L’Exote ou la véritable histoire de Charles Michel
« Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. » Karl Marx
Acéphalopolis : en un mot se résument toutes les misères du monde…
Je te parle depuis ce royaume où les langues n’en font
qu’une, devinée par les mortels ayant eu l’intuition de cette langue et de ce
royaume. Ce pourquoi l’on dit d’eux qu’ils usent d’un babil étranger,
comparable à celui des oiseaux. Je te parlerai donc avec les mots du Phénix,
puisque tu m’as dit vivre de manière posthume depuis tout juste un quart de siècle...
De quelle provenance est le magma tellurique et cosmique embrasant un peuple dans certaines circonstances historiques ?
De quelle nature, la gangue de lave refroidie lui tenant lieu de culture quand
s’est éteint le feu sacré ? Seule une anthroposophie permettrait
d’élucider ces mystères, dans l’exploration desquels s’est aventuré l’un des
deux spectres qui me tiennent compagnie sur cette barque voguant au-delà du monde visible…
« Je suis sire de Geenland (d’aucun pays),
comte de Gavergeëten (des crève-la-faim), baron de Tuchtendeel
(des loqueteux), et j’ai à Damme, qui est mon lieu de naissance, vingt-cinq
bonniers de clair de lune » : ainsi se présentait naguère ce
Gueux, non sans avoir fait prévenir par une bonne sorcière qu’il serait
l’esprit de son peuple, dont sa compagne était promise à être le cœur, et son
compagnon l’estomac ; selon l’une des plus aédiques visions de tous les
temps, née sous Napoléon III, mais ayant transposé le principe impérial au temps
de la domination des provinces belgiques par l’Espagne très catholique…
Juste avant que je ne quitte le monde sublunaire, en
cet hôpital bruxellois qui fit semblant de soigner une pauvre négresse issue de
Centrafrique, tu me confias ne vivre plus que d’une manière fantomatique depuis
le 16 décembre 1991, jour de ton quarantième anniversaire, quand le plus
puissant empire de tous les temps fit rendre gorge à l’Union soviétique.
« Le communisme est mort » : cette sentence prononcée par
George Bush aurait valeur économique, politique et idéologique. Elle résume
toute la pensée de l’Occident, telle que l’exprime Tintin au pays des
soviets. Bientôt s’instituerait en Amérique un Conseil économique national,
dont les dirigeants successifs seraient tous des agents de Goldman Sachs…
J’ai appris, durant une vie d’errance m’ayant fait
venir de Yakoma, mille kilomètres en amont de Bangui, pour me retrouver dans ta
famille, que toutes les relations bonnes entre les êtres sont de tendance
communiste, quand toute vilenie s’apparente au fascisme. Ainsi le plus jeune de
mes communiants de voyage dispose-t-il d’un recul séculaire pour apercevoir
que, si la seule finalité de l’existence humaine est d’accumuler du profit, le
capitalisme est le plus efficace des systèmes pour y parvenir. Mais il a vu les
actuels seigneurs de la finance, et leurs ecclésiastiques chargés de fabriquer
l’opinion publique, supplanter la noblesse féodale et son clergé d’Ancien
régime, pour obtenir le consentement du peuple à l’instauration d’une exploitation,
d’une domination, d’une aliénation sans précédent…
« N'ont-ils pas été jusqu'à usurper notre mot d’ordre Vive le Gueux ? », me lance à ton intention celui
que son auteur disait « docteur en joyeux propos et batifolements » ;
« se gaussant de sottise à pleine gueule ». Il s’esclaffe à
gorge déployée du nouvel empire dont les propriétaires, sans craindre de
s’autoproclamer élites, prétendent se méfier d’un populisme entretenu par une
guerre économique féroce contre les gueux comme par leur démagogie politique,
non sans faire étalage publicitaire des plus nobles objectifs idéologiques,
tout en avouant un fâcheux déficit en mythes fédérateurs, quand sa légende
héroïque est ignorée de ces cuistres analphabétisés par leur propre guidage algorithmique du monde…
Si ce jouvenceau se tient à la proue de ma pirogue
voguant sur le fleuve Oubangui, c’est un fantôme d’âge mûr plutôt corpulent qui
occupe la place d’honneur à sa poupe, attentif à la voix d’une sirène dont tu
avais jadis recueilli les chants. Ne révèle-t-elle pas une étrange coïncidence ?
Aucun personnage du siècle XXe, lui murmure-t-elle,
n’accomplit mieux que toi le vœu de Montaigne, qui fut de voir en chacun toute
l’humaine condition. Simenon décrit le processus d’aliénation capitaliste, à
travers sa machinerie judiciaire, comme une réduction de l’espèce humaine à la
dimension d’entités abstraites, à la fonction de chiffres statistiques, à la
notion d’êtres schématisés. C’est toujours des deux côtés de la barrière entre
les classes que se positionne le regard du commissaire Maigret. De Coster
n’a-t-il pas fait d’Ulenspiegel un contemporain de Montaigne ?...
Monument Thyl Ulenspiegel et Nelle à Charles De Coster, aux étangs d'Ixelles de Bruxelles par le sculpteur Charles Samuel et l'architecte Franz De Vestel 1894
Avec de la fiction bousculer la réalité : tel est
le défi de toute littérature. Charles De Coster a montré quels monstres
assoiffés de sang semèrent une barbarie parée des plus raffinés atours sous les
couronnes royales et impériales au temps d’Ulenspiegel. Quelle folie
pouvait-elle faire croire qu’il en allait autrement de nos jours ? C’est
pour l’uranium et le pétrole que des membres de notre famille crèvent au camp
de Mpoko, près de l’aéroport de Bangui. Centaines de viols perpétrés contre des
enfants par les soudards européens ? La justice de l’empire classe
l’affaire sans suite. Bain moussant plein de filles à Las Vegas pour un nouveau
président ? Bain de sang charriant des cadavres au Moyen-Orient. Décors
également bancables, computables et fashionables. L’argent est sa propre loi et
la seule qui vaille : règle du jeu, nature des choses, deus ex machina
de la démocratie. Ce que révèle toute l’œuvre de Georges Simenon…
Le feu croisé des regards critiques portés par
Ulenspiegel et Maigret sur un même système envisagé globalement de l’origine à
la décrépitude, fait voir le capitalisme comme un cannibalisme qui nourrit bien
son homme. Né d’un humanisme, il n’a dû sa santé qu’à la consommation de chair
humaine et, l’âge étant venu de la sénilité, il menace de mort l’humanité. Quel
autre sujet historique à l’échelle planétaire que marchés financiers guidés par
les robots du shadow banking ? Féodalités et clergés actuels
peuvent-ils servir une autre divinité que la bulle spéculative ? Ton œuvre
désigne et nomme ces entités mangeuses d’hommes, gouvernées par des majordomes,
sous les espèces de Kapitotal et de la tour Panoptic. Tu n’imaginais tout de même
pas qu’elle pût avoir droit de cité !...
Ce qui est insignifiant pour l’aède est exhibé par l’industrie du verbe falsifié, comme ce qu’il met en lumière doit être
nécessairement occulté. Car la tour Panoptic a fonction de travestir le rapport social de Kapitotal.
Ce qu’illustrerait toute instance ministérielle,
universitaire ou médiatique si d’aventure elle s’avisait d’évoquer le 150e
anniversaire de La légende et les aventures héroïques d’Ulenspiegel.
Médiocrité, stupidité, vulgarité des Culs-Pelés n’existant que par leurs sièges
affligeraient d’outrages bienveillants le génie d’un auteur mort étranglé par le boa de la misère…
Depuis que la Belgique existe comme nation, deux
créations littéraires s’y affirmèrent comme des épopées-tragédies-farces. La parenté,
d’un siècle à l’autre, avec ton personnage, n’est un secret pour personne. L’un
et l’autre logent au 7e étage de la 5e dimension, celle
du rêve et de la mémoire. A Thyl clamant tout au long de sa quête
sidérale : « Cherche les sept étoiles ! », ton
Anatole répond : « Le jardin des Pléiades est mon île natale ».
Car elles sont sept, les filles d’Atlas ! Un souffle d’au-delà ne les
destine-t-il pas à la postérité, grâce au même Œil imaginal ? C’est,
d’ailleurs, à l’avenir lointain que s’adresse le présent message, inspiré du
passé le plus archaïque. Bien sûr, son titre intrigue. L’Exote ! Un
mot forgé par Victor Segalen, auteur du roman René Leys, dont usa
l’écrivain belge Pierre Ryckmans pour créer un pseudonyme qui le rendrait
célèbre. Quiconque, parmi la valetaille des Culs-Pelés empressés à la promotion
publicitaire de Simon Leys, s’intéresse-t-il à ce que signifie l’exote ?
Et pourquoi ce sous-titre : la véritable histoire de Charles Michel ?...
J’y viens, suivant des méandres encore moins rectilignes
que ceux du fleuve. Les idées qui me viennent émanent de deux revenants dont je
suis la médium. Par mon être spectral passent des fluides remontant aux
origines et devinant les fins dernières, dans un monde lugubre où ont tout à
dicter ceux qui n’ont rien à dire, et où des multitudes en souffrance n’ont
nulle part pour l’exprimer. Combien de millions d’êtres humains peuvent-ils
parler comme la pauvre Katheline, mère de Nele, injustement sacrifiée par la
logique impériale : « Je n’ai fait de mal à personne et l’on me
jette au feu » ou « J’ai soif ! La mort me mène en
un grand fleuve où il y a de l’eau fraîche et claire, mais cette eau c’est du
feu » ? Jamais leurs tortionnaires en costume-cravate, prothèses
d’ordinateurs établissant les graphiques de la croissance, pour qui l’Ethiopie
est l’élève modèle de l’Afrique, n’ôtent le masque humanitaire pour avouer à
leurs victimes, comme le fait dire De Coster au bourreau de Katheline (autant
que Simenon pour tous les crimes) : « Elle manante, moi noble homme ».
S’il est plus facile de penser la fin du monde que
celle des majordomes mangeurs d’hommes, n’est-ce pas qu’un automate régi par la
tour Panoptic loge en chaque individu soumis à la logique de Kapitotal ?...
Comment vivre dans un monde sans ultime finalité, donc privé de sens ?
Il en va d’un récit qui décode le chaos régnant pour
imaginer un cosmos habitable par tous, dont l’œuvre de l’esprit se veut un
microcosme. Nous en arrivons à l’exote, et à la véritable histoire de
Charles Michel. Car, s’il me fallait résumer tout ce que je t’ai entendu dire,
en ces temps où la tour Panoptic met en scène des polémiques entre populisme et
technocratie pour masquer l’antagonisme opposant Kapitotal à l’humanité, non
sans un « effacement du clivage gauche-droite » d’autant
mieux programmé que nul ne songe plus à définir ces notions, je retiendrais ta
définition de ce clivage, en des termes qu’agréeraient sans doute et Thyl
Ulenspiegel et le commissaire Maigret. « Guerre aux palais, paix aux
chaumières » est à tes yeux le slogan de la gauche ; quand celui
de la droite fait sentir partout ses ravages depuis 25 ans, qu’il soit appliqué
sous drapeau libéral ou social-démocrate : « Paix aux palais, guerre aux chaumières »…
Ces formules me parlent. Pendant dix ans, j’ai fait
chaque jour le trajet entre la rue de la Chaumière et la place des Palais,
quand je travaillais aux cuisines du Cercle Gaulois. J’y ai découvert une
engeance humaine portant les noms de Spaak et Davignon. Par eux, le mot gaulois
désigna ma nouvelle assignation d’identité, bien avant les actuelles
convulsions identitaires de l’Occident. N’est-ce pas du choc entre la
croissante misère des chaumières et la scandaleuse opulence des palais
qu’explose partout la haine de l’étranger ? J’ai appris que j’appartenais
à la plus peuplée des nations : celle des exclus et des rebuts. N’est-ce
pas de bonne stratégie, car que se passerait-il si la force de travail avait
une vision commune ? Leur « droite » arrogante ne peut se
prétendre la championne du peuple, tout en affichant une intention
revancharde sur les conquêtes historiques du prolétariat, que parce qu’une
« gauche » capitularde fut son tremplin depuis la fin de l’Union
soviétique. Si le chef du parti rose en Belgique fait d’un gouvernement bleu le
responsable de la pire des régressions sociales depuis la guerre, n’omet-il pas
de préciser que nul n’a conduit cette régression mieux que lui quand il était
au pouvoir ? La force de travail ne disposant plus d’aucune représentation
politique, où transférer ses vains espoirs sinon sur une candidature des plus illusionnistes ?...
La principale production psychique de la tour Panoptic
prend alors la forme d’une résignance, due à la sommation d’accepter
leurs souffrances faite aux victimes de Kapitotal. Cette injonction déconnecte
malheurs et misères générés par l’ordre social de causes objectives qu’il est
interdit d’analyser, la théorie de la praxis n’ayant aucun droit de se
manifester. C’est donc une culpabilité diffuse qui pèsera sur les sentiments
négatifs, privés de légitimité par d’habiles arguties. Ne luttez pas contre
l’injustice en rêvant d’un autre monde, cognent les idéologues : voyez le
goulag ! La résignance est prêchée par les propriétaires des podiums,
estrades et tribunes comme sur les plateaux télévisés : vos échecs ne sont
dus qu’à vos propres faiblesses. Winners et losers ont ce qu’ils méritent. Pour
la rébellion, ne vous fiez qu’à nos bateleurs et histrions attitrés, si ce
n’est aux nababs étant les seuls dignes de l’incarner. Mais, une fois décrétée
la flexibilité des hommes comme des principes qui leur tenaient lieu d’axe
vertical, n’est-ce pas le mât d’une civilisation qui s’effondre ?...
Je parle toujours sous la guidance inspirée de mes deux passagers.
Le regard sur la guerre sociale caractérisant De Coster et Simenon,
par la dénonciation qu’il implique, est l’ADN secret de leurs œuvres,
que se doit d’éradiquer tout Cul-Pelé ministériel, universitaire ou médiatique.
On n’en tolèrera l’évocation qu’à condition d’en extirper le noyau de
signification profonde, qui relie ces œuvres aux messages de la littérature
universelle. Ne suggèrent-ils pas la possibilité de rapports différents ?
Cette interprétation, mes quatre-vingt ans de vie terrestre la hurlent. Toutes
les relations sociales relèvent de contingences historiques, donc
transformables. Or, le stratagème de l’ordre dominant consiste à les faire
passer pour nécessaires et immuables. There is no alternative, comme
disait la vieille guenon. C’est une intuition contraire qui anime l’exote…
Ce dernier s’apparente à un traversier passeur de murailles culturelles.
Le mot fut inventé par Victor Segalen, voici plus de
cent ans. Contre un exotisme vulgaire dont était friande la littérature
coloniale, il désigne une expérience d’ouverture initiatique à l’étrangeté d’un
monde où tout est possible, illustrée par ces vers des Immémoriaux :
« J’arrive en ce lieu où la terre est nouvelle sous mes pieds
J’arrive en ce lieu où le ciel est nouveau dessus ma tête »…
Quel rapport avec la véritable histoire de Charles Michel ?
Il me faut encore accomplir une boucle de parole. Celle-ci,
condamnée par principe au tribunal de l’opinion publique, ne peut renverser
l’acte d’accusation qu’en se transmuant en écriture, qui prendra sa défense à
la manière d’un avocat. C’est pourquoi bien avant notre rencontre, longtemps
avant de devenir l’arrière-grand-mère de vos petites-filles, j’ai fait passer
l’esprit dans ta main d’écrivain. Oui, c’est moi qui ai donné naissance à tes
petits signes tatoués sur la peau des feuilles blanches, même s’ils
prétendaient se mesurer à l’unique livre que j’ai lu : une bible en langue
sango, l’un des parlers de Centrafrique. C’est moi qui t’ai ensorcelé en 1992
pour te détourner des sirènes de la Neva vers celle du fleuve Congo. Seul ce
voyage de retour au pays natal pouvait te sauver, dans la soumission qui
s’amorçait de la magie des lettres aux calculs du chiffre. Ne fallait-il pas
être un exote pour capter les chants de Mamiwata, comme tu l’avais été
au Mexique ou en Union soviétique, et comme tu le deviendrais dans le monde islamique ?…
L’exotisme en ce sens, où que l’on se trouve, est une épreuve ultime de socialité comme de liberté :
ce que ne comprendront jamais ni les socialistes ni les libéraux. Mais aucun élitisme pour autant,
laissons cela aux analphabètes qui nous gouvernent. Bien sûr, les chants de la
sirène du fleuve seraient étouffés par la conjuration des Culs-Pelés. S’il en
est un seul qui m’ait suivie jusqu’ici, mû par le désir trouble d’en savoir
plus long sur la véritable histoire de Charles Michel, sa patience ne sera pas
déçue. Même si pour cette race, comment la voix d’un au-delà pourrait-elle
exister ? Mon périple depuis la Centrafrique jusqu’en Belgique, avec une
marmaille de sept enfants – dont Gertrude, grand-mère de vos petites Mayela et
de Léna, elle-même née comme toi à Kisangani, l’ancienne Stanleyville, où j’ai
dû acheter une casserole dans la quincaillerie tenue par ton père – ne
devait-il pas tout à des forces surnaturelles ?...
Je sais combien durant l’enfance africaine tu as vu
des chemins et deviné des traces qui t’invitaient à les suivre au rebours des
directions prescrites, celles qui mènent à la désorientation d’aujourd’hui. Tu
as sans doute vu ce qu’il ne faut pas voir pour tenir son rang dans la société
belgicaine. Il ne devait en résulter qu’un complet malentendu avec tes
contemporains. Ceux-ci vont professant que Simon Leys, neveu d’un gouverneur
général du Congo belge, a fort bien fait de mettre bas la statue du président Mao.
Quelle ignorante hypocrisie, dès lors qu’on escamote l’exote !
L’aboi de ces nabots contre les géants politiques du XXe siècle
que furent Lénine, Mao Zedong, Hô Chi Minh ou Fidel Castro fait penser à cet
enseignant de collège raillé par Hegel, qui se flattait de sa supériorité
morale sur Alexandre le Grand sous prétexte que lui, au moins, n’avait pas
conquis l’Orient. Ce qui fut bien le cas de Victor Segalen, au sens initiatique
de conquête spirituelle. Si l’exote franchit les murailles culturelles, c’est
au prix d’une double prise de distance avec les références conventionnelles de
son milieu d’origine, comme avec celles de la culture qu’il découvre. Il en va
d’une supérieure exigence de l’esprit ne transigeant en aucun cas sur la
singularité du voyage entre les deux rives, seul gage d’universalité. C’est
ainsi que son périple en Chine peut le faire passer des chaumières au Palais
impérial, par l’entremise d’un initié qu’il baptise René Leys. On mesure le
caractère profondément utopique d’une telle démarche, au fait qu’un
monde peuplé d’exotes n’aurait plus de frontières, ni aucune de ces barrières
symboliques autour desquelles s’organise la compétition des religions, des
nations, des ethnies, des clans, des races et des classes.
Un monde peuplé d’exotes n’aurait plus de comptoirs…
Quiconque dût-il succéder à Simon Leys en son fauteuil de l’Académie belge, où siégea Simenon, les plus impérieuses nécessités
idéologiques de ces temps délabrés lui interdiraient toute référence à ce qui
détermina le sinologue Pierre Ryckmans dans le choix de son pseudonyme.
Celui-ci faisait une carrière diplomatique en Chine où il ne dissimulait pas
son anticommunisme par atavisme familial, dénonçant la révolution dans des
textes qui parvinrent au situationniste René Viénet. Leur publication par
Gérard Lebovici, aux éditions Champ Libre, ferait des Habits neufs du
président Mao le plus célèbre des best-sellers contre-révolutionnaires
parus sous label d’ultragauche. De telles choses ne se disent pas dans une
Académie. Pas plus que les raisons qui poussèrent l’attaché d’ambassade
Ryckmans à choisir pour nom de plume celui de l’aventurier Leys, personnage du
roman de Victor Segalen. Car il aurait fallu parler de l’exote, et peut-être
mettre en question le « Royaume du Tiède » auquel entend se
soustraire ce héros spirituel, voire discuter les contradictions
intellectuelles de Simon Leys. Au lieu de quoi, l’on aurait droit sans doute à
la rengaine médiatique vitupérant toute guerre des chaumières contre les palais
comme une « bêtise criminelle »…
Encore certaines révolutions peuvent-elles avoir
l’aval des propriétaires du monde, et être favorisées par les diplomaties
occidentales. On voit ainsi régulièrement se coaliser les plus libératrices
armées de la planète pour faire triompher la juste cause révolutionnaire de
Goldman Sachs et de Rothschild. Malheurs et misères en tout genre étant sans
nombre dans les chaumières, il n’est pas rare de voir exploser quelque baril de
poudre constitué par un peuple en colère, toujours contre les palais d’en face.
Ici et là des rébellions mystérieusement organisées, financées et armées par on
ne sait qui jettent bas des régimes, font vaciller les trônes quand leurs
occupants rechignent à se plier aux visions du Nouvel Ordre Edénique. Le
paradigme de ces printemps de la révolte populaire, applaudis par la tour
Panoptic, demeure celui de l’année 1968 à Paris. Ne s’agissait-il pas de
libérer la France d’un dictateur qui refusait la tutelle de l’Alliance
atlantique et s’opposait à la domination de l’Etat par Kapitotal ?...
« C’était l’élite, c’était la pègre »
écrirait René Viénet (qui ferait publier Simon Leys) dans l’ouvrage de
référence consacré par l’Internationale situationniste à Mai 68, pour vanter
l’efficacité révolutionnaire des Katangais, ces mercenaires accourus d’Afrique
afin de secourir les Enragés dans leur occupation de la Sorbonne. La thèse,
avancée dans tes livres depuis plus de trente ans, d’un lien entre
insurrections spontanées et services occultes, n’est certes pas démentie par
l’itinéraire de ce même Viénet, agent traitant d’AREVA pour les missiles
nucléaires à Taiwan. L’uranium ne fut-il pas un enjeu capital des massacres
ayant ravagé la Centrafrique, sous égide humilitaire de l’Europe ?...
Aux temps lointains où subsistait encore un soupçon de conflictualité démocratique,
les officines invisibles formaient déjà un Etat dans l’Etat.
De nos jours, celui-ci ne promulgue plus d’états d’exception
qu’afin d’assujettir la part damnée de la société civile aux ordres d’une race
élue. Celle-ci supplante l’autorité publique avec la complicité de l’ancien
Etat dans l’Etat, devenu l’une des tentacules de la pieuvre emmêlant bains de
sang terroristes et industrie sécuritaire, barbouzeries et trafics divers. Les
nababs invités au Forum de Davos incarnent en leur parade les lumières de
l’Olympe, quand des peuples entiers croupissent dans les ténèbres qui furent le
destin des titans révoltés. Mais si le feu sacré s’est éteint dans les
chaumières, où sont les palais de l’esprit ?...
« Babola Oye ! Babola Oye ! »
Vive le Gueux ! clament en lingala mes deux complices d’un voyage
des plus exotiques. Thyl Ulenspiegel et Jules Maigret ne sont-ils pas de purs
exotes, comme le furent Charles De Coster et Georges Simenon ? C’est ce
que me communique l’esprit des ancêtres, même si plus personne aujourd’hui
n’admet que la littérature ait besoin des faveurs du divin. Mais qui d’autre
que des créatures exotiques – au sens défini par Victor Segalen –
pourrait-il allumer l’étincelle nécessaire pour débloquer l’écheveau
d’insolubles contradictions dont suffoque une planète convulsive ? Si le
globe est devenu l’espace et le temps de référence à l’heure d’une prétendue
globalisation, le traversier des cultures n’est-il pas le plus apte à dénouer
des conflits qui enferment leurs protagonistes à l’intérieur de logiques tribales ?
Les intégrismes ne prospèrent-ils pas sur une société désintégrée partout en
mal d’intégrité ? L’humanité ne s’altère-t-elle pas par manque
d’altérité ? L’aliénation ne transforme-t-elle pas le monde en maison de
fous, n’accordant plus qu’à grand peine le droit d’asile à ses aliénés ?...
Le monde réel est si prodigue en fantasmagories
qu’aucun fabulateur ne peut en usurper la paternité. Si peu crédible est
l’aventure d’un sinologue belge du XIXe siècle rencontré par Segalen à Pékin,
qui lui ouvrirait les portes de la Cité impériale, et auquel il attribuerait le
nom de René Leys, qu’une telle aventure paraît plus fictive encore que le roman
éponyme. Le nom de cet aventurier belge était Charles Michel. C’est au domicile
d’Antoinette Spaak et d’Etienne Davignon qu’engagée naguère comme cuisinière,
j’ai percé à jour ce mystère dans un frigidaire. Le surgélateur y contenait une
prime édition de La légende héroïque d’Ulenspiegel, transporté en Chine
par ce Charles Michel. Quelles que fussent les voies prises par un tel trésor
pour échouer dans ce freezer, on comprend que l’actuel Premier ministre belge
use de ce pseudonyme, afin de se garantir les plus riantes perspectives diplomatiques…
Celles-ci retiendront l’expérience de l’exote. Le peuple, pour lui, n’a pas plus besoin de populisme que les vraies élites ne se
réclament d’élitisme. Ensemble, ils forment la majorité de l’espèce humaine
ayant intérêt au renversement du rapport qui soumet tout usage à la valeur
d’échange, et toute activité productive à la tyrannie du capital, ce travail mort…
Tous les malheurs du monde se résument en un mot : Acéphalopolis.
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