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Accent Grave II

D'où vient-il qu'avant même son exécution, les sommités parlaient d'une ministre des Affaires étrangères toujours en fonction comme d'une  « enterrée vivante  » ?
Une pyramide subliminale est en jeu dans cette métaphore. Celle au sommet de laquelle n'en mène plus trop large Napoléon V, quand son pouvoir apparaît aux yeux de tous comme la métastase d'autres tumeurs mises en déroute par l'humaine chair vive dont ces nécroses étaient la gangue. N'est-ce pas de la foi des vivants que les momies prolifèrent ?
Le IVe Empire, plus encore que ses devanciers, consacre la transcendance d'un négoce gagé sur le fétichisme des marchandises, une fois tout au-delà métaphysique ou historique décrété possession exclusive du Pontife.
Depuis Marx, on sait que ce négoce est essentiellement celui du travail vivant pompé par le travail mort en un cycle Marchandises – Argent – Marchandises (MAM) qui se renverse en son contraire pour faire du moyen terme l'unique finalité du capitalisme.
Qu'était d'autre MAM qu'une telle voyageuse de commerce, trafiquant sur tous les continents des indulgences plénières sous forme de mots vides (comme  « Rafale » ), échangeables contre des biens matériels en quantités plus ou moins importantes ?  Comme tous ses collègues. Mais l'opération réclame un art de donner le change. Ne faut-il pas chaque jour entretenir l'image d'une hauteur factice, dissimulant la platitude réelle de l'entreprise?
Ainsi peut-on se permettre de présenter comme modèle exemplaire de vacuité dans le langage de la boutique une tribune publiée par MAM ce samedi dans Le Monde - la veille du jour marqué par un grave accent d'Henri Guaino, dont l'ombre tutélaire ne pouvait pas ne pas surplomber MAM au moment de l'écrire :
«  Oui, la diplomatie française a une feuille de route, celle fixée par le président de la République. Elle est lucide, elle est claire. Elle s'inscrit dans une vision cohérente et globale du monde (…) La diplomatie française a un horizon, le monde, le long terme. Elle s'appuie sur le professionnalisme de nos diplomates et sur la clarté de la feuille de route présidentielle. »
Quel aspirant bachelier pourrait-il espérer obtenir une note satisfaisante en présentant une telle prose, au cas où il s'agirait de traiter la complexité des enjeux diplomatiques dans le monde contemporain ?  Ce qui présente l'allure d'une parodie, me paraît au plus haut point significatif de notre époque par l'absence de tout contenu substantiel dont cela témoigne – ainsi que l'exige une marchandise vraiment moderne. Jamais on n'avait encore vu cette logique s'imposer à tel point au discours politique, à l'heure même de ces turbulences historiques dans le monde arabe. (Celle qui brandit sa feuille de route comme une Bible, remarquons-le, n'a pas cessé d'occuper depuis vingt ans tous les plus hauts fauteuils situés sous le sommet de la Pyramide. Jusqu'à sa chute elle se dit victime d'une injuste cabale : cas flagrant d'absence totale de dialectique traversière. Quant à Napoléon V, dont M. Henri Guaino satisfait le souci légitime d'égayer les foules du futur en dictant ses plus désopilants discours, ne vient-il pas d'assurer sa gloire posthume en déclarant avec sérieux qu' « on s'est trop préoccupé de l'identité de celui qui arrivait et pas assez de l'identité du pays qui accueillait » !
Faudra-t-il s'étonner si ne cesse de croître un préjugé du monde arabe concernant l'ignorante outrecuidance du Roumi ?  La contradiction ne pourra manquer de s'exacerber entre un univers imprégné de transcendance et la platitude spirituelle dont toujours plus fait preuve la culture occidentale.
En l'Empire de la Grande Surface, l'horizontalité du négoce, et les plus-values qui en découlent, seules font la verticalité pyramidale. C'est ce que tous ces boutiquiers doivent dissimuler. D'où les assauts de  « dignité » , d'  « élévation du débat » , de  « supériorité morale » , de  « République irréprochable » .
D'où la nécessité d'un pontife de secours comme Henri Guaino, quand ladite République se révèle un peu trop courte sur pattes. Chaque Empire a les talonnettes mentales - et les accents graves - qu'il peut.

(message envoyé depuis le bled ce lundi matin, sans que les vents de l'Atlas n'aient encore fait connaître le sort de MAM)

J. L. L., lundi 28 février

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