Jetztzeit du Totem
« Ces voix venues d’un monde éteint. » Walter BENJAMIN
Le Diwan des Ancêtres est friand des lanternes magiques.
Toutes les péripéties des mortels y défilent, réelles et imaginaires,
à l’instar d’un roman sphérique où miroiterait une infinité de regards.
L’œuvre d’art absolue se découvre en l’au-delà, dont offrira comme un avant-goût ce théâtre de l’Atlantide.
On y voit l’Albatros des grands fonds parisiens convoler avec une sirène ailée du Congo.
Car la Parole est moyen de transport entre les mondes.
Ce véhicule de luxe au royaume des esprits se rit de la frénésie des mortels
à sans cesse accroître les performances techniques de leurs bolides en l’ici-bas de la matière visible.
Elle saute les siècles en un clin d’œil aussi vite que l’imagination fait aller-retour vers une planète viable, assure mon nouvel ami Lénine.
Son vieux pote Ernst Bloch renchérit en désignant une perspective ouvrant sur le Totum utopique de l’histoire entière,
où l’humanité se voit progresser vers la fin de l’aliénation dans une société sans classes.
La pipe à eau du narghilé passe de bouche en bouche et Theodor Adorno rappelle à l’assemblée réunie autour du braséro
que revient le mot d’ordre nazi « Blubo » (Blud und Boden – sang et sol) dans la propagande actuelle en vigueur chez les mortels. Walter Benjamin s’exclame :
Jetztzeit !…
Sous ce terme, précise-t-il, est désigné le Moment du Maintenant, comme lieu de rupture d’une continuité : ouverture de l’histoire à une possibilité.
Cet abordage de l’abîme où la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser, permet de désamorcer les bombes de tout terrorisme.
Un colloque en mon honneur à Bruxelles est pour lui le moment de lancer un appel à la résistance
contre ce Vernichtung de l’esprit qui infecte le Zeitgeist par la Propaganda Staffel d’une Kommandantur
ayant changé le slogan Arbeit macht Frei en There Is No Alternative…
À peine Lénine vient-il de rendre public un article paru dans la Pravda du 18 octobre 1921,
que le Diwan des Ancêtres me prie d’adresser aux membres de ce colloque un texte publié deux semaines plus tard,
dans le No 251 de la Pravda datée du 7 novembre.
« Sur le rôle de l’or aujourd’hui et après la victoire du socialisme »,
s’intitule cet article rendu célèbre par une assertion légendaire :
« Quand nous aurons triomphé à l’échelle du globe, nous ferons avec l’or des latrines publiques dans les plus grandes villes du monde.
Ce sera son emploi le plus équitable, le plus édifiant pour les générations qui n’auront pas oublié
qu’à cause de l’or on a massacré dix millions d’hommes et estropié 30 millions dans la guerre de 1914-1918,
et que pour ce même or on s’apprête à en massacrer et estropier davantage dans une nouvelle guerre
qui éclatera entre puissances impérialistes »…
Quand je publiais cet article il y a juste cent ans, me confie Lénine, le premier milliardaire venait d’apparaître en Amérique.
Un siècle plus tôt, Balzac attribuait à son baron de Nucingen – double romanesque de Rothschild –
une fortune estimée à 25 millions. Ces jours-ci, un gamin de la Silicon Valley gonfle sa bourse de 25 milliards en un jour.
Passant les doigts dans sa barbiche, l’auteur de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme
scrute ma réaction de nouveau venu au Diwan – baptisé par lui Comité central des Ancêtres – avant de poursuivre.
Avez-vous vu la foire d’empoigne des bonimenteurs au pays de la Révolution française ?
L’électeur aura le choix entre droite modérée, droite extrême, ultra-droite et fausse gauche.
Le chaos politique, marqué par une absence d’alternative aux directives de la finance et
une prolifération de simulacres assurant l’illusion d’une vaste gamme de produits pour la clientèle électorale,
ce chaosme de convulsions spasmodiques, votre frère qui présida le Sénat belge en est mort et vous l’avez suivi de peu.
Je n’ignore pas non plus (grâce à la Tchéka des Atlantes) que vous avez rapporté d’un voyage à Moscou des impressions favorables,
peu compatibles avec le discours en vigueur dans la capitale de l’Union européenne et de l’OTAN.
Qui oserait le révéler, cher Totem ? Je suis éberlué, n’ayant confié cette opinion confidentielle qu’à Tabou.
La première fois que je fus invité par celui-ci dans sa gentilhommière campagnarde, un buste de Lénine trônait sur la cheminée.
Je lui ai caressé le crâne (aussi lisse que le mien) dans un geste propitiatoire.
Ne fut-il pas l’un des plus glorieux Totems de son siècle, aujourd’hui réduit au statut de Tabou ?…
C’est avec émotion que je renouvelle mon geste sur son crâne spectral, et il me rend la politesse comme à un camarade séculaire,
clignant ses yeux mongols pour observer que l’Amérique attendit un demi-siècle après son article – 1971 – avant que
le gang des Nixon et Kissinger ne supprime la convertibilité des monnaies à l’or, assurant une liberté totale au dollar.
Le début de la fin pour l’aventure soviétique, souffle-t-il en une expiration s’envolant par cinq mille mètres d’eau
jusqu’à la surface, où ses mots seront recueillis par mon Théâtre de l’Atlantide…
Combien paraît lointaine dans le futur plus que dans le passé votre vision, remarque Walter Benjamin.
Nos aventures sont un délire incompréhensible aux démences contemporaines. Il aspire une longue bouffée.
Ses mots se fraient un même chemin liquide. J’ai traversé la vie à reculons comme l’Ange de l’Histoire.
C’est dos à l’avenir que j’ai quitté la scène des mortels pour accéder à celle-ci.
Toujours mon regard fut tourné vers l’entière procession des aïeux opprimés jusqu’à l’ancêtre Cham.
Ce pourquoi nous voyons le futur. Mais, de quelque lueur crépusculaire que s’éclaire le présent chantier de ruines,
rien n’empêchera jamais le rêve communiste d’illuminer l’humanité telle une aube à venir.
Du rêve naît la pensée dialectique, organe du réveil historique. Le rêve conduit au réveil :
c’est l’idée que creusent mes derniers textes récupérés par vos soins dans une serviette noire,
à laquelle je tenais plus qu’à mes yeux. Walter Benjamin ôte ses lunettes pour se les essuyer,
serrant contre lui cette serviette noire disparue après son suicide à Portbou le 26 septembre 1940.
L’image dialectique est onirique, elle caractérise une dramaturgie dont les paroles s’envolent
depuis les profondeurs océaniques vers la scène de notre spectacle flottant.
Sur le pont d’un navire piloté par Captain Jupiter évoluent des personnages auxquels parviennent ces voix :
ils se penchent vers la surface comme on plongerait le regard dans une tombe liquide.
Là s’ouvre un puits de vérité – devinent-ils – où les mortels pourront apaiser leur soif.
Si Tabou ne fut pas informé du colloque organisé en l’honneur du Totem,
c’est que l’accès à ce puits constitue précisément le Tabou. Loin des discours officiels.
Si la question de l’or jette un feu de sang sur l’Histoire, elle irrigue celle de la Belgique.
Aussi, parmi les acteurs de ma mise en scène sur le pont du navire figure le Parrain de ce pays.
Lui qui fit sa fortune sur les minerais du Congo, son ombre plane sur le roman de Tabou
m’ayant valu un arrêt cardiaque la veille de la remise du prix Rossel, en ce lointain décembre 1994.
Pouvez-vous prélever dix heures de votre précieux temps pour juger dix mille heures de mon travail ?
C’est ainsi que, dans le nouveau roman de Jean-Louis Lippert, un écrivain, Virgil Negrangelu, s’est fait connaître des éditeurs.
Bien lui en prit, probablement, puisqu’il remporta le prix Nobel. Il n’en opta pas pour autant pour la carrière des
lettres, puisqu’il se retrouve wattman à Bruxelles, sillonnant la ville à la commande de trams qu’il compare à des voiliers ou yachts de plaisance dans
certains quartiers aux demeures seigneuriales, cargos pour viande humaine à fond de cale dans la plupart des autres.
Virgil Negrangelu n’est qu’une des figures de ce roman à la fois torrentueux et fluvial, d’une vigueur de style qui impose d’emblée sa puissance et son rythme,
ce livre hors norme et hors format dont on se demande, effectivement, si les heurs de lecture tour à tour passionnées et irritées,
captivées et effarées qu’il propose sont de taille à cerner l’immense investissement créatif qu’il laisse deviner.
Nulle représentation ne peut déplaire au Parrain de la Belgique.
Mamiwata – seul roman consacré aux relations entre la Belgique et le Congo – fut exclu par la collection patrimoniale Espaces Nord de ses sélections.
Celle-ci amputa en outre mon recueil d’articles, qui y fut publié, de cette unique recension concernant l'Afrique.
La vérité littéraire s’arrête aux frontières du plat pays.
« Mamiwata », du nom des sirènes qui enchantent le fleuve Congo, est un roman qui s’inscrit dans une autre durée
que celle de la rotation rapide du commerce livresque. Gageons pourtant qu’on le lira dans très longtemps encore, qu’on le sondera, l’analysera de fond en
comble, reconstituera son étrange chronologie, détaillera ses références historiques, débusquera les modèles de ses protagonistes.
Car il y a matière, dans une telle masse romanesque, à déceler des pépites, des vérités fulgurantes, des développements sans précédent.
Lippert est quelqu’un qui croit au roman comme genre rhapsodique, comme vaste matrice englobant visions du monde et plaisanteries,
coups de gueule et coups de génie, élucidations, hallucinations et élucubrations.
Les Stanley Falls du fleuve Congo sont l’endroit où Joseph Conrad situait l’action de son Cœur des Ténèbres.
Dans une cinglante préface il appelle Bruxelles « ville sépulcrale ».
À la courbe du fleuve, de V.S. Naipaul, avait pour décor Stanleyville.
C’est là que se déploient les chants de la sirène Mamiwata, réduits au silence par les officialités de la Belgique.
Si j’en ai porté l’uniforme d’Officier médaillé, jamais je n’ai cautionné les produits livresques usant de l’écriture
comme d’un outil sans vocation qu’utilitaire, pour une consommation éphémère.
Tel est le cas de l’ouvrage venant d’obtenir le prix Renaudot, dont l’action a pour même cadre Stanleyville.
Son autrice rend hommage à un père qui y fut consul de Belgique.
Peu m’importerait sa frauduleuse relation de la rébellion lumumbiste en 1964,
conforme aux intérêts de l’officialité belge qui fonda le pouvoir de Mobutu sur un bain de sang perpétré
par les mercenaires au service de l’OTAN, si de ces deux récits antagoniques un seul n’avait désormais droit de cité : celui du pouvoir.
À l'exclusion des visions de l'aède. La baronne Amélie rejoindra donc le Parrain de la Belgique au Théâtre de l’Atlantide.
On peut aborder de plusieurs façons ce monstre littéraire, qui se présente en six chants dont il nous est dit d’emblée
que l’ordre est aléatoire : c’est dire les combinatoires qu’il permet.
L’une des pistes est de partir des voix qui s’y répondent, des personnages qui y tressent leurs discours :
il y a White Star, du nom du club où il se distingua, et qui s’en va en Afrique en quête de l’aïeule portugaise qui,
chanteuse de fados, y répondait elle aussi au nom de Mamiwata ;
il y a Lucifer, le fils d’Ulysse Levine, auteur d’une fresque décorant la station Montgomery,
et qui, d’une cage de verre, suit le parcours des transports en commun dans la ville et scrute les retours de Virgil,
l’écrivain wattman évoqué plus haut, qui assume lui aussi sa part de récit. Leur approche est lyrique, imaginative, visionnaire.
Si le théâtre est un espace illusoire où se donne à lire le réel, dans un jeu de regards entre abîmes et cimes,
celui de l’Atlantide promet de faire exploser le miroir de la Grande Surface.
Le Diwan des Ancêtres observe la scène bruxelloise, où la meilleure justice pouvant m’être rendue lors du colloque
organisé par le Collège de Belgique serait de valider ma qualité de Totem.
N’en rien faire acterait en bonne logique une définitive excommunication de Tabou.
Ce qui aurait un mérite pour la postérité : celui de la clarté.
Je prierais en ce cas qui de droit de bien vouloir consulter mon agenda de poche à la page datée du 7 avril 2019.
S’y trouve notifié le projet d’une conférence à ce même Collège de Belgique, sur le thème de la Psychosynthèse –
projet que ma soudaine désapparition ferait tomber à l’eau de l’Atlantide…
Mais l’immense matériel que traite le récit, et qui va des événements qui précédèrent immédiatement l’indépendance
congolaise à un avenir non précisé, qui verrait la resurgence de la Lotharingie, le contrôle de toute la communication planétaire par un seul
groupe, la Panoptic, ainsi que la concrétisation des plans d’un forban idéologique, Alcibiade Théocratidès, qui préconisait la fondation d’un Empire
d’Hypnos et que les faits ont exhaussé jusqu’à l’épouvante, passe aussi par le truchement d’autres témoignage, comme celui d’Orfelia, épouse d’un ancien
dissident soviétique, Alexandre Bielinski, devenu, les dérives politiques aidant, John Northpole, un magnat des nouveaux empires, car si les sauriens
relèvent d’une espèce en voie d’extinction, à présent que ceux-ci ont presque disparu, ce sont les crocodiles humains qui les remplacent.
Que signifierait le Totem s'il n'accordait importance essentielle aux visions contradictions de Tabou ?
C'est la question que je pose au Diwan des Ancêtres en poursuivant ma lecture d'un article vieux de près de trente ans, qui fut expurgé par Espaces Nord.
En plus de quatre cents pages serrées, bourrées jusqu’à la gueule de scènes carnavalesques et d’étranges métissages, où tout se mêle sans cesse, au point que l’on ne s’étonne pas d’y entendre retentir
les cloches d’un tramway bruxellois dans la brousse africaine, ainsi que le chant des pirogues pygmées au cœur d’une capitale d’Europe,
Jean-Louis Lippert, à l’instar de son double Anatole Atlas, se fait le géographe voyant de nouveaux territoires,
ceux de notre petite planète rendue plus menue encore par les prodiges de la technologie,
et par le nivellement doctrinal qui la résume aujourd’hui, mais où l’on peut voir sans sourciller des populations entières être
broyées par la violence, tout simplement parce qu’elles n’ont pas la même teinte de peau et qu’elles ne pèsent plus dans la balance des paiements totalitaire.
Walter Benjamin ouvre sa serviette noire pour en sortir un vieux parchemin aux bords déchiquetés, portant pour titre Jetztzeit.
Sa vie fut celle d'un étranger professionnel, pareil au Paysan de Paris d'Aragon, qu'il traduisit.
Comme Baudelaire. Il sait que l'Albatros bat des ailes avec la sirène du fleuve, ainsi que deux esprits dans un ciel de Bruxelles exhalant le parfum de la révélation.
Ce roman plein de poésie et de colère est, à ce titre, terriblement contemporain, au point même qu’on n’y croit pas toujours ses yeux.
Dans un monde où l’âme, l’esprit et le désir sont devenus eux aussi des marchandises, que peut encore un raconteur d’histoires qui se
veut un chaman pour nos sociétés en perdition ? Répondre au vœu de la providence qui, comme l’écrivait Ozanam, met des poètes et des artistes dans les sociétés
qui tombent, comme elle met des nids d’oiseaux dans les ruines, pour les consoler. « Mamiwata », en ce sens, est un livre providentiel.
Jetztzeit.
Le Moment du Maintenant.
La vérité chargée de temps jusqu'à exploser en un message venu des profondeurs océaniques s'inscrire
en lettres géantes sur la façade du Palais des Académies.
DANS UNE HIÉROPHANIE DE L'IMAGE DIALECTIQUE
TOTEM, novembre 2021
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