QUESTION POSEE LE 4 SEPTEMBRE 201O A SENEFFE AUPRES D'UNE GENTE SOCIETE D'HOMMES ET DE FEMMES DE LETTRES
Ulrich,
le personnage principal de L'Homme sans qualités de Musil, se définit
comme un être - selon ses propres mots - "né avec des dons pour lesquels
il n'y a pas d'emploi", dans la société moderne qu'il voit se déployer
sous ses yeux. Stephen Dedalus, le héros de l'Ulysse de Joyce, fait
preuve - c'est le moins qu'on puisse dire - d'un même symptôme
d'inadaptation lui permettant de se poser en sujet réflexif doté
d'une extranéité radicale face au réel social.
Louis
Aragon affirme, dans sa postface au "Monde Réel " qu'il écrit
en 1967 : "Le roman est un langage qui ne dit pas seulement ce
qu'il dit, mais autre chose encore, au-delà ". Aragon souligne
cet "au-delà". Je me permets de conjecturer que, depuis Don Quichotte, le roman a pour
mission d'assumer à la fois l'ancien au-delà métaphysique et l'au-delà
historique inséparable d'une ère moderne où la transcendance a vacillé.
De
fait, à partir de Cervantès, le roman n'a de cesse d'inventer ce que Georg
Lukacs nomme "des créatures problématiques s'opposant à la prose du monde",
vu comme un labyrinthe où ces créatures tentent, avec plus ou
moins de bonheur, de trouver une issue. Presque toujours leur quête suscite à
l'origine une réprobation qui prend la forme d'un refus de ce qui est
présenté comme un galimatias incompréhensible. Le reproche est : cela n'a pas
de sens, on ne vous comprend pas ! Vous parlez une langue par trop étrangère et
intraduisible...
Or, pour la première fois dans
l'histoire moderne, on voit la machine à produire des livres fabriquer un
simulacre de nouveauté romanesque, dans le même temps où le tabou semble s'être
déplacé vers ce qui pourrait trop bien fournir de l'intelligibilité.
Désormais, la réprobation publique frappe ce qui permettrait de
traduire le monde en sa globalité. En même temps, les littératures
promotionnées ne placent plus leurs exigences dans un au-delà, mais dans un en-deçà
hautement revendiqué - postmodernisme oblige... Une censure inédite s'est donc
installée, qui m'amène à poser la question :
Cette résignation à
l'impasse, ce consentement à la régression, cet abandon de toute quête
salvatrice (où le "Principe Espérance", donc la catégorie même de
devenir historique sont exclus), n'est-ce pas le substrat de l'actuelle
idéologie dominante propagée, avec les moyens techniques appropriés, par
l'industrie médiatique, en sorte que plus aucune parole ne soit susceptible
d'inquiéter les maîtres du Labyrinthe ?
Comme, depuis Cervantès, à partir d'un sujet réflexif se trouvait éclairé le dédale du
monde, et comme de nos jours il est prohibé d'en produire une interprétation globale réellement critique, les équivalents d'un Don Quichotte, d'un Homme sans qualités, d'un Ulysse pourraient-ils encore être publiés ?
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