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Shahrazad (qu’ici tu nommeras Shéhérazade,
car elle t’oblige à empiéter sur son espace théâtral) pourrait bien aggraver ton
cas. Déjà les sbires de l’Institut français d’Agadir semblaient avoir alerté
les autorités sur le cas d’un trublion belge usurpant l’identité d’écrivain,
dont l’unique motivation paraissait être de discréditer la tribu de Moïse et du
prophète Josué… Qu’y puis-je, avouas-tu lors de l’interrogatoire, si votre
système a la Torah pour logiciel ? Ils notèrent scrupuleusement ta
déposition. L’Atlantide est grande et Shéhérazade sa prophétesse :
pareille profession de foi, non sans sourires de connivence, constituait une
solide base d’investigation. Mais quel était ton but ? La France, dans une
région sensible comme le Maghreb, ne pouvait négliger toute piste susceptible de
fournir une information qui serait traitée à l’échelon adéquat. Ton dossier
portait la trace d’une intervention à Bruxelles, voici quelques années, contre
leur actuel ministre des Affaires étrangères. Elle était longue, depuis la
première guerre du Golfe et quelques textes publiés par une revue bénéficiant
du soutien financier de Pierre Bergé – laquelle revue en périt – la liste où
figuraient tes forfaitures par le verbe… Et justement : Laurent Fabius
devait accompagner Manuel Valls (l’extérieur et l’intérieur conjoints) dans une
tournée des pays islamiques imposée par la menace d’attentats terroristes,
selon des sources fiables au Qatar et en Arabie saoudite. Au nom d’une vieille
tradition de coopération entre la France et le Maghreb, s’organiserait une
opération de sécurité commune à tous les pays alliés contre Al Qaida. Le risque
était réel et notre vigilance totale, avaient précisé les deux ministres, auréolés
chacun du prestige acquis face au double adversaire des Roms et de la Russie.
Moscou ne se prétendait-elle pas toujours la troisième Rome ? Leurs
déclarations étaient vigoureusement appuyées par l’Elysée, le président de la
République ayant pris la peine d’expliquer que, si l’on versait autrefois des bakchichs
aux despotes et à leurs généraux, dont un dixième revenait pour payer les
élections, désormais le terrorisme était la seule manière de justifier les
avions de chasse au Sahel, ce qui revenait moins cher au trésor public. Mille
Rafale nettoieraient donc le désert de mille tribus hostiles aux droits de
l’homme et à la démocratie… Quant à ton histoire se voulant un digest de
l’Histoire, un comprimé contre le mal de tête affectant selon tes dires
une civilisation, qui ne la taxerait du plus répugnant des qualificatifs, suggérant
une complicité de tous les génocides ?
Il y eut alors un temps mort en Atlantide…
Aha !
Je vous y prends ! Cette île mythique à laquelle vous tentiez en vain de
conférer une illusion d’existence littéraire, ne pouvait avoir un semblant de
crédibilité que dans l’hypothèse où le temps y était aboli… L’inspecteur devant
lequel je comparaissais au 3e étage de l’Institut ne me prenait plus
pour un simple d’esprit relevant du rez-de-chaussée. Son cursus universitaire
se lisait dans ses lunettes roses. Hélas pour vous, souffrait-il pour moi, vous
avez ruiné votre projet si l’on peut dire. Si le temps n’existe pas en
Atlantide, comment un temps mort pourrait-il s’y produire? Avouez que la
seule raison d’être de toutes vos fictions n’est que d’assurer la publicité de
vos curieux prénom et patronyme. Je le pris au mot. Oui, c’est bien une fable
qui se déroule ici d’Anatolie en Atlantide, au gré de l’errance de mes héros ou
héroïnes. D’un geste, il donna l’ordre de me transférer au 5e étage.
Là m’accueillit une surprise plus distinguée. La présence d’une telle célébrité
prouvait que l’on avait mis en œuvre les grands moyens. Ce qui n’était pour
Shahrazad qu’une idée saugrenue – la réalisation d’une émission spéciale d’Apostrophes
–, ils se mettaient en frais de le concrétiser. Mais ce brave homme pouvait-il
comprendre les enjeux d’une telle histoire ? À moi d’interroger :
quel être ignoré devrait-il être l’objet de la littérature, sinon la
Sphère ? quel meilleur séminaire pour étudier la Sphère qu’un théâtre de
l’Atlantide ? Et d’ailleurs, croyez-vous être autre chose qu’un enfant de
Shahrazad ? Bernard Pivot se renverse dans son fauteuil. J’ajoute :
voulez-vous un mirage ? une pluie de comètes ? un dragon battant des
ailes et crachant le feu ? des papillons crevant la surface des eaux comme
autant d’âmes remontant des fonds marins ? Son masque de perplexité
professionnelle m’encourage à poursuivre. Car enfin, c’est bien de liberté
qu’il s’agit ici – de l’ultime liberté –, nous sommes d’accord ? Tout à
l’heure, au 3e étage, on me faisait grief de mon nom. Mais le monde
a tellement pivoté sur son axe depuis quarante ans que je suis assez bien placé
pour m’interroger sur votre rôle dans ce basculement, cher monsieur Pivot.
Parfait dans son rôle il pince la bouche, mordille le bout de ses lunettes et
lance un vaste geste au public imaginaire, l’air des plus concentrés.
Parlez-moi donc des âmes en forme de papillons, ça m’intéresse...
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