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Accent Grave V

L'abus de gravité dans l'accent d'un discours doit donc s'interprétrer comme l'inconscient désir de son contraire …
La plume du porte-plume s'avéra bifide, parce qu'il n'est plus chez les représentants de cette caste qu'ivresse d'éther au-dessus des basses contingences humaines, quand leur balourdise occasionne des chutes que Dante a narrées dans son Enfer. C'est ainsi que Visconti peignit la classe des prétendus élus aux couleurs des Damnés.
Mais nous avions posé une question : l'Occident est-il prêt pour la démocratie ? 
Supposant que l'on souscrive au bien-fondé d'une logique selon laquelle se divise en deux races l'humanité : celle qui dispose du Capital et celle qui ne possède pour survivre que sa force de travail, celle-ci n'ayant d'autre raison d'être que d'assurer le profit maximum de celle-là : moyennant l'adhésion à un tel présupposé, le capitalisme peut être compatible avec la démocratie. Mais si, contre la totalité des moyens de manipulation & de mystification de la mémoire des masses (M5), était mis en question ce postulat ?  S'il n'était plus considéré comme conforme à une minimale dignité humaine de vendre au plus offrant sa force de travail sur un marché des plus précaires (cette précarité de la survie elle-même devenant l'attribut majeur de l'immense majorité des existences) ?
La conséquence logique en serait l'effondrement du discours apologétique tenant lieu de libre opinion dans l'espace public. Il est donc obligatoire que ne soit jamais exprimée la moindre interrogation fondamentale sur le contenu substantiel de ces deux notions : capitalisme et démocratie.
Pas plus il n'est autorisé de questionner ce que recouvre le label Droits de l'homme. Car de qui parle-t-on ?  Sans doute jamais de ceux qui vivent sur ce continent que les Romains, au départ d'un mot berbère capté lors de leur guerre contre Carthage, baptisèrent Afrikia.
Mais nous avons choisi d'écrire ces pages hors toute injonction moralisatrice. Seulement le constat. Le capitalisme global a multiplié la productivité par mille et le nombre de prolétaires créateurs de plus-value par centaines de millions. Si un discours moral est apparu, ce fut celui du Capital, arguant du fait que la combinaison des intérêts individuels s'identifiait à l'intérêt général. Or, la moindre observation permet d'aboutir à cet autre constat : pour une infime minorité ce système génère des bénéfices, pour l'immense majorité il n'engendre que des maléfices. Mais, les idées dominantes étant celles de la classe dominante, il fut loisible aux maîtres de faire passer dans la conscience des maléficiaires l'illusion qu'ils étaient bénéficiaires, en saupoudrant leurs vies d'une poussière de rêves accessibles moyennant quelque part accrue de leurs salaires. Cette industrie devint centrale, pour assurer la cohésion sociale. Mais ses produits fantasmatiques sont les mêmes pour tous, alors que, de part et d'autre de la Méditerranée, le rapport entre les valeurs de la force de travail varie du simple au décuple, voire au centuple. Tel diplômé du Sud,   quadrilingue et désoeuvré, verra défiler en vacances tel descendant parfaitement analphabète, mais matériellement triomphant, de qui a peut-être humilié son grand-père, dans un char à roues dont il ne peut imaginer devenir le propriétaire en une vie de courbettes : il y a rage contre de tels rapports dans les colères du Maghreb.
A supposer que le capitalisme global n'en finisse pas d'aligner les rémunérations des dirigeants sur celles des actionnaires, en hausse vertigineuse : ne verrait-on pas la pyramide hisser sa pointe vers le ciel, dans le même temps où le revenu des prolétaires, à la base de l'édifice, ne cesserait de plonger dans un abîme sans fond, dont les effets de misère les plus délétères s'observeraient toujours davantage à mesure que l'on descendrait vers le Sud ?
N'importe quel édifice résisterait-il à pareille tension s'il ne renforçait la solidité de son axe vertical ?
Et s'il advenait que les structures médianes subissent usure, érosion, rouille, délabrement, dislocation ?
Qu'une récession de l'économie mondiale provoque l'augmentation du prix des principales denrées agricoles, en même temps qu'une aggravation du chômage, dans les conditions psychologiques énoncées plus haut : que peut-il se produire d'autre qu'une explosion de violence contre les symboles du pouvoir ?
Peut-on pour autant parler de révolution, si cette colère ne traduit pas la conscience du fait que ces dictateurs honnis étaient aux ordres de ceux-là mêmes qui feignent aujourd'hui d'applaudir aux soulèvements de la rue ?
N'est-ce pas l'ordre capitaliste global (Banque mondiale, Fonds monétaire international en tête) qui enjoignait aux Moubarak et aux Ben Ali de ne pas diversifier leurs économies réduites au tourisme ?
Est-il pertinent de parler de révolution si les peupes du Sud, ayant éliminé leurs gendarmes aux ordres du Nord, ne s'attaquent pas à la tyrannie globale en envisageant de transformer le rapport entre coûts et bénéfices dans leurs échanges économiques, lesquels rapports s'inscrivent plus généralement dans une relation de maîtres à esclaves ?
Qui a entendu parler d'une telle perspective, chez tous les chantres d'un indépassable horizon du libre marché ?
Voici quelques mois, un certain Andrea Canino ( Président du Mediterranean Business Council, qui regroupe les principaux acteurs économiques des pays de la Méditerranée), publiait une tribune approuvant avec passion le projet d'Union européenne de Napoléon V (lequel ne manquait sans doute pas d'accents graves pour le conseiller), pour la raison qu'en l'horizon de l'an 2050 (selon les prévisions statistiques), à une population européenne inchangée (de l'ordre de 500 millions d'habitants), correspondrait, au Sud, une augmentation de 50 %, qui porterait les habitants du Maghreb et du Machrek au chiffre de 350 millions de consommateurs.
Que d'hypermarchés en perspective pour la Grande Surface !
 « Il y a des opportunités de croissance majeure pour les partenaires qui sauront les saisir », ajoutait-il, arguant du fait qu'il s'agissait d'une  « chance unique pour renforcer la compétitivité de nos entreprises, face à la concurrence asiatique ». Et ce Monsieur d'avancer l'argument décisif : celui d'une  « nécessaire complémentarité »  entre un Nord auquel seraient réservées compétences de managementexpertise techniqueet technologies avancées, tandis que la part du Sud serait celle de la main d'oeuvre, de l'énergie et des matières premières bon marché.
Il s'agirait, selon un tel schéma, de faire au Sud ce que l'Allemagne a fait à l'Est, encaissant d'énormes dividendes pour son industrie !
Le plan, selon ses concepteurs, mettrait en jeu des capitaux privés, allèchés par l'hypothèse d'une haute rentabilité, garantie par le soutien financier public !
Il était précisé en conclusion que Manuel Barroso garantissait à ce projet le soutien de la Commission européenne.
Un tel projet soigne donc les apparences en comparaison de ce que fut l'ère colonisatrice du Second empire. Napoléon V, en son bonapartisme tout aussi affairiste et huppé, l'emporte sur les devanciers de sa dynastie par une excellence dans la duplicité qui ne traduit elle-même que la montée en puissance des contradictions du capitalisme global. Celui-ci, comme l'avait prévu Marx, aiguise des antagonismes bien plus colossaux que ceux du passé. La systématique du double langage, dont Napoléon Ier fut un champion, doit être mise en oeuvre avec une encore plus parfaite perfidie - la grandeur historique en moins, ce que voudrait dissimuler le porte-plume. Ce qui a pour effet de renforcer encore le mouvement tendanciel par lequel seules des vilenies toujours plus ignobles pour tromper  « ceux d'en-bas »  peuvent encore servir d'armes verbales à  « ceux d'en-haut ».
Voilà, semble-t-il à l'aède, la véritable tyrannie qu'il faut combattre.
Voilà ce qui, pour être dit, mérite accent grave.

J-L L, mercredi 9 mars

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