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Quelque regard extralucide peut-il deviner,
sous la peau de ce bouc dont les cornes viennent de cogner la porte-fenêtre, un
maillot rayé du FC Barcelone frappé du label Qatar ? N’œuvre ici que l’Œil
imaginal de Shéhérazade. Un murmure approbateur saluant mes paroles s’accompagne
de rires en direction du trop curieux animal. Ne sommes-nous pas dans un conte
oriental ? Egayé par cette apparition comme par les propos tenus à l’écran,
le public m’offre toute liberté de poursuivre ce prêche divertissant. Le PDG d’une
marque de luxe américaine, ajoute l’héroïne de la soirée, vient d’occuper les
Beaux-Arts de Paris pour en faire le décor de son dernier défilé de mode, sponsorisé
par le Qatar. Ces lieux consacrés aux muses qu’étaient les musées ne
deviennent-ils pas des boutiques et celles-ci des galeries d’art, où n’importe
quel Pinault ou Arnault se doit d’associer son image de marque à la
création ? Le Qatar, fondé en 1971, n’est-il pas le premier Etat
postmoderne, quand son voisin saoudien – dont la famille royale nous accueille
ici – demeure l’ultime Etat prémoderne ? Je prie donc nos hôtes représentant
les Etats-Unis, le Canada, l’Union européenne, Israël et la Turquie, sans
oublier l’Iran – non plus que nos célébrités de la littérature française – d’ovationner
ces deux pays. Car ils sont l’avant-garde artistique du monde libre et
démocratique !… Voyez donc ces images, où l’on aperçoit quelques-uns des
millions d’esclaves bengalis, népalais ou indiens réduits aux travaux forcés
dans les prisons à ciel ouvert du désert, dont plusieurs milliers crèvent
chaque année pour qu’aux milliards de spectateurs vous puissiez offrir une
compétition mondiale de football dans la vitrine du Qatar. Mécène des gangs
mercenaires semant la mort en Syrie, la dynastie Al Thani trône au cœur du
réseau mafieux gouvernant la planète. La gestion du terrorisme comme pratique
de gouvernement ne signifie rien d’autre que celle du gangstérisme en guise de
police dont j’ai parlé. Le crime organisé fera régner sa propre morale. Une
fois ce principe établi, pourquoi s’encombrer de vaines idéologies ? Fondé
sur la hantise du serpent, le monde judéo-chrétien prépare son apothéose. Le
christianisme a-t-il jeté l’opprobre sur le bouc, figure démoniaque du dieu
Pan ? Ce n’est qu’un renversement symbolique de plus à faire accepter par
les populations. Leur esclavage idolâtre passera de l’adoration d’Elohim à la
vénération du Moloch. Simple retournement d’une civilisation sur son axe millénaire,
comme il est dit d’un agent passant à l’ennemi. Ces espions de Yahvé qu’étaient
les vieux clergés deviendront ceux de Satan, dès lors que le Malin paiera mieux que le Divin.
Des remous
se firent entendre. Quelle monnaie servirait-elle à donner le change ?
Après les propos relatifs à la représentation de Satan sous les traits du dieu
Pan – c’est-à-dire du bouc –, mon irruption dans le salon produisit un effet panique sur
l’élite mondiale comparable à l’apparition de Socrate, Jésus ou Karl Marx.
Il n’est pas jusqu’aux ânes de la cour qui ne se mirent à
braire. Shahrazad continuait toujours de mobiliser l’écran. Si l’expansion de
l’économie capitaliste se fonde, avant le nucléaire, sur les champs de pétrole,
dont l’exploitation massive répondit au besoin de briser le prolétariat
d’Europe structuré autour des secteurs vitaux du charbon et de la sidérurgie,
c’est un rôle stratégique central qu’ont joué l’Etat d’Israël et l’idéologie judaïque…
La voix de
Shahrazad s’interrompt en même temps que l’écran s’éteint. Les invités se ruent
sur l’animal coupable du scandale, et je n’ai d’autre échappatoire qu’un bond
vers le jardin. Capturé, pas la moindre chance d’être épargné par le couteau
sacrificiel. Dans un bruissement d’ailes, une forme se glisse venue des airs et
je sens sur mon dos la présence de celle dont les hôtes n’ont appréhendé que
l’image et la voix sur l’écran. Shahrazad me chevauche au seuil de la porte-fenêtre,
obligeant au recul mes justiciers. Votre château de sable, s’exclame-t-elle, ne
résistera pas à la prochaine marée de pleine lune. À nouveau le miracle opère,
chacun se résignant à l’écouter. Comme un jeu de cartes ovales, elle brandit un
lot d’écussons semblables à ces autocollants signalant le pays d’origine des
automobiles. Permettez-moi, lance-t-elle, de vous délivrer ces sigles ayant
cours en Atlantide, pour un voyage imminent ! US les Etats-Unis, C le
Canada, AS l’Arabie saoudite, UE l’Union européenne, T comme Turquie, I pour
Israël et l’Iran, Q comme Qatar. Mais d’abord, il faut penser au modèle de discours
propagandiste mis au point par l’Eglise catholique romaine afin de légitimer au
long des siècles ses impostures idéologiques. Et voici, recueillez chacun votre
identité ! Le jeu de signes vola, se posa sur le tapis du salon.
CASUISTIQUE pouvait se lire. Vous comprenez ? C’est d’une casuistique
nouvelle que votre classe a besoin, pour justifier sa domination. Car l’absence
de scrupule moral ne devrait pas vous dispenser de faire preuve d’un art supérieur dans la simulation !
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