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Caillots de sang noir


 « Je chante pour passer le temps
Petit qu’il me reste de vivre
 »
ARAGON  

On naît posthume. Certains, mieux que d’autres, justifient cet attribut. Peu furent davantage que moi le dramaturge, le metteur en scène et l’acteur d’une existence offerte à son public jusque dans l’au-delà. C’est ainsi qu’il me revient d’organiser une pièce de théâtre dont n’est pas encore advenue l’heure d’annoncer le titre, même si peut être déjà divulgué qu’elle aura pour décor symbolique une île engloutie…

Croire l’incroyable, penser l’impensable, imaginer l’inimaginable : c’est à quoi vous invitera cette mise en scène conçue depuis le Diwan des Ancêtres en Atlantide. Vision de l’invisible requérant une eau-de-feu surnaturelle (un alcool de figues à mille degrés) qu’au lendemain de ma désapparition, voici près de vingt mois, les mortels furent conviés à écluser pour célébrer le premier prix de la Sphère, attribué au pêcheur guinéen Aly Badara pour son poème Poisson Insoluble...

Quels batifolages et fariboles de galapiats dans ce lazaret sous-marin ! Mon nouvel ami Lénine m’y demande pourquoi j’ai signé Totem, plus de vingt ans durant, une correspondance dont mon interlocuteur était baptisé Tabou. Je lui réponds en citant la quatrième de couverture du premier roman de ce dernier, publié voici plus de trente ans : « Plongez vos mains de guérisseur dans l’esprit d’une société comme la nôtre : vous avez toute chance d’en retirer les caillots de sang noir qui lui tiennent lieu de pensée ». Comment Lénine, qui vendit des cravates aux bourgeois dans les rues de Paris, pouvait-il n’être pas aux aguets de ce que publiait la maison d’édition du Parti communiste français ? Bien sûr qu’il avait remarqué ce roman craché non moins que chanté par un Belge au moment du Grand Séisme, où le héros se trouvait être un prolétaire du canal de Bruxelles s’opposant au Doktor Bubble Gum et relatant ses expériences en Afrique, au Mexique et en Union soviétique. Et Lénine avait lu mon article consacré à ce livre…

« Que reproche-t-on, à plus ou moins juste titre, au roman actuel ? De ne plus être pertinent sur l'état du monde, parce que les écrivains n'en saisissent plus les interrogations majeures, trop repliés sur leur petit tas de secrets. Ce livre-ci déjoue tous les sceptiques, riposte aux oiseaux de mauvaise augure. « Pleine lune sur l'existence du jeune bougre » est plus qu'un événement de la rentrée, comme on dit dans ce vocabulaire saisonnier qui a contaminé l'édition. C'est une thérapie de choc administrée à tous les conforts intellectuels. Entendons par là, à droite ou à gauche tout ce qui aurait pu avoir oublié qu'un art qui n'est pas irrigué par une expérience périlleuse est vain. Jean-Louis Lippert, donc, nous donne un autoportrait en chaman de la société post-soixante-huitarde. »

Jusque dans l’au-delà je revendiquerai donc toujours le surnom de Totem, ayant exercé pour nombre d’auteurs une fonction tutélaire. Et je continuerai d’appeler Tabou celui qui me gratifia d’un signifiant des plus significatifs, parce qu’il se définit comme un lanceur de signes – un sémabole – dont l’œuvre est dépositrice du plus occulté de tous les signifiés dans ce pays : l’histoire du Congo belge en la mémoire d’un enfant de l’empire colonial, qui en resterait à jamais un inadapté. Si j’ai favorisé la propagation d’une rumeur selon laquelle, personnalité des plus officielles au sein d’un paysage intellectuel où se cultive une passion de l’entresoi, j’étais aussi et peut-être d’abord un « hors-la-loi », c’est en raison d’une conviction profonde m’inclinant à subvertir les codes imposés par cet entresoi dans un enclos strictement belgo-belge. Rien n’en témoignera mieux que le Théâtre de l’Atlantide. Vus d’ici, les mortels nous apparaissent en effet connectés à des machines quantifiant chaque aspect de leur vie, mais vidés du fluide universel reliant la source des fleuves à la sève des arbres, et les rivages aux fruits par la rêverie des nuages. Ils sont pour la plupart eux-mêmes (et sans le savoir) inadaptés à ce que serait une existence vraiment reliée, c’est-à-dire délivrée des réifications et aliénations bourgeoises.

L’océan fait marée de notre défunt sang.
Depuis les braséros sous-marins des Ancêtres,
Il s’offre comme alcool au banquet des étoiles.
Réunis au Diwan nous écoutons leur chant
Prodiguer aux mortels en leur souffrance d’être
Miracle de nos voix captables sur la Toile.

( à suivre )

TOTEM

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