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Accent Grave IV

Prière de comprendre ce titre comme une antiphrase, la frivolité seule caractérisant encore les accents de ce qui a droit de parole publique.
Ainsi la Une du Monde nous annonce-t-elle qu'une chose nommée Lady Gaga se trouve désormais griffée par une grande marque de produits cosmétiques – et le titre se termine par « ouh là là ! »
S'intéressera-t-on davantage au sens grammatical de ces derniers accents graves qu'à celui dont nous gratifia voici peu M. Henri Guaino ?
L'on devine trop bien le prétendu second degré d'intellection que la Pyramide inversée prétend coloniser pour nous imposer sa tyrannie du néant. Celle qui va déferler sur le Moyen-Orient. Des millions de petits commerces familiaux et d'artisanats individuels – reliquats d'un esprit d'indépendance économique traditionnel – n'y sont-ils pas à détruire pour les milliers de milliards de profits de la Grande Surface ?
Au Maroc, on le redoute, entre l'éclume d'un despotisme archaïque et le marteau d'une tyrannie néocapitaliste ayant déjà commencé de s'abattre. Le combat qui s'annonce au Sud de la Méditerranée est donc bien celui-là : Allah contre Lady Gaga ! Sans plus de moyen terme qu'il n'y en eut à Moscou, sur la place Rouge, entre effigie de Marx et statue de Donald honorant le Mac Donald's...
S'il est exclu de voir s'ouvrir où que ce soit dans le monde libre un débat public sur le fétichisme de la marchandise (théorisé par Marx dès le Livre I du Capital), n'est-il pas de la plus impérieuse urgence pour les cercles politiques et idéologiques occidentaux de soulager leurs prurits en instruisant le procès de l'islam ? Car le chant du muezzin et le foulard des femmes sont incontestablement plus attentatoires aux valeurs suprêmes que cette coprophagie mentale par quoi la firme Apple intime aux consommateurs de se laisser phagocyter par leur iPad2 (plus fine, plus rapide et dotée de deux caméras), pour ne rien manquer des messages essentiels de Lady Gaga.
Toute pensée vraiment laïque, en son unidiversité, peut-elle n'être pas convaincue de mensonge, qui ne soit en son principe critique de la présente idolarchie, miasme pestilentiel exhalé par la valeur d'échange divinisée ? Comment la putréfaction des rapports sociaux n'induirait-elle pas une prolifération sans fin des industries cosmétiques en tout genre ? Qui retourne le même journal voit annoncer : « Prix L'Oréal – Unesco 2011, pour les femmes et la science ». En pleine page il est proclamé qu'un nouveau gadget photographique (ô scription de la lumière !) peut enregistrer les images au milliardième de milliardième de seconde. Le comique involontaire des deux réclames (recto/verso) les rend interchangeables en l'universelle vacuité d'un Sitshow absorbant dans son trou noir, désormais, tout le continent scientifique.
Je note ceci le vendredi, jour du supplément littéraire, en romancier. Sachant que nul n'est plus en mesure de savoir combien le roman français, inauguré par Chrétien de Troyes, fut après les Croisades un héritage de la culture arabo-musulmane ; que La Divine Comédie de Dante – où le philosophe Averroès est une référence essentielle – s'inspira du voyage extatique narré par le prophète Mohamet ; que, dans son Don Quichotte, Cervantès intervient en personne avec humour pour affirmer qu'il doit son récit au livre à lui vendu par un marchand ambulant maure. Tous savoirs moins essentiels que l'opinion de Lady Gaga.
Mais y a-t-il tout de même une substance dans ce journal (informations, reportages et comptes-rendus sur le Maroc étant en leur essence falsifiés : radotages d'hôtels et témoignages de la rue manipulés selon les objectifs de la tour Panoptic) ?
Si l'on accorde une tribune à l'écrivain marocain Abdelhak Serhane, c'est pour y entendre reproduits, sous forme d'une « Supplique à Mohammed VI », les lieux communs de la presse internationale qui, d'une part, font grief de ne pas « partager le pain de son peuple » au monarque et à son tout-puissant makhzen (séculaire appareil d'Etat d'où vient le mot français magasin, ce dont nos idéologues de magazines pourraient s'aviser), d'autre part sont aveugles sur les enjeux globaux de la crise...
Quand, Abdelhak – peu fidèle au sens de ton prénom, qui devrait t'inciter à une plus profonde recherche de vérité –, tu reproches à l'entourage du roi sa « lubie du gain rapide et des affaires faciles », es-tu certain d'avoir percé à jour le mal qui ne ravage pas seulement ton pays mais la planète entière ? T'imagines-tu que prédations et kleptocraties érigées en système d'Etat soient les apanages de la seule rive méridionale de la Méditerranée ? Examine l'article sous le tien, qui laisse deviner comment l'actuelle ministre française des Finances a vendu l'intérêt public pour que trois cent millions d'euros échoient à son complice, l'ancien ministre de Mitterrand Bernard Tapie. Crois-tu que les mafias internationales qui lorgnent vers un royal trésor assurant, vaille que vaille, une misère décente au dernier bastion calme du Maghreb, s'embarrasseront de scrupules pour que les pieds n'y remplacent plus la tête ? Qu' « arbitraire et inégalité » sont une spécificité du monde arabe ? Vois-tu réellement dans le monde (ailleurs que sous la plume d'un BHL, qui en appelle à une campagne de toutes les forces armées sarrazines contre Kadhafi)  une « liberté de plus en plus irréversible » ? C'est le moins monarchiste des Belges qui te parle, Abdelhak. Cette stratégie du pourrissement qui seule assure aujourd'hui la réputation mondiale de mon pays – dont la capitale est celle de l'OTAN – qui penses-tu qu'elle puisse avoir pour instigateurs de l'ombre, Bruxelles étant sans doute vouée à un statut international ?
Pardonne-moi, cher Abdelhak, mais ton texte naïf me fait penser à un ersatz de discours critique. Le peuple dont tu te réclames, cent fois par jour quand je lui parle, est plutôt convaincu du fait que, derrière les derniers trop rapides pour être crédibles basculements en cascade, chaque dictateur quittant son poste en adressant un salut militaire au véritable maître – sauf Kadhafi – (tout ayant commencé, tu te rappelles, chez toi, au Sahara occidental, en novembre dernier, par une provocation de cette Espagne qui vient d'atterrir la première à Tripoli), le peuple marocain ce qu'il m'en dit… permets-moi de ne pas terminer ma phrase, de peur qu'elle ne s'efface par la toute-puissance de la tour Panoptic !
Je tourne donc encore les pages du journal, pour découvrir qu'en France le ministre de l'Education nationale interdit davantage aux femmes voilées d'approcher les écoles qu'à Lady Gaga de rythmer la récréation, non sans mettre les esprits en condition d'étude optimale. Lieux publics, voies publiques, services publics, espace public... et jusqu'à la République en personne se voient nommément appelés en renfort par les thuriféraires de la privatisation des bancs publics. Mais le comique involontaire de tout à l'heure tourne à la grossièreté crapuleuse, quand on lit qu'un baveux des plateaux télévisés, s'affichant comme écrivain sous le label d'Eric Zemmour, est proclamé par ses fans du Sit-show (happening ! standing ovation !) victime de censure médiatique et martyr de la libre parole en public dans une salle du Palais-Bourbon, transformant l'Assemblée nationale française en annexe de la tour Panoptic. N'illustre-t-il pas la légendaire figure de l'intellectuel critique persécuté pour l'audace de ses idées ? C'est ce dont sont convaincus ses nombreux amis de la polémique  pendant que, dans les dorures d'à côté, ils suppriment l'impôt sur la fortune...
On finira par l'ouvrir, ce supplément littéraire du vendredi. « Une parfaite perfidie », titre la très debordienne Cécile Guilbert, en s'extasiant devant la pléiadisation des Liaisons dangereuses. Oui, la duplicité est bien devenue valeur cardinale, à tel point que se trouve non seulement suspecté de traîtrise contre-révolutionnaire, mais condamné pour outrage aux mauvaises moeurs, qui ne sacrifierait pas plus au culte de Mme de Merteuil qu'à celui de Lady Gaga : tout triomphe showique ne relève-t-il pas d'une parfaite perfidie ?
L'essence du totalitarisme contemporain se trouve ici résumée dans une formule comme : « L'art et l'intelligence de Laclos sont indépassables ». Jdanov eût-il écrit cela de Pouchkine, Goebbels de Goethe, que leurs citations seraient célèbres comme paradigmes de l'imbécillité dogmatique. Or, les diktats libertaires d'aujourd'hui, par comparaison, feraient presque passer l'hitlérien et le stalinien pour des émancipateurs culturels ingénus. L'astuce ? On recourt à l'ivresse de Malraux prétendant que « de tous les romanciers qui ont fait agir des personnages lucides et prémédités, Laclos est celui qui place le plus haut l'idée qu'il se fait de l'intelligence ».
N'occulte-t-on pas de la sorte – entre autres – Proust, Musil et Joyce, tout en ravalant l'idée même d'intelligence ?
Pyramide inversée oblige ! Et ne va-t-on pas même jusqu'à capturer, pour s'en faire un allié, l'acarus sarcopte cher à Lautréamont ? La gale s'empare ainsi du cerveau global en ayant séquestré toute idée de révolution, dont se sont rendus maîtres les propriétaires du monde.
Au service de qui officie M. Henri Guaino.

J-L L, dimanche 6 mars

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