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Tout fut à nouveau comme en un autre lieu, un autre temps.
Même et surtout si c’était bien un caravansérail des Mille et Une Nuits, cet édifice ocre d’un kilomètre de côté dont
la muraille crénelée se dressait face à la mer, sur la route entre Agadir et Aourir.
Pour la seconde fois je m’autorise à envahir la scène de Shéhérazade, qui s’éloigne
sur son âne en direction de la bourgade. Les cimes où vous propulse un espoir
de salut ne prouvent rien de moins que la profondeur du précédent naufrage.
Fredonnant avec le temps de Ferré, je suis envahi par une sensation plus
effrayante que l’arrêt d’un taxi venant de frôler l’accident. Quelque chose
comme l’épouvante au fond d’un puits de néant. L’horreur pure des viscères à la
place du cerveau. Dans une dimension ni de sommeil ni de veille, relevant d’un
trou de l’espace et d’un temps à part, je ne peux croire au cri de ce panneau
publicitaire en lettres géantes, illustré par une célèbre pomme : SAVOUREZ LE FRUIT DEFENDU !
Je n’ignorais pas le projet de complexe
touristique voisin (Taghazoute, le paradis retrouvé), dont les réclames pour
de futurs golfs s’étalaient tout au long de la baie (Naturelle, Authentique,
Intemporelle), mais le dernier slogan conçu par et pour l’un des sponsors (la
marque Apple), en ce grouillement de la misère qu’est Aourir, et non
loin du village de montagne de Tamaroute où se tente une résistance à l’envahisseur, confirmait l’inversion monstrueuse...
Big Apple (ainsi qu’il est convenu
d’appeler la Ville des Villes) – dont le caractère mythique du nom, renvoyant à
l’Eden, se redouble du fait qu’il est aussi celui d’une firme devenue le plus
prestigieux symbole du monde libre et démocratique – Big Apple, donc, offre à
l’humanité promesse de bonheur avec une telle candeur que nul, en y croquant, ne
doit soupçonner ce qui s’y love. C’est pourtant bien à dissimuler la présence
de ce que Dante, au dernier Chant de son Enfer, nomme « l’affreux
ver qui perce le monde », que s’emploie la totalité du personnel
idéologique occidental depuis quarante ans ! Le banni de Florence n’a-t-il
pas génialement décrit les traits de ce qui, de siècle en siècle, passe et
repasse : « Voici venir la bête à queue aiguë, qui passe les
monts, qui brise armes et murs, voici celle qui infecte le monde » ?
N’a-t-il prophétisé l’engeance qui déploierait sa puissance au long du
millénaire que durerait le sommeil de Shéhérazade, pour étendre au globe son
empire d’insatiable cupidité : « Sa face est celle d’un homme juste,
tant elle a l’apparence bénigne, et le reste du corps est celui d’un serpent » ?
Dans la Mercedes blanche les six écrivains franchissent le portail du château.
Vers quel
autre rendez-vous qu’avec le temps s’en était allée Shahrazad ?
Les environs sont déserts bien que ce soit jour de marché sur l’esplanade en
contrebas de la côte, où ce fortin mauresque vient d’accueillir le taxi dans un
ballet de limousines. Comment séparer les arènes du monde et le théâtre de
l’Atlantide ? Quelle représentation se prépare en ce décor donnant sur
l’océan, propriété de la famille royale d’Arabie saoudite ?... J’avais
certes oublié l’Aïd al Kebir, cette fête commémorant le sacrifice d’Isaac par
Abraham – ou plutôt la suspension de son geste par l’ange et la substitution
d’un bouc à la victime humaine, comparables au rituel de Dionysos pour fonder
le théâtre et la civilisation. La fête vide les rues du monde musulman de
l’Atlantique au Pacifique. Elle m’autorisait à me déguiser en boujloud, vieille
coutume carnavalesque berbère consistant à revêtir la peau de bêtes sacrifiées,
pour être libre de mes mouvements… Savourez le fruit défendu !
La bête – le ver ou le serpent – ne s’était pas seulement emparée de la pomme du monde.
Elle en définissait les lois, munie du glaive de feu dévolu à l’ange de la
Genèse. Cul par-dessus tête l’humanité. La bouche n’est pas l’anus non plus que
le cerveau les tripes tentais-je de balbutier pour conjurer l’horreur. Je ne
trouve pas les mots susceptibles de peindre une scène où seul quelque envol
héroïque de la mouette que j’ai rêvé d’être peut m’empêcher de sombrer. L’ange
n’est pas la bête. La parole a un sens. L’univers des signes est orienté. Nature
sans culture n’a pas de finalité. L’esprit prévaut sur la matière. Des mots
sans pensée n’atteignent pas le ciel. Cette succession d’élans et de chutes me
conduisait, dans un bousculement d’idées brèves, à une synthèse de l’existence.
L’inversion de ces phrases ne définissait-elle pas le monde où nous
vivions ? Si l’on considérait l’univers – et la vie – comme orientés selon
cet axe, un destin régressif caractérisait aussi bien la voie du néant que le
processus de la tumeur. Qu’est un cancer sinon la pathologie des cellules ayant
perdu le chemin du sens, le moyen devenant la fin ? Soit, ce qui définit
le capitalisme. Tout cela vaguement pensé dans ma tenue de boujloud, sur le
bas-côté de la route menant d’Agadir à Aourir, lors même que – comme pour me répondre –
une silhouette féminine voilée de noir contemplait cette scène du haut de la tour d’angle du palais…
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