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Profession Traversier

III

De l’urgence à créer une fonction traversière
en Belgique, en Europe et dans le monde

« Les livres d’aujourd’hui sont les actes de demain. »
Thomas Mann  

La crise, voire l’impasse où s’enlisent les apories intellectuelles et spirituelles du monde occidental justifieront peut-être les outrances du présent Rapport. Certes, j’entends surgir d’ici d’autres voix qui lui feront le reproche inverse, celui d’user d’un ton trop mesuré. Son plus vraisemblable déni se traduira par l’indifférence hautaine. Quand se joue, à l’échelle mondiale, une partie de poker menteur où toutes les cartes maîtresses sont falsifiées ; quand les croupiers du casino sont des idéologues médiatiques n’ignorant pas que les dés sont pipés, trente-six numéros de la roulette étant gagnants pour la banque et le néant seul offrant encore son ultime espoir, l’artiste supérieur a beau jeu de prétendre se retirer au-dessus de la mêlée. C’est ici que nous parle toujours la voix de Graham Greene : « Il voulait le bonheur pour les autres, la solitude et la paix pour lui-même ». Cette phrase à elle seule résume le projet traversier, tant elle implique de douloureuse responsabilité pour celui qui pose l’acte d’écrire, quand toutes les conditions de vie s’opposent à ce vœu de bonheur et de paix. Sans doute, n’est-ce ni très tendance ni très fun. Et je veux bien croire qu’il est de prétendus maîtres de l’esprit pour qui la ringardise d’une telle proclamation justifie le silence méprisant dont fut entouré le centenaire de son auteur voici deux ans. Mais si la sagesse d’une phrase optative prête à sourire pour quelques-uns, la terrible réalité contre laquelle elle se fracasse prête aussi beaucoup, de nos jours, à mourir.

Authentique se veut donc mon Rapport en référence au sens originel d’un mot désignant chez les Grecs, je l ’ai signalé, ce qui est essentiel. Cette notion désigne aussi qui agit de lui-mjme ou prend une initiative en toute liberté. Soit, l’initiale signification de l’idie libérale. Celle dont se riclament, sans exception, tous les managers du globe. Peut-on prétendre pour autant qu’authentiques sont les conditions habituelles d’existence en un monde gouverné par l’idéologie du libéralisme ? Certes, il ne manque pas de discours vantant les prestiges de ce qu’en novlangue on nomme créativité entrepreneuriale. Pour quel bilan réel ? D’autre part, l’invisible main du marché, même si elle s’arroge des pouvoirs surnaturels, n’a pas vocation de concilier tous les intérêts opposés du monde, ni de faire advenir une communion universelle. Ce serait plutôt le fonds de commerce de la concurrence, chrétienne ou socialiste. Je ne pratique, pour ma part, aucun favoritisme à l’égard de ces différentes boutiques. Il me semblerait même judicieux de louer les intentions nobles qui les fondent chacune à l’origine, sans adhérer à aucune de leurs doctrines officielles.

Tout un chacun peut naître dans une famille chrétienne, puis se projeter avec révolte vers le spectre large du socialisme, et faire une incursion dans la tribu libérale. D’une telle expérience il ressort que les trois chapelles sont animées par des visions qui pourraient s’harmoniser. Si l’on envisage deux facteurs complémentaires inhérents à toute humanité que sont l’aspiration à une communion et le désir de compétition, le besoin de se fondre dans un groupe et celui de sortir du lot, les communions chrétienne et socialiste ne sont pas sans passerelles, auxquelles apporte son frisson, lié au risque individuel, l’idée de liberté propre au libéralisme. Nous sommes ici, bien entendu, dans la sphère générale des grands principes. Il semble pourtant que, mises en pratique ces doctrines dans le jeu politique habituel, elles fournissent plutôt l’occasion d’un retournement systématique de leurs valeurs originelles. Ligne à suivre et discipline de parti, sujétion aux mots d’ordre, népotisme et hiérarchie bureaucratique sont le fond de sauce commun d’une marmite où l’électeur a de la peine à distinguer l’autre ragoût du sien. Que du contraire même ! Qui a la fibre sociale, peut constater avec dégoût que les potions les plus amères du néolibéralisme sont partout versées dans la sauce avec le plus de zèle par les dirigeants du parti à la rose. Peu importe qui tient la louche, vous n’aurez pas d’autre tambouille. C’est dans l’opposition que parfois s’ose exprimer quelque plainte, ravalée sitôt qu’à son tour elle passe aux fourneaux. Mais qu’arrive-t-il s’il n’y a plus de protestation ? Quand l’initiale spécialité de chaque famille ne se trouve plus vraiment au menu, s’est-elle réfugiée dans l’arrière-cuisine ? Le brouet médiatique a malaxé les ingrédients des ratatouilles postulant une extase commune ici-bas ou dans l’au-delà. Quant aux libertés de la carte, s’adressent-elles encore à ce qui, dans la langue de Montaigne, désignait la qualité d’un fin bec authentiquement libre de ses goûts et de ses choix ?

Dès lors, est-il insensé d’affirmer qu’il n’y a plus qu’un menu collectif obligatoire en Belgique ? Malgré les bruyants concerts de casseroles entre chefs, exacerbés par l’hystérie communautaire, cette fade bouillie d’anciens plats dans le moule unique d’une social-démocratie libérale et libertaire, gratinée de résidus chrétiens, quel est encore son effet sur la clientèle ? L’épice écologiste suffira-t-elle à donner le change, à servir d’exhausteur de goût ? De telles questions, pour la raison même qu’elles auraient jadis fait l’objet de discussions subtiles entre experts de la gastronomie politique, ne peuvent désormais se poser en public. Chacun va clamant son effroi devant la menace d’appétits grossiers remuant dans la cour des tombereaux d’immondices et menaçant de bouter le feu à l’auberge : chacun leur jette au-dehors le lard dont ils s’engraissent, dans le temps même où l’on secoue la nappe des miettes pour la foule des crève-la-faim. De toute manière, pense-ton, les tables sont réservées. Jamais ces gueux n’auront place au festin. Mais celui-ci ne dégage-t-il pas, déjà, un net parfum de brûlé ? Suivez-nous donc chez le maître queux noir-jaune-rouge, on vous y invite, pour jeter un œil sur la marmite à pression. C’est ici que se mitonnent les agapes du prochain bicentenaire de la Belgique. Lequel des convives y croit-il encore ? Car la cocotte-minute est fissurée, craquelée, rafistolée de toutes parts. Et puis voyez, sentez vous-mêmes. Sous une surface glacée, le fond du récipient pue le cramé. Quant à l’épaisse et molle couche intermédiaire, elle oscille de l’un à l’autre selon nul ne sait quel critère. De sorte que ne cessent de s’accentuer les températures extrêmes, alternant froidure et brûlure. Le plus étrange est que le gel augmente où la substantifique moelle s’accumule, quand n’en finit pas de se carboniser la masse inférieure, aussi pauvre qu’une lavasse. Toutes les lois du réel paraissent inversées. N’y aurait-il pas là quelque contradiction ? Chut ! Il est un invité d’honneur qui tranchera la question. Ce fin gourmet nous vient d’ailleurs. Peut-être même sont-ils plusieurs. L’aura de leur prestige est mondiale. On les attend. Tenons-nous bien. De l’ordre en cuisine et dans la salle. Taisez les vaines querelles ! Hissez les couleurs ! Montrons leur que la Belgique est encore à la hauteur ! Que nous ne sommes pas un pays de parvenus, traînant des batteries de casseroles à rétamer dans les usines de Mittal ou sur le circuit de Francorchamps.

Traversière serait la démarche qui embrasserait d’un même regard l’ensemble des clivages artificiels, mais aussi des mélanges douteux, caractérisant la chose publique au pays de Bruegel et de James Ensor, de Charles De Coster et de Paul Nougé. « C’est au pied de la lettre, écrivait ce dernier, qu’il conviendrait de saisir la métaphore, comme un souhait de l’esprit que ce qu’il exprime existe en toute réalité, et plus loin, comme la croyance, dans l’instant qu’il l’exprime, à cette réalité. » Mais un tel souhait le plus souvent, miné par la peur des conséquences, ramène la métaphore à un vulgaire artifice de langage. Si le présent Rapport use de procédés de style, ce n’est pas dans un but d’efficacité rhétorique. Je crois à la vérité de l’image traversière, telle qu’elle m’apparut voici plus d’un lustre à Québec, sur un panneau du port désignant par ce mot de traversiers les anciens passeurs en pirogues du fleuve Saint-Laurent. Ces morts transmettaient un signe capital à celui qui était né sur un fleuve d’Afrique. Et cette alchimie tout entière était, à mes yeux, traversière. Je crois en la vérité de cette communication qui décide en partie de mon Rapport, s’opposant à tous les communicants et décideurs de la tour Panoptic. Je crois en la puissance d’instances invisibles, aujourd’hui privées du moindre droit de cité, dont l’accueil ranimerait peut-être l’antique feu sacré dans la société des hommes. Et je crois que tout le monde y croit, à ces puissances mal connues de l’esprit, répudiées par les religions comme par la raison. Cette Phénicie mentale assurant un lien traversier entre Athènes et Jérusalem, ce Levant qui saigne au fond de nos méditerranées secrètes, en chacun de nous ces jours-ci dégorgent leur marée noire. Marée noire où surnagent, par effet de mirage, les images cloacales d’une capitale d’Europe chargée de remugles fétides, qui transformeront bientôt toute cette basse cuisine en égout.

C’est, du moins, ce que l’on croit ressentir en partageant les affres intérieurs de Scobie, le personnage principal de The Heart of the Matter. N’avez-vous jamais fait cette expérience au cours de laquelle, face à une seule créature de fiction, toutes les agitations officielles vous paraissent aussi peu substantielles que des ombres projetées sur un drap au fond d’une caverne ? Ce drap porte nos couleurs dans le théâtre intime de ce pauvre Scobie. En lui s’entrechoquent des convictions liées au plus sombre des catholicismes, à ce qu’André Breton nommait l’or du temps et au sanglant combat pour un peu moins de misère. Au moment de crise où se dénoue le vertigineux roman de Graham Greene, c’est en ces trois sources réunies qu’il puise le courage, ou la faiblesse, de renoncer aux faciles réussites soffrant à portée de la main, pour choisir un parti où sallient damnation religieuse, amour des vaincus et véritable liberté. N’oublions pas que le christianisme, comme le libéralisme et le socialisme, ont à leur origine pour vocation de s’opposer, de résister à un impérialisme triomphal. Situation vécue par l’écrivain lui-même, écrivant son livre alors qu’il était un agent de l’Empire britannique en Sierra Leone, pendant la Seconde guerre mondiale.

Si je n’ai pas craint d’ennuyer mon lecteur par ce rappel, estimant qu’il avait sa place dans un tel Rapport, c’est parce que je suis persuadé du fait que nombre de passerelles existent entre les plus hautes œuvres spirituelles et la gestion des affaires matérielles, dont la mise en lumière serait le principe même de futures démarches traversières. La moindre réflexion permet d’envisager tout le parti qu’il y aurait à tirer de telles démarches dans l’enseignement. Richard Miller ne vient-il pas de l’illustrer par une proposition de loi, visant à permettre la plus libre circulation des élèves entre les différentes initiations religieuses et laïques au sein de chaque école ? Ne peut-on imaginer que, dès la formation des professeurs, ces cours à option soient conçus comme lieux d’interrogations privilégiées sur les liens entre conceptions profanes et sacrées ? Comme lieux de passage essentiels entre ces conceptions souvent figées, et les grandes œuvres littéraires qui s’en sont inspirées, mais les ont aussi irriguées ? Ne voyez-vous pas l’intérêt possible d’Abdallah pour le roman dont je viens de parler, comme celui de Christine pour Nedjma de Kateb Yacine ?

Un autre exemple. Sur le modèle des grands patrons, parachutés dans dix conseils d’administration pour une retraite dorée, il ne semble plus exister de politiciens qui ne trustent les sinécures en tous genres. Un nombre impressionnant d’élus cumulent un nombre scandaleux de mandats publics rémunérés, quand un nombre scandaleux d’artistes ou d’intellectuels au chômage cumulent misère matérielle et mise en veilleuse forcée de leurs talents. Combien de sculptrices ignorées, de traducteurs-interprètes au rebut, de philosophes dédaignés ne dynamiseraient-ils pas le potentiel créatif de ces mêmes structures, le plus souvent sclérosées ? Combien de temps les neurones actifs de la société demeureront-ils au repos forcé, quand tant de graisse nécrosée continue d’exercer les prétendues responsabilités ?

Toutes nos Excellences politiques sont placées devant un choix. Poursuivront-elles en aveugles sur la voie de l’inertie ? Sans le moindre doute, leurs nobles fonctions s’assimileront à celles du cuistot placé au cœur d’une gigantesque bataille autour de la marmite explosive. Auront-elles vocation à des tâches moins triviales ? Il faudra participer à la création de nouveaux rapports, où la médiation de la Parole sera centrale.

Juste après la fin de la guerre, au moment de publier Le Fond du problème, Graham Greene venait de passer la quarantaine : le même âge que George Orwell qui, dans un texte intitulé La politique et la langue anglaise, écrivait alors : « Les discours et les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. (...) Des villages sans défense subissent des bombardements aériens, leurs habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail est mitraillé, leurs maisons sont détruites par des bombes incendiaires : cela s’appelle la pacification. » Peut-on mieux dire à propos de l’Afghanistan, de l’Irak et du Liban ? C’est alors qu’Orwell conçoit son 1984, où l’usage de la novlangue est l’un des instruments les plus efficaces au service de Big Brother. Rappelons que ce dernier ne désigne en aucune manière un tyran soviétique puisque, dans le livre, le monde se partage en trois empires totalitaires, l’un d’outre-atlantique, l’autre asiate, et le troisième où se passe l’histoire concernant notre Vieille Europe. « Quand l’atmosphère générale est mauvaise, souligne l’auteur, le langage ne saurait rester indemne. » Non sans préciser que « le chaos politique actuel n’est pas sans rapport avec la décadence de la langue (...) Le langage politique – et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes – a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance ».

Cet amer constat, voici un mois encore, n’aurait pas eu la moindre chance d’être pris au sérieux dans l’espace public. Presque sans exception, tous les professionnels de la politique l’eussent rejeté avec dédain. Mais les tenaces vérités, d’ordinaire masquées, viennent de fissurer un bétonnage armé de mensonges à l’occasion du conflit au Liban. Quel que soit le jeu des propagandes respectives, il apparaît à tous que si, dans le meilleur des cas, la sphère politique exerce une fonction médiatrice, l’usage qu’elle fait de la Parole se dégrade à mesure même que celle-ci lui sert de simulacre. Il semble qu’un crédit de confiance, il n’y a guère illimité, dans les discours officiels, ait chuté de manière vertigineuse avec la récente pluie de missiles sur le Moyen-Orient. Comme il fut révélé que la pacification de l’Irak était prévue de longue date avant le 11 septembre 2001, ne vient-on pas d’apprendre que la pacification du Liban était planifiée avant l’enlèvement des deux soldats qui lui servit de prétexte ? Et ceci, en prélude à une prochaine pacification de la Syrie et de l’Iran, provisoirement ajournée pour cause de confusion stratégique, dont la plus notable victime est encore le langage des politiques. Les pires voyous théocratiques du camp adverse n’ont-ils pas beau jeu de s’en aviser pour galvaniser leurs foules ? Bien plus : fausse conscience et mauvaise foi devenant, aux yeux de tous, le label même de l’Occident, n’est-ce pas, sur le plan idéologique, à une inversion du rapport de forces matériel que l’on assiste, nos stratèges n’ayant plus pour armes mentales, face au feu nucléaire d’Allah, que de vieux mousquets et tromblons ?

Sans sursaut de conscience, il ne fait guère de doute qu’au pire succèdera l’abominable. Est-ce le but recherché ? Pour certains milieux d’affaires qui en tirent leurs surprofits, c’est une évidence. Mais la réaction d’un homme comme le Commissaire européen Louis Michel, sincèrement affligé devant le désastre à Beyrouth, laisse augurer de possibles lendemains meilleurs. La réaction du tandem formé par Jacques Chirac et Dominique de Villepin permet d’imaginer qu’une aurore se lève un jour sur le Levant. La réaction de Kofi Annan laisse entendre qu’il n’y a jamais lieu de se résoudre absolument au désespoir. Même si l’image est outrancière, Weimar peut encore se défendre face à l’incendie multiforme du Reichstag. C’est ici que toutes les forces vives de l’intelligence doivent être accueillies pour dynamiser l’espoir dans un jeu sans cela morbide. C’est une objurgation que je m’autorise auprès des plus hauts responsables politiques, usant de la seule qualité que me confère le statut d’homme sans qualités. Soit d’exilé, de réfugié, de déraciné dans mon propre pays. J’ai montré, dans Tombeau de l’aède, qu’une des raisons de la situation perverse prévalant aujourd’hui, partout dans le monde occidental, tient au fait que l’immense majorité des intellectuels y fonctionnent au service d’une structure para-totalitaire, laquelle tour Panoptic interdit l’irruption de toute Parole extérieure susceptible de fluidifier le débat démocratique. Dès lors le point de vue de l’Autre, se trouvant réduit au silence ou neutralisé parmi la prolifération d’insignifiances programmées, ne peut plus se manifester que sous des formes perçues comme fractures dans l’équilibre de la Tour. L’organicité structurelle de celle-ci, d’une manière toujours plus caricaturale, imite en la niant celle de l’arbre. Inerties, blocages, raideurs en tous genres empêchent le mouvement cyclique de la vie. C’est rien moins qu’à un coup de pioche symbolique dans les substructures de la Tour que j’en appelle, permettant d’y voir jaillir une source oubliée. Celle-ci n’est pas morte. Elle palpite au cœur de tous, en attente, comme elle gît de manière privilégiée chez quantiti d’artistes, de créateurs, d’intellectuels disqualifiés. L’on a vu l’époque nouvelle où nous sommes entrés, celle de convulsions mortelles, s’inaugurer par l’image de tours effondrées. L’on entend chaque jour plus de craquements sinistres fissurer un édifice qui, pour prétendre contrôler tout l’espace, ne dispose plus d’instruments de pensée capables de l’orienter dans la dimension du temps. Je poursuis un cycle romanesque où mon personnage – un vieil aède grec – circule à sa guise dans la cinquième dimension du rêve et de la mémoire. Celle qui fait défaut à la tour Panoptic.

Sans doute la plus irréparable et la moins signalée des fractures de la Tour est-elle à l’étage occupé par le régiment médiatique. Dans sa partie inférieure, l’immense majorité des citoyens détient la plus grande part des savoir-faire constituant une praxis collective ; aux régions supérieures, une minorité de bureaucrates monopolise les faire-savoir s’identifiant aux capacités théoriques de l’ensemble. Les représentations élaborées à l’étage des medias n’assument plus une fonction médiatrice. L’immédiateté médiatique seule prévaut, pour les besoins propagandistes et publicitaires des bâilleurs de fonds. Dès l’école, et conformément au substrat idéologique d’une civilisation, toute éducation s’organise autour d’un fantasme exclusif : appartenir à la caste élue, fuir la masse des damnés. Le système fonctionne dans une circularité absolue. Faites preuve d’intelligence, et vous accéderez au paradis. Dans le cas contraire, il n’est d’autre sort que l’enfer. Id est, et sans la moindre mise en question possible : c’est la Structure qui attribue à chacun la fonction qu’il mérite. Entre les têtes sans corps et les corps sans tête, l’âme d’une société semble s’être évaporée. Ou plutôt : cette âme s’identifie à la logique même de Sa Majesté Structure. Celle-ci prétend réaliser le plus ancien dessein de l’Empire d’Occident, une fusion suprême du temporel et du spirituel. Maîtresse de toute transcendance comme de toute immanence, elle seule assure le salut et la chute, gérant les rédemptions comme les damnations. Ce qui relève de l’économie matérielle, soumis au temps et à l’histoire, est traité de façon religieuse, anhistorique et intemporelle ; ce qui appartient à la sphère spirituelle, relevant d’un ordre invisible et sacré, se voit trivialisé dans l’ingéniérie des manipulations quotidiennes.

J’entends d’ici le lecteur, opinant gravement à ce constat : très bien, mais que pouvons-nous y faire ? C’est que nous sommes au cœur de 1984. Comme dans le roman d’Orwell, celui qui s’autorise à voir clair se condamne à mort ou contribue peut-être à sauver l’ensemble, s’il existe une chance que la frange la plus éclairée de l’élite au pouvoir comprenne la nécessité d’une alliance nouvelle. Pour éviter que ne s’accomplisse la prophétie formulée par le même Orwell dans Où meurt la littérature : « Une société devient totalitaire quand sa structure devient manifestement artificielle, c’est-à-dire lorsque sa classe dominante ne remplit plus aucune fonction vitale mais parvient à s’accrocher au pouvoir par la force ou par la fraude. Une telle société (...) ne pourra jamais autoriser ni la relation véridique des faits ni la sincérité émotionnelle qu’exige la création littéraire ».

Quel sort est-il donc réservé, de nos jours, à la littérature témoignant de l’essence du réel ( c’est à dire des rapports humains qui le constituent ), avec une « sincérité émotionnelle » ? Continuons de lire Orwell : « Bien entendu, l’imprimerie ne disparaîtra pas pour autant, et il est intéressant d’essayer d’imaginer quelles seraient les lectures d’une société parvenue à un totalitarisme sans faille. Les journaux continueront probablement d’exister jusqu’à ce que la technique de la télévision se perfectionne, mais on peut dès aujourd’hui se demander si, les journaux mis à part, la grande masse des habitants des pays industrialisés éprouveront encore le besoin de lire quoi que ce soit. »

Oui mais non. La société occidentale, se prévalant toujours d’une supériorité culturelle, ne peut se permettre l’extinction pure et simple de son industrie de la chose imprimée : « On trouvera bien un jour quelque procédé ingénieux pour écrire des livres à l’aide de machines. On peut d’ailleurs voir déjà une sorte de processus de mécanisation à l’œuvre au cinéma et à la radio, dans la publicité et la propagande (...) Il va sans dire que toute cette littérature serait pure camelote ; mais toute autre chose que cette camelote mettrait en danger les structures de l’Etat ». Aujourd’hui, la camelote en question ( articles de magazines déguisés en livres ) truste les prix littéraires et répand ses stocks au fil des saisons, selon les rotations prévues par les méthodes de gestion de la tour Panoptic. L’actuel succès de l’été, promotionné par toutes les chaînes télévisées, ne pouvait être autre que Témoignage, du ministre français de l’Intérieur.

« Il est de plus en plus évident que la Terre va se trouver partagée en trois grands empires, dont chacun sera autarcique et coupé de tout contact avec le monde extérieur, et dirigé, sous un déguisement ou sous un autre, par une oligarchie échappant à tout contrôle démocratique. » Pour géniale que fût une telle vision, formulée par Orwell encore à l’issue de la Seconde guerre mondiale, elle ne pouvait se vouloir une exacte photographie de la situation prévalant de nos jours. Intuition d’artiste, avec le flou que cela suppose, elle ignore l’influence de la Chine sur les fonds de pensions d’Amérique aussi bien que l’action de cette dernière dans la présence d’Ubus monozygotes au pouvoir en Pologne. La part d’approximation y est implicite ( car les échanges commerciaux, bien sûr empreints de perversité, plus que jamais s’intensifient entre les blocs ), renforçant peut-être encore son exactitude essentielle.

Je me permettrai d’attirer l’attention sur un corollaire obligatoire à cette vision d’une « oligarchie échappant à tout contrôle démocratique ». C’est le nécessaire vide intellectuel et spirituel de ses agents les plus haut gradés. Que l’on se reporte à l’époque où paraît 1984. Celui qu’on nomme alors Mao-Tse- Toung vient de prendre le pouvoir en Chine. Imaginons le quintette composé de Churchill, de Gaulle, Staline, Roosevelt, Mao. Quant au bagage culturel, comparons à ce qui de nos jours domine la planète. Il n’y manque plus que Sarkozy : sa place est prête sur la photo de famille. Oui, c’est bien par l’absurde qu’il nous faut raisonner aujourd’hui.

Deux personnes quelconques, entretenant n’importe quel rapport dans un tel monde. Peut-être existe-t-il entre elles des liens d’amour, d’amitié, de familiarité, de camaraderie, de respect, de désir, de complicité, d’admiration, de sympathie, d’indifférence, d’hostilité, de haine, de jalousie... Tous ces liens sont devenus contingents, secondaires, inessentiels. Transcendés par un type de relation qui impose sa loi secrète et ultime à tous les autres en agissant comme une médiation suprême : la Valeur.

Tout rapport humain, dans le capitalisme accompli, se voit surdéterminé par l’évaluation chiffrée que chacun fait de l’autre. Opération pouvant prendre le temps d’un clin d’œil, d’une conversation, d’une soirée, d’une vie. Comme les documents officiels – billets de banque et passeports – n’ont plus de valeur s’ils ne répondent à de stricts critères électroniques, la valeur de chacun se trouve authentifiée par le chiffre codé qui le représente sur une invisible échelle universelle. D’où l’énorme pression du non-dit social, quand ce sont les puces qui, désormais, parlent pour les hommes. Dons humanitaires, allocations sociales, salaires, traitements, honoraires, émolûments, primes, dividendes, jetons de présence, royalties déterminent avec exactitude votre graphique sur une grille fixant le prix, donc la situation de chacun. Plus d’autre moyen d’exister, en dernière instance, dans le regard d’autrui. La puce dit votre substance, votre essence, votre identité. C’est elle qui décide que votre alter ego chinois, parfaitement interchangeable avec vous, et plus discipliné, coûte dix fois moins cher que vous sur une iconomie d’échelle, donc devra demain vous remplacer. La tour Panoptic, réglant par milliards de telles transactions à l’échelle mondiale, se charge en outre de vous faire prendre votre mal en patience et de vous divertir.

Peut-être l’une ou l’autre personne ici et là, quelques groupes, des foules, une  majorité des populations sur la planète nourrissent-ils d’autres desseins. Peut-être, aussi, quelques politiciens. Une majeure part d’entre eux, il faut le craindre, ne rêve que de figurer sur la photo de famille. Ceux-là s’englueront toujours plus dans un lâche et servile collaborationnisme avec le pire, affichant toujours plus l’attitude bravache de la rupture, en direction de l’abominable.

La plus simple logique impose de suggérer aux autres qu’ils fassent preuve de qualités insolites comme la véritable rigueur intellectuelle, la loyauté, l’imagination, le sens des réalités humaines, et qu’ils œuvrent à créer les structures traversières qu’un globe appelle de ses vœux. Ce n’est pas ici le lieu de fournir les ordonnances techniques, mais le diagnostic est donné, comme le pronostic. Il y a urgent besoin du pharmakon, le remède-poison.

Outre l’apologue initial de Kafka, j’ai choisi deux auteurs britanniques du temps d’une autre guerre mondiale pour illustrer ce Rapport. Deux immenses écrivains d’une importance, pour l’autre siècle, rien moins que shakespearienne, et que nul ne lit plus. Comme quoi la censure de la tour Panoptic s’exerce avec une efficacité que lui auraient enviée les sbires de Goebbels et de Jdanov. Mais rien n’est joué. Comme dit Hölderlin, qu’aime à citer ma sœur Claire Lejeune, « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ».

Juillet-août 2006


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