Sphère >  pages  <   1  2  3  4  5  6  7  8  9  10  11  12  13  14  15  16  17  18   19   20  21  22  23  24  25  26  27  28  29  30  31  32  33  34  35  36
Hors l'enclos sous le joug

Plaidoyer pour le « Mentir Vrai »

Le Soir Page 23

Jeudi 8 décembre 2005

Carte blanche Jean-Louis Lippert  Mythographe

Parlons franc : tout est on ne peut plus clair. Sous les vrombissements médiatiques, ces mots sont aujourd'hui l'essence du discours politique en Belgique. Derrière l'épaisse fumée des gaz émis par les champions de la tenue de route idéologique, la virtuosité dans l'art d'un franc-parler trompeur sert désormais de critère pour évaluer tout pilotage de la chose publique. Où, c'est le moins qu'on puisse dire, il y a panne de sens. Ceux qui sont au volant de la Région wallonne auront-ils la sportivité d'admettre leur échec, disqualifiés devant leurs propres supporters aux chicanes suivies de virages en épingle à cheveux mal négociés, de dérapages verbaux incontrôlés ?

L'on sait que la vérité est d'autant plus dure à entendre qu'elle fut plus longtemps tue. Il n'est pas d'État moderne, d'autre part, qui puisse gouverner sans secrets ni quelque forme de tromperie. Si le règne de la transparence relève d'une utopie qui ne se conçoit guère, faut-il accepter que la gouverne d'un pays démocratique se fonde sur le bluff systématique, ainsi que crurent pouvoir le faire des braves gens comme Tony Blair et George Bush, lesquels auront à s'en repentir ? Pourquoi s'égarer dans l'impasse des plus maladroits mensonges, comme ils ont pu le faire à propos des armes de destruction massive en Irak ?

Nos gouvernants semblent ignorer qu'il n'existe rien de plus nocif pour leur pouvoir que de faire naître dans l'esprit du citoyen le sentiment d'être continuellement pris pour une dupe. En termes mécaniques, c'est prétendre conduire un bolide à la victoire en oubliant d'en lubrifier le moteur. C'est aussi presser le ressort actionnant un subtil engrenage de passions et de ressentiments humains, d'où se déclenchent les rébellions fatales en sens divers. Un exemple entre mille : cette idée lumineuse d'une taxe nouvelle à prélever sous forme de vignette autoroutière, émise il y a peu par telle de nos éminences, qui ne voit à présent que la somme dont elle était supposée enrichir le trésor collectif, correspond au montant de la dîme contractée par cette même éminence auprès de Sir Ecclestone ?

Notre classe politique paraît manquer des phares intellectuels élémentaires pour apercevoir combien lui coûteront cher toutes les sottes justifications embarrassées qu'elle accumule sur un nombre incalculable d'affaires ; dont n'atténue en rien le caractère scandaleux, leur euphémisation ridicule sous le terme bureautique de « dossiers ».

S'il n'a jamais existé de politique fondée principalement sur la vérité, ce sera toujours la pire, celle qui se fonde exclusivement sur l'invraisemblable : et cela parce qu'une telle politique incite le citoyen à douter de tout, à bâtir les plus extravagantes conjectures, à vouloir pénétrer dans tous les secrets de l'État avec une grande prodigalité de suppositions désinvoltes et de fantaisies chimériques. Du moment que tout a pris la figure d'un artifice éhonté, l'électeur moyen, qui d'ordinaire se contente d'explications vraisemblables, se met à émettre à grands cris la prétention de connaître toute la vérité sur l'envers du décor, où dès lors ne peut manquer d'échouer sur les chapeaux de roues le plus fier attelage étatique, non sans fracasser au passage quelques panneaux publicitaires qui garantissaient l'équilibre financier du pays. Quitte à organiser le lendemain un coup de filet spectaculaire chez les plus basanés des supporters, qui augmentera encore l'hystérie sécuritaire.

Or, Messieurs-Dames de la propagande et de la réclame, cette répulsion pour la vérité qui est la vôtre n'a peut-être pas que des mauvais côtés. Elle avait même autrefois ses lettres de noblesse, quand certaines libertés prises avec cette vérité, réinventant le réel, ouvraient des dimensions inconnues sans lesquelles jamais n'eussent été imaginés Dédale et Icare ; sans lesquelles, donc, n'existeraient ni l'aviation ni le Grand Prix de Francorchamps. Je parle bien sûr d'un temps où l'art et la littérature avaient droit de cité. S'il n'est pas trop tard pour allumer enfin les phares et reprendre la piste mus par de plus louables intentions, vous n'ignorerez plus combien tous les mensonges dissimulés dans votre parler vrai trompeur s'opposent au Mentir Vrai de l'invention romanesque où, selon Louis Aragon, « tout d'un coup les événements prennent un sens ».



Missive d'invitation au voyage d'Ajiaco
page 19
 
page précédente | Missive | page suivante