Diagnostic d'un agnostique
Peut-on s’obstiner à produire des signes toute une vie, sans recueillir le moindre
écho ? Bien sûr, si ces signes sont eux-mêmes les échos d’autres messages errant
de siècle en siècle ainsi que des vagabonds sifflant leur complainte nocturne
aux étoiles, en dédaignant l’aumône des fenêtres où ces signes et échos
lointains ne pénétreront jamais. Tant occupés sont par leurs écrans les
propriétaires des fenêtres, qu’ils n’aperçoivent pas un fait nouveau :
pour la première fois dans leur histoire, images et discours des maîtres ne
sont plus réellement visibles ni audibles. Même quand l’on feint d’être captivé
par ce qu’il faut voir et entendre, sans quoi risquerait de surgir à l’écran le
visage de Mohammed ou de quelque autre spectre. Ainsi prospèrent les machines à
flashes et à bruits faites pour intoxiquer le cerveau, ces drogues
électroniques multipliant les effets des addictions chimiques. Sources fleuves et
mers transformés en égouts sont le destin du psychisme humain, jadis baigné de
fluides comparables au cycle des eaux, qu’un empoisonnement programmé réduit à
l’état de cloaque. Mais le vagabond continue de siffler sous vos fenêtres. Il
sait que venues des astres ses notes y retournent et seront un jour captées
pour donner accès à la Sphère. Il y croit parce que c’est incroyable. Il y pense
parce que c’est impensable. Il imagine un tel scénario futur parce qu’il est
inimaginable. S’il espère l’inespéré, c’est que le vagabond lit aussi ce qui
est illisible et comprend l’incompréhensible. Devrait-il se gêner pour dire
l’indicible ? Mais demandez-lui de s’expliquer : il avouera sa
parfaite incompétence. Tout au plus pourra-t-il vous suggérer que l’offensive
contre la Sphère passe par une désintégration de l’essence humaine, dans sa tension
entre bestialité et divinité. Cette offensive militaire a pour stratégie
d’effacer les frontières sacrées entre l’homme et la machine comme avec l’animal.
Aussi jamais anqrwpos
ne fut-il plus rejeté hors de lui-même, expulsé de son
propre noyau, rendu plus étranger à son être profond – plus absent à sa
vérité constitutive – qu’en cette ère de l’immédiateté instantanée, de la
connexion universelle et de la présence en direct des représentations. Ce
que siffle sous vos fenêtres le vagabond – cet étranger radical – est que votre
terreur de Mohammed vient du fait que vous soyez étrangers à vous-mêmes, par
peur de l’autre que vous avez expulsé de vous-mêmes.
L’être ne se présente plus sans sa représentation simultanée. Quant à
lui-même, il pointe aux abonnés absents. C’est-à-dire où ? Dans un territoire
non pas virtuel (ce mot désignerait une potentialité), mais irréel : celui
du marché planétarisé. Là est la vraie patrie, la vraie matrie, la vraie
fratrie. Chaque humain n’y peut circuler que muni de ce qui prouve son
identité, la prothèse électronique. Mohammed se vouait sans doute à la
sorcellerie des écrans. Je n’ai pas aperçu de gadget portatif à côté du
cadavre, mais il devait être parmi ses affaires abandonnées qui sait où, tant
longues sont les plages de l’Atlantique. Ce que n’ignoraient pas les chefs de
l’OTAN réunis à Bruxelles. Quel pressentiment leur fit-il éloigner les
journalistes alors que sifflotait un vagabond sous les fenêtres du nouveau
siège à un milliard offert par la Belgique ? Les services de sécurité ne
l’avaient-ils pas déjà repéré devant l’ambassade yankee ? Le site www.sphérisme.be seul enregistrerait l’apparition,
sur son écran, du sourire de Mohammed. Mais ce ne serait pas tout. Lors du
fameux shake hand échangé par Killer Donald et Baby Mac, on verrait se
dessiner face à celui-ci son futur alter ego, le prochain occupant de la Maison
Blanche. Ils formeraient un idéal duo de prédicateurs aptes à combler le vide
spirituel inhérent au système dont ils seraient d’inédits managers, par une propagande
améliorée. C’est bien le visage poupin de Marc Zuckerberg qui se refléterait
dans celui de Macron pour achever la poignée de mains. Grâce à Mohammed, chaque
citoyen du monde aurait pu découvrir en direct une séquence de l’avenir, offerte
par conspiration de l’au-delà. Son portable en attesterait sur la plage, quand
il se mettrait à vibrer dans un pantalon de jogging déposé en pile avec les
maillots du Real et du Barça pour simuler un piquet de goal et que ses copains,
interrompant la partie de football, décrocheraient l’appareil pour découvrir les
images filmées à Bruxelles. J’en fus témoin. Frappé par une sphère de cuir comme
je poursuivais ma promenade, il me fut donné de voir l’hilarité d’un fantôme et
l’anticipation d’une scène montrant le patron de Facebook et l’ancien agent de
Rothschild, prêchant la nécessité de créer un monde où chacun trouverait sa
raison d’être. « Même si des centaines de millions d’emplois sont
remplacés par des robots, nous avons la possibilité de faire tellement plus
ensemble ! » Comment dire ce qui était arrivé à Mohammed ? Je
ne pus me résoudre à leur avouer la vérité. Ce groupe hétéroclite, monté des
banlieues, scrutait un smartphone dont l’absurdité du message ne pouvait être
perçue par ses dupes. On vendait le désastre comme une salvation. Des
margoulins s’affirmaient donateurs de sens par une surenchère dans le non-sense…
Bien avant que tombe de son estrade le bonimenteur de fête foraine élu président de
la Terre promise américaine, Mohammed avait révélé sur écran l’image et la voix
de son successeur. Pouvais-je parler à ses amis de la noyade ? Il
continuait de leur sourire en usant de mots stupéfiants : « Prophètes,
philosophes et poètes ont ouvert d’autres voies que celles, accessibles aux animaux,
qui assurent de survivre par un comportement adapté. L’escroquerie des nouveaux
propriétaires de l’humanité réside en ce que sa soumission aux machines la
réduit à un esclavage proche de la condition animale. Et ces prétendus maîtres ne
vous haranguent-ils pas comme des prophètes et des philosophes, sinon comme des
poètes ? Souvenez-vous de Tony Blair clamant qu’on mène campagne en poésie
et qu’on gouverne en prose. N’avait-il pas envoyé des tanks à l’aéroport
d’Heathrow, pour démontrer que la menace de l’Irak était bien réelle ? Soyez
en éveil, mes amis. Yajibou el yakada ! Si l’on était dans un monde
réel, ces gens-là qui ont foutu la merde au Moyen-Orient passeraient au
tribunal où ils seraient jugés comme des criminels de guerre, mais on les voit
donner des conférences à 1 million $ ! C’est une machine infernale qui est
enclenchée, dont le potentiel d’extermination massive ridiculisera celles qui
l’ont précédée sous la forme des première et deuxième guerres mondiales, car
les règles grammaticales apprises au cours de français n’autorisent plus à
qualifier celle-ci de seconde. Une machine infernale qui vient de laisser
admirer ses dorures extérieures sous forme de farces électorales, des deux
côtés de l’Atlantique, puis d’un show publicitaire dans les capitales d’Arabie
saoudite et d’Israël, où se concrétise le plan Yinon conçu depuis 1982, qui
prévoyait déjà l’explosion de l’Irak et de la Syrie comme de la Libye, pour permettre
à long terme l’expansion du peuple élu sur un territoire allant du Nil à
l’Euphrate. C’est la stratégie qui guide tous ceux qui se réunissaient au siège
de l’OTAN à Bruxelles. Tout est donc en place pour une guerre mondiale aussi
nécessaire que les précédentes, au service d’identiques intérêts. Leurs fondés
de pouvoir se rassemblaient la même semaine au G7 en Sicile, dans un bavardage en
commun ne pouvant même plus produire l’illusion du moindre sens. Comment les
esprits doivent-ils être vidangés pour leur faire confondre un gang mafieux avec
l’élite mondiale en charge de l’intérêt général ! » Puis disparut
le visage de Mohammed, en lequel vous auriez reconnu un bicot sifflotant sous
vos fenêtres, mais rasant plutôt les murs désormais.
Pourrais-je rendre crédible une telle histoire ? J’ai bien vu le corps d’un noyé
rejeté par la marée, puis enveloppé dans une serviette rouge et un foulard noir
en guise de linceul. Remontant le long de la plage, un ballon m’a cogné le
crâne et les joueurs me présentaient leurs excuses, quand l’appel sonore venu
d’un vêtement faisant office de goal s’avéra provenir du téléphone ayant
appartenu au mort. Il délivrait un message posthume sous forme d’images prises
à Bruxelles, où Zuckerberg se substituait à Trump comme président de l’Amérique
lors de l’entrevue avec Macron, suite à quoi le souriant Mohammed – il s’avère
que c’est son vrai nom – lance une diatribe qu’il conclut par des mots que je
dois me faire traduire non sans mal : « Al haq youäla wala
youäla älayh ». Quelque chose qui défie à la fois les structures
de langage et de pensée propres à l’Occident, signifiant à peu près que le ‘sommet’
de la vérité ne peut être surpassé…
N’est-ce pas sur la négation d’un tel axiome que s’édifie l’architecture du marché
planétaire ? Nous venons tous du bled, me dit cette bande par sa gestuelle,
et combien stupides nous sommes face aux ruses mensongères d’une Satanie
généralisée ! C’est-à-dire, la disposition mentale ouverte sur un idéal
méprisé, qui, manipulée par des techniques appropriées, peut fabriquer un
soldat du djihad. Mais quelle fantasmagorie s’est-elle ici jouée ?
L’absence de référence explicitement religieuse dans le message de Mohammed me
paraît un gage de son caractère surnaturel. Ses amis n’y comprennent rien. Nul
ne cherche une explication logique ni à savoir où il a disparu. Tous flottent
comme des formes imprécises. Ils sont des ectoplasmes en plein soleil. On se
connaît depuis qu’on est mômes et il a toujours eu des paroles bizarres, alors
ce truc sur son portable ou autre chose, avec lui rien ne nous étonne, me
suggèrent-ils dans un état second. Car les langues se délient, des mots fusent
de l’insoupçonnable abîme des poitrines. Ils sont d’accord avec l’oraculaire téléphone
portable. J’en vois un qui se met à jongler de la tête avec le ballon, tout en
affirmant que rien n’a joué de rôle plus civilisateur contre les guerres que ce
globe miniature au cours du XXe siècle. Un autre clame son admiration pour les
héroïques jeunes femmes israéliennes de l’association MESARVOT, qui
refusent le service militaire au risque de la prison. La Grèce est à genoux, me
lance un troisième, et la Troïka lui ordonne de ramper. Je ne crois pas
indispensable de les décrire physiquement, tant ils incarnent un Tout-Monde que
l’on pourrait retrouver au Brésil, en Afrique du Sud ou en Indonésie – mais
avec une conscience très vive que l’Esprit les relie.
Dans mon gourbi d’Aourir l’heure est venue de rendre compte, à ceux qui viendront,
de cette expérience en sept épisodes intitulée Schizonoïa. La
scission sans médiation définissant le capitalisme s’inverse dans une
représentation qui entretient cette schize comme promesse de restaurer l’unité
perdue. Que pèse l’humanité face à Kapitotal ? Qu’est le visage d’un Mohammed
face aux masques humanitaires de la tour Panoptic ? Depuis les bas-fonds
s’élèvent pourtant des hiérarchies d’anges élus par un sacrement de misère, alors
que de l’Empyrée chutent les damnés de la richesse. Pour la plus grande part de
l’espèce humaine, l’époque actuelle ressemble au livre de Job, où celui-ci
subit l’épreuve d’une perte absolue de ses biens matériels, tombés aux mains de
Satan. Emirs orientaux et amirautés occidentales jouent fort bien le rôle du
Malin dans ce scénario, d’autant plus rusé qu’il prétend combattre le Mal. Ne
jouit-il pas d’une présomption de supériorité morale transcendante, qui
disqualifie tous ses adversaires ? Il fallait, pour désigner l’Iran comme
tel et se lancer dans une danse du sabre avec la barbarie sanguinaire de l’Arabie
saoudite, un margoulin capable de bousculer toutes les convenances. Faire de
Téhéran « l’organisateur et le financier du terrorisme
international » requiert une régression de l’âge mental moyen à un stade
primaire, préalable au déploiement de l’« intelligence artificielle »
prôné par la Silicon Valley. Ce programme ne pouvait avoir meilleur promoteur
que Killer Donald, avant qu’il ne cède la place à Marc Zuckerberg. Que
reste-t-il à coloniser que le futur ? Tout possible autre est arraisonné
par la logique du Même, paré de couleurs fantastiques. L’abolition de toute négation
dialectique ouvre un horizon qui traduira Arbeit macht Frei en Freedom
is Kapitotal. Tel est déjà l’universel slogan, l’expression pure du délire
schizonoïaque. Cette contre-révolution anticommuniste affichant depuis près
d’un demi-siècle ses prestiges révolutionnaires eut pour noyau déflagrateur Mai
68. Contrairement à ce qu’affirme une vulgate médiatique partout répandue
depuis lors, nous ne vivons pas dans une « société du spectacle ».
Aucun dramaturge n’a conçu la mise en scène d’un show publicitaire où tout se
donne à voir, si ce n’est les contradictions réelles en œuvre dans la Cité. Prouver
ne se peut faire qu’en éprouvant par quelque prouesse. Il s’agit d’être preux dans
l’épreuve conduisant à la preuve. Et que faut-il prouver sinon le théorème
que l’on fait d’une époque ? C’est cela même, écrire…
Anatole Atlas, le 1er juin 2017
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