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« L’idéal est réel »
s’écria Shéhérazade. Ces mots furent oblitérés par un choc soudain, provoquant
une violente rupture de leur attention. Titubant, cherchant appui l’une sur l’autre
dans le salon du palais, toutes ces éminences écarquillèrent les yeux devant la
baie vitrée : comme une baleine tranquille, une île avait surgi sur
l’horizon de la mer. On les eût dit eux-mêmes au fond des eaux, levant les yeux
vers cette forme incompréhensible et inatteignable flottant à la surface. Mais
c’étaient eux qui flottaient, dans une obscurité plus profonde que les abysses
océaniques. Et le rayon leur apparut. Traversant la scène du spectacle, une
lueur dirigeait leurs yeux vers l’Atlantide. À présent la voix de Shéhérazade était
diffusée par des haut-parleurs, tandis qu’on la voyait s’engager sur ce chemin
lumineux, conduisant un attelage de six ânes. Il ne faut pas vous l’apprendre,
éructaient les machines, vous aurez à gérer l’humanité comme un vaste
ordinateur de réseaux connectés. Pas d’avenir sans la biotique, mariage de
l’informatique et de la biologie. Nous sommes déjà dans l’ère symbiotique.
La tyrannie s’y exerce moins par contrainte qu’elle ne répond au désir de ses
bénéficiaires. Elle comble tous les besoins matériels et répond à toutes les
aspirations spirituelles. Elle n’exerce aucune forme d’ostracisme à l’égard des
produits mis sur le marché pour satisfaire le bien-être des populations, pourvu
que celles-ci ne s’extraient pas du cadre prescrit comme semble y inviter
Shéhérazade. Car, pas plus que de papillons des abîmes ou de perles astrales,
ne saurait exister quelque Atlantide ouverte sur une Sphère accessible à l’Œil
imaginal. De sorte que servir ou combattre la Société du Spectacle postule un même
refus de tout ailleurs idéal ; ce qui, grâce à Panoptic, rend irrésistible
Kapitotal. Il n’est de monde que profane… Système pouvant avoir des aspects
charmants, si n’était une escroquerie le troc de la liberté contre la
sécurité sur lequel il se fondait : quelle sécurité ? Gigantesque appareil
digestif, le marché planétaire ne déterminait-il pas une excrémentation du
monde ? Ainsi prenait sens la formule de Saint Jérôme : Lex urbis, fex orbis.
Loi de la ville, fèces du globe. C’était à une coprocratie généralisée
que sacrifiait une humanité cannibalisée, dès lors qu’un
dogme éradiquait la triple hérésie platonicienne, chrétienne et marxienne.
Elle était révolue, l’époque où la loi condamnait les gangs. La table des vieilles
valeurs une fois renversée, prévalait un vocabulaire conforme au langage des
gangs. Soit les mots chargés d’un sens contraire, qu’il fallait inverser pour
entendre « bain de sang, devoir de protéger le peuple, conscience universelle… »
L’ultime
enjeu pour Shahrazad est bien d’éclairer l’actuelle casuistique des nababs. Nouvelle
Alliance Bourgeoise pour l’Armement de la Barbarie Sanguinaire, ânonne
Nothomb. Dans les guerres actuelles en Orient, les principales victimes sont
des ânes que l’on fait passer devant, poursuit Angot. Pas de meilleur point de
vue que celui de cet animal de somme pour comprendre les titans, continue
Beigbeder. Ainsi que le sort des humains subalternes : Ardisson vient de
parler. Pas de meilleur témoin non plus des vilenies du langage des
maîtres ; c’est l’avis de Bruckner ou de Badinter : Shahrazad n’a pas
encore tranché. Nous sommes la voix des NABABS, conclut Sorman. Chaque mule
ainsi baptisée, l’expédition vers l’île promise en compagnie des six écrivains
officiels serait un jeu de lettres. Sollers, Houellebecq, Attali, Lévy, Onfray,
Minc : SHALOM ! C’étaient eux les représentants dûment accrédités de
la culture française. Un glorieux vétéran fait partie du voyage :
d’Ormesson. De sorte qu’en chemin loisir est offert de scander à 13 voix :
SHALOM Ô NABABS ! Avant que les six invités qui participeront à l’émission
spéciale ne prennent congé des hôtes restés au palais, Shahrazad flatte les
élus à quatre pattes. Chères mules, j’ai encore beaucoup à dire, mais vous avez
aussi droit de parole. Et d’abord, que pensez-vous de cette inversion par quoi
chez les mortels s’attribue divinité à ce qui relève de la bestialité ?
Car c’est tout l’enjeu du théâtre de l’Atlantide. Un habile jeu de miroirs leur
permet d’inverser dans la représentation le renversement qui s’est produit dans
la réalité, faisant paraître encore droite une pyramide où le sommet n’est plus
supérieur aux bas-fonds. L’esprit semble y dominer la matière, quand
l’encéphale est commandé par une logique intestinale… Des projecteurs cachés
sait-on où incendiaient le panorama sous-marin en technicolor. Toute la voie menant
vers l’île se trouvait éclairée par un alignement de sphères lumineuses
tournoyant sur elles-mêmes avec une lenteur cosmique. Franchissons les sept
mers, s’écria Shahrazad, en nous souvenant que la terre nous a coûté sept
ciels ! Voyez Jérusalem et tous ces décombres alentour !... Car il ne
fallait pas oublier que si Bagdad, Le Caire et Damas en ruines avaient trouvé
refuge en Atlantide, l’objectif impardonnable de cette pièce de théâtre était d’en élucider les raisons !
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