien de plus légitime que la question de simple bon sens répercutée depuis lors par les meilleurs experts en actualités :
« Qui a fait des avances à qui ? »


Didascalies

Que le réel se montre discret et soumis, qu'il fasse profil bas : les autorités fermeront les yeux. C'est-à-dire qu'elles feront comme si le réel s'était réellement passé. Qu'il dérange et il ne passera pas, c'est-à-dire qu'on n'aura rien vu d'autre que la version d'un film conforme au fantasme psychotique accompagnant tout déni de réalité. Certes, il s'est bien passé quelque chose, mais exclusivement cela qui est révélé par le récit que j'en livre. C'est aussi bien l'interprétation faite par les nazis du massacre d'Oradour-sur-Glane, que celle des guerres actuelles au nom de la démocratie. L'unique alternative pour le réel est donc : soit on n'a rien vu soit on ferme les yeux. Seul a droit d'espace public une version fantasmée du réel correspondant au récit qu'on vient de lire.


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Les Perles du Scandale
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