Bénédicité pour la cécité d’une cité
« Why was I born ? » John COLTRANE
Pourquoi John Coltrane s’est-il signalé ce soir, alors que voici peu je recommandais à tel responsable des pages littéraires de l’écouter
pour lire Axiome de la Sphère ?
Il est douteux que le factotum puisse entendre l’un ou l’autre, tant cet hymne de Coltrane accompagne celui de Gilgamesh…
« Vois-tu, confie le sax ténor, ils ne te pardonnent pas les voyages hors de leur enclos. Là où tombe l’inspiration, leur illusion.
Là ou se trouve ce que j’appelle ÉLATION ÉLÉVATION EXALTATION. S’ils boutiquent les bouquins, c’est pour le parfum d’autre monde qui s’en exhalait jadis.
Mais ils restent les gardiens du troupeau, la flicaille de ce monde-ci.
D’où cette haine à l’égard de la menace que tu représentes à leurs yeux plombés d’écailles reptiliennes, à leurs oreilles de béton armé.
Ils doivent donc t’occulter sous peine de s’effondrer, c’est ça leur truc »…
On oublie que les contrées dont le soleil n’est pas l’ami prédisposent à l’extinction des feux mentaux.
« Petit pays, petites gens, petit esprit », se riait un monarque à barbe blanche assez roué pour deviner l’avidité d’un peuple complexé,
prêt à se ruer dans une aventure coloniale qui offrirait à ses vrais maîtres l’uranium d’Hiroshima
selon les protocoles d’un plan Manhattan orchestré par Spaak, le véritable assassin de Lumumba :
tous éléments que tu recueillerais chez les vieux lumumbistes à Kisangani pour en nourrir ton roman Mamiwata, qu’ils ont enterré comme Patrice.*
Ici, c’est la sirène du fleuve Congo dont je capte la voix. Le vieux génocidaire – qui fréquentait James Ensor,
et dont le successeur vénérerait Verhaeren – pouvait-il imaginer qu’un siècle plus tard l’élite intellectuelle de son royaume arborerait les masques fardés
de l’Entrée du Christ à Bruxelles, dont on ne comprendrait plus le sens de l’étrange banderole traversière : Vive la Sociale ?…
Cet esprit n’est plus toléré. Gilgamesh aurait pu demander à James Ensor de peindre Icare à Babel en clin d’œil à Breughel pour illustrer
sa propre entrée à Bruxelles, et d’y loger les personnages d’Axiome de la Sphère
au sommet d’une préfiguration de la tour Panoptic, pour lancer depuis sa Mésopotamie natale ravagée par Kapitotal des harangues pleines de sens,
que ces éclats adamantins se fussent vu accorder le statut de poussière…
Dans une scène du film Salo ou les 120 journées de Sodome (son arrêt de mort),
Pasolini donne pour métaphore du rapport de domination fasciste l’obligation faite aux esclaves d’ingurgiter leur merde.
La musique de Coltrane s’en souvient, non moins que la sirène du fleuve Congo.
C’est aujourd’hui la principale fonction de l’appareillage médiatique au service de Kapitotal,
que de faire massivement consommer les déjections d’une industrie culturelle excrétée par tous les étages de la tour Panoptic…
Source, fleuve, rivage, mer et retour à la source par les nuages : tel est, à l’encontre de cette intoxication, le cycle de l’aède ouvrant sur la Sphère.
Dans un premier manifeste intitulé Sphère Convulsiviste, publié en 1979, je qualifiais l’ère contemporaine de convulsive et en appelais,
face aux convulsions ne pouvant manquer de caractériser cette époque, à une convulsivité supérieure de l’esprit.
Le philosophe Lucien Sève a bien voulu considérer pareil vocabulaire comme antonymique de l’idéologie postmoderne.
Il s’agissait de valider les sources prétendument taries de la modernité : d’y recueillir les ferments toujours vifs
d’une dialecticité du réel unissant terre et ciel comme nature et culture, matière et esprit, biosphère et psychosphère.
Un tel mouvement ne pouvait ignorer la dialectique du maître et de l’esclave, non plus qu’une théorie de la praxis appelée de ses vœux par Gramsci,
à défaut desquelles se produirait une hibernation mentale aussi désastreuse que le réchauffement climatique…
Révélation prophétique, réflexion philosophique et intuition poétique se combinent trinitairement
pour conjurer les maléfices d’un monde binaire (que Marx voyait réduit aux eaux glacées du calcul égoïste)
où Nietzsche est désormais la boussole d’un sens unique intellectuel et spirituel.
Ne voit-on pas s’accoler régression pré-moderne et futurisme postmoderne dans une copulation sans avenir viable,
où la soumission au fatum n’a d’égale que l’hallucination technologique ?
Tels sont les thèmes brassés par Gilgamesh et Jérôme Bosch dans Axiome de la Sphère…
Pour avoir eu l’honneur et le bonheur de voir nombre de mes livres faire l’objet de comptes-rendus par Pierre Mertens, Jacques De Decker ou Michel Grodent
dans les colonnes du Soir – à l’époque où étaient encore admises des pages de critique littéraire non conformes aux normes des rubriques sportives
(la qualité desquelles ayant également chuté suivant la pente générale d’une société descensionnelle) – , m’est-il permis de signaler
que les succédanés de contrefaçons des recensions livresques s’y donnant à parcourir aujourd’hui selon des modalités publicitaires,
ne font plus preuve que d’une ignare crétinerie satisfaite ?
Qu’ils s’autorisent, par exemple, à citer le nom de Rimbaud, relève de pure scélératesse…
La littérature offre l’occasion d’une rencontre avec des personnages que l’on aurait pu être et qu’on n’a pas été, mais qui gisent ignorés au fond de tous.
L’humanité s’y découvre une dans son innumérable multiplicité depuis le héros de sa plus vieille épopée,
telle qu’elle fut préservée sous forme de signes gravés sur des tablettes en argile depuis cinq mille ans…
Comment résister à la tentation de mettre en scène Gilgamesh, mythique roi d’Uruk, parmi les actuels migrants venus d’Irak ?
Son errance depuis Babel ne devait-elle pas le conduire à Bruxelles ?
Cet exercice de liberté qu’est le roman n’autorisait-il pas l’auteur, scribe avoué de Gilgamesh,
à décrire son itinérance picaresque jusqu’au pied du mont Ararat, où la Bible situe l’échouage d’une arche qui ne fut pas sans conséquences ?...
Et si le Jardin des Délices de Jérôme Bosch brasse dans sa vision l’histoire entière de l’humanité,
depuis le paradis perdu jusqu’aux enfers contemporains génialement préfigurés sur ce triptyque,
ne convenait-il pas d’y faire pénétrer les personnages d’Axiome de la Sphère,
en sorte que s’inscrive un cycle de cinq siècles dans celui de cinq millénaires ?...
Pour de telles raisons ce livre ne peut faire l’objet d’aucune recension dans Le Soir de Bruxelles : nul n’est censé connaître son existence.
Un autre cycle n’est-il pas aussi en jeu : celui des cinq dernières décennies ? Mais l’incompétence ne constitue jamais une excuse recevable.
Un chef des rubriques littéraires, dans un quotidien de référence, est capable de lire ou il cède la place.
Combien de jeunes diplômés se morfondent-ils au chômage, nourrissant d’inquiétants ressentiments contre une société n’ayant plus à sa tête que des panses ?
Même s’il est naïf d’imaginer que cette médiocrité ne corresponde pas à une intention délibérée ;
même si l’extinction programmée des feux de l’esprit saute aux yeux, comment ne pas interroger les modalités actuelles de cette vieille guerre d’usure ?…
Car de telles stratégies, quand elles sont avérées, ne justifient pas que leur mise en œuvre bafoue d’une manière aussi éhontée
certaines règles de bienséance élémentaire, dont se parait hier une société dite civilisée.
Peut-on accepter que la barbarie s’exhibe sans masque, à l’heure où sont interdits les visages à découvert dans l’espace public ?
Un minimum de common decency (pour user des mots d’Orwell) n’est-il pas requis dans l’exposition même de la vulgarité ?
Le système culturel bourgeois, n’ayant d’autre aliment que la récupération de ce qui le combat, peut-il s’en passer sous peine de succomber d’inanition ?
Quand les technopithèques, réduits à l’état de contenants vidés de contenus, s’en remettent à leurs prothèses électroniques pour se donner contenance,
n’y a-t-il pas lieu de dénoncer un crime contre leur descendance ?...
Bien sûr, toute censure manifeste est une excellente nouvelle.
À l’inverse de ses objectifs, elle transperce le rideau de brouillard couvrant d’un voile opaque ce que j’ai nommé dans mes romans le Nouvel Ordre Édénique.
Il fallait prouver par l’absurde qu’un gigantesque appareil digestif ayant pour méandres du cerveau les circonvolutions d’un intestin,
ne pouvait ingérer un être aussi peu comestible que Gilgamesh, et devait lui réserver le sort dévolu aux matières fécales.
C'est-à-dire l’anéantissement : Vernichtung…
Décider de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, qu’on le sache ou non, rappelle toujours le pari de Pascal.
Ce que comprenait naguère une gent littéraire capable d’opter pour des créations que sa raison désavouait.
Car il y avait conscience d’un risque : celui de vouer aux chiottes un possible antidote aux virus infectant le corps social.
Mais il n’y a plus de risques, depuis que le Moloch impose la seule forme universelle d’agrégat des monades individuelles,
ainsi que l’atteste son bilan de santé.
L’on préfère ignorer l’auteur des Pensées, qui concevait la Sphère comme sans limites et dotée d’une infinité de centres :
idée centrale d’Axiome de la Sphère…
Pourquoi Gilgamesh (héros de la première épopée de l’humanité) s’est-il invité dans un tel livre ?
Il suffit de l’ouvrir pour le découvrir. Encore faut-il que le public soit avisé de son existence.
Hors de question pour Le Soir. Et c’est là que surgit le fameux pari, sous une forme inversée,
quand en guise de pensée s’impose au journaliste la nécessité de faire comme si cela n’existait pas –
trop entraîné par son penchant à faire comme si les irréalités ordinaires existaient.
L’essentielle réalité d’un livre n’est-elle pas dans le rapport entre l’auteur et son lecteur, médiatisé par qui dispose du pouvoir d’informer celui-ci ?
Mais la plupart des gens ne parcourt plus les gazettes que d'un œil, l'autre fixé sur les écrans.
Par inertie routinière. On feint de croire à la véracité d’une baronne Amélie comme on entretient l’illusion de façade sur les shows politiques :
aux meilleurs experts en simulacres iront tous les suffrages…
On pourrait croire, en considérant l’ordinaire système des représentations falsifiées d’un œil conditionné,
qu’éternellement se poursuivra le cirque des podiums et tribunes mêlant joutes sportives, compétitions électorales,
jeux-concours télévisuels et prix culturels sur un mur de pixels tapissant le fond de notre caverne.
Mais il s’agirait là de la principale hallucination générée par une confirmation du mythe platonicien.
Qu’un œil vraiment autre soit dirigé vers cette pantomime privée de substance, et celle-ci révèle sa nature de vitrine à bibelots d’inanité sonore.
Il est donc impératif, pour la Kulturindustrie, que soit exclue toute vision globale extérieure à cet étal – comme peut l’être celle de Gilgamesh –,
qui offre au regard un tableau des relations entre vitrine, comptoir central et caisse du Worldmarket…
Dès lors, tout ce que pourrait divulguer l’archaïque roi d’Uruk, devenu magicien d’Irak,
sera tenu pour moins que divagations d’un fou parlant seul aux carrefours : ce prodige n’existe pas car de tels dits sont interdits.
L’humanité ne se trouve-t-elle pas dans cette situation sans précédent de souffrir mille douleurs issues d’un mal
dont elle est sommée de ne pas voir les causes, alors que leurs effets ne cessent d’aggraver chaque jour pestes et famines, guerres et morts ?
Celui qui dit le mal est dit mauvais ! Les mots d’un livre ne disent pourtant pas tout ce qu’il contient,
mais se prolongent dans une dimension invisible où gît le sens caché qu’il revient au lecteur de découvrir, si le livre est dit exister.
Ce qui fait de l’auteur un être fragile, à la merci d’échos validant la réalité des territoires conquis sur le néant.
L’ère du Fakebook est donc sous la tyrannie d’une usine à bruits faisant retentir le vacarme de mille bavardages à propos du néant :
Gilgamesh ne peut ainsi, d'aucune manière, avoir fait dans un roman le voyage de Babel à Bruxelles…
Qu’attendre de ces mœurs vérolées ? « Pour avoir un article, il faut l’inviter dans un très bon restaurant »,
disait de l’officier médiatique en question tel politicien reconverti dans l’édition.
De fait, aucune publication du Miroir Sphérique
ne fut recensée par Le Soir durant la dernière décennie.
Le diagnostic de Gilgamesh – en regard de ce qu’il a pu voir depuis 5000 ans – n’est-il pas accablant sur la perte de substance de l’être occidental ?
Un recul de cinquante siècles n'est donc pas inutile pour observer l’effondrement spirituel et intellectuel des cinquante dernières années.
Cette pandémie des âmes n’est certes pas une information digne d’intérêt selon les critères de la 5G,
mais sans doute l’avenir littéraire accordera-t-il plus d’importance à la rencontre entre Gilgamesh et Jérôme Bosch qu’à mille milliards de données du Big Data.
Sous l’apparence d’un stockage de mémoire, un même indice d’insignifiance ne voue-t-il pas brouillards du cloud et chroniques livresques à l’oubli ?
C’est l’enjeu d’une guerre de réclusion, de séquestration, d’incarcération des populations.
Pour les dresser à subir mesures de contraintes et conditions de confinement sans poser de questions, crucial est le champ de bataille des mots.
Toute stratégie de coercition – physique et psychique – a pour impératif un contrôle du langage, donc de la littérature.
Qui doit être réduite à sa trivialité la plus prosaïque, la moins éclairante poétiquement.
D’où la promotion des crédos du nihilisme désenchanté par une valetaille prostituée.
Les vomissures d’un Houellebecq faisant l’éloge de Trump s’étalent en pages entières,
quand Gilgamesh, affrontant Killer Donald et Baby Mac, MBS et Biblik Bibi non moins que le couple Badinter,
élucide pour personne l’axe Washington-Jérusalem-Riyad…
Sauf pour John Coltrane, dont le chant stellaire illumine la Sphère.
Anatole Atlas, le 8 octobre 2020
* Jacques De Decker m’avait révélé faire partie d’une société secrète (le club de la Demi-Pinte)
présidée par Étienne Davignon (personnage d’Axiome de la Sphère, où il apparaît comme le Parrain de la Belgique).
Si l’on sait que ce magnat ayant fait son magot sur les mines du Congo était le bras-droit de Paul-Henri Spaak en 1961,
lors des complots menés par l’Union minière et le Katanga sécessionniste contre Lumumba et Dag Hammarskjöld,
et que JDD fut intronisé dans ce club en tant que responsable culturel du Soir par Yvon Toussaint,
qui en était alors le directeur et rédacteur en chef, il est facile d’imaginer qu’ait pris sa place M. Vantroyen, à qui fait allusion ce Bénédicité.
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