Profession Traversier
II
Des blocages et inerties consubstantiels à la société occidentale
« Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares. Ces gens-là apportaient, en un sens, une solution. » Constantin Cavafis
La nature et l’objet du présent Rapport obligent à un
double aveu liminaire. Ce texte souffre en effet du handicap de s’adresser au
lecteur n’ayant pas désavoué une faculté quelque peu passée de mode : celle de
penser. Ce qui précède fut envoyé pour publication dans un quotidien, donc
refusé, tant semble répugner à nos temps de couvre-feu intellectuel ce que le
romancier Graham Greene, un quart de siècle après Kafka, dans une autre
situation impériale, exprimait par ces mots : « Inexorablement, le point de vue
de l’autre se dressait sur son chemin comme le spectre d’un innocent assassiné ».
Déjà cette phrase illustre ce qui sera l’essentiel de
mon propos. Tous, nous sommes requis par la tâche historique de restituer à la
Parole sa mission chamanique. C’est-à-dire, de réinventer une instance traversière
entre les vivants et les morts comme entre les diverses tribus de vivants.
Tous, nous avons à créer les médiations dialogiques de résistance à la
dictature de l’immédiateté médiatique symbolisée par ce que, dans une œuvre romanesque
au long cours, je me suis permis d’appeler tour Panoptic.
D’autre part, et on le voit d’emblée, l’auteur de ce
Rapport n’a pu éviter l’emploi d’un ton que certains jugeront parfois
exagérément subjectif. Une fois ces limites à leur possible audience admise,
les pages qui suivent offriront peut-être matière à nourrir une réflexion sur
ce que le même Graham Greene avait osé nommer The Heart of the Matter – titre
d’un livre oublié dont la traduction française met en relief le caractère un
rien présomptueux – propre à faire sourire aujourd’hui : Le Fond du problème.
J’ai choisi de mettre ce titre en exergue de mon
Rapport, parce que Graham Greene écrivit son livre en explorant les conditions
morales d’une guerre mondiale qui suivit celle à laquelle fut confronté Kafka,
l’un et l’autre décelant les indices d’un même fond du problème à partir
de situations historiques et géographiques distinctes. Aussi, parce qu’il
s’agit de l’une des méditations les plus profondes qui aient jamais été
exprimées sur le couple de la liberté et de la sécurité. A cet égard, la vision
de Greene demeure une préfiguration géniale de ce que deviendra sous nos yeux
le pouvoir impérial de la tour Panoptic, vision voisine de celle d’un Orwell par d’autres moyens littéraires.
L’écrivain britannique ne prétendait-il pas que la
fonction même de l’écriture s’assimilait à « une fêlure dans la machine de
l’Etat » ? A l’heure où la ligne de fracture traversant le monde ne divise
plus deux blocs rivaux, mais passe au cœur de chaque ville, ce n’est pas le
moindre des paradoxes d’affirmer que la « fêlure » dont se réclamait Graham
Greene constituera, dans les temps à venir, un irremplaçable instrument de
médiation traversière au cœur obscur de conflits en tous genres chaque jour d’apparence plus insolubles.
Car l’essence des choses – vieille lune – a mauvaise
presse. Par l’effet centrifuge d’une explosion ( celle du mythe unitaire qui
assurait la cohésion de l’univers ), tout fuit vers l’extérieur, le dehors, la
surface des choses. On est sommé de s’éclater. Le Capital ayant pris la
place de l’ancien Dieu, le processus de dévalorisation des marchandises – d’abord
humaines – oblige à compenser une perte de valeur essentielle par les
subterfuges et simulacres de l’emballage. Pour être compétitif sur le marché,
l’apparence immédiate vaut mieux que la substance en devenir héritière des
sources. Plus de passé, no future. L’instant présent. Mise en scène de
chaque moment. Le happening dans l’espace permanent. Capsules spatiales,
missiles en tous genres. Apothéose explosée des corps. Machines et bombes
intelligentes. L’avenir délesté de mémoire, le temps noyé dans des eaux peu profondes.
Après un siècle de phénoménologie, d’existentialisme,
de culte des apparences, puis de situationnisme officiel, au cours duquel la
science seule était réputée détenir la clé des plus profonds mystères, le
retour du refoulé religieux ne va pas sans quelque sacrifice pour la déesse
raison, dont les grands-prêtres laïcs à leur tour fourbissent leurs instruments
de revanche dans un cycle où s’impose, de part et d’autre, la voix des armes.
Sans médiation traversière. Il est un homme politique en Belgique – mon
ami Richard Miller – , qui voici plus d’un quart de siècle avait déjà signalé
l’importance de la pensée d’un Schelling pour dépasser les apories
constitutives de la philosophie occidentale. Il est une poétesse, philosophe et
romancière belge – Véronique Bergen – dont l’œuvre oraculaire en appelle à de
nouvelles médiations fulgurantes entre essence divine et substance humaine, son
Kaspar Hauser posant la question décisive : « Où est la place de ce qui n’a pas de place ? ».
Matérialisme et idéalisme, instances temporelles et
spirituelles, quand ils n’en sont pas à couteaux tirés, ne dédaignent pas non
plus sublimer leurs querelles de ménage en copulation morbide. Ainsi
sommes-nous prisonniers d’une situation perverse, où le boulier-compteur dicte
sa logique à la balance des âmes, où le culte de la calculette règlemente les
trafics en tous genres sur le marché de la transcendance. Transposez ce que je
viens de dire dans les véritables temples d’aujourd’hui. Chaque marchandise est
une indulgence plénière qui lave le fidèle client des souillures d’ici-bas, lui
garantissant une portion d’au-delà. Comme le dit Marx dès les premières pages
de son Capital, métaphysique est très largement la part prise par toute
plus-value. Bien sûr, les fétiches du marché ne dansent leur gigue parée de
grâces divines que dans la mesure où les anciennes valeurs sacrées se trouvent
commercialisées. Mais attention : nous ne sommes pas de ces arriérés qui
croient à la rédemption dans les bras des vierges d’Allah ! Nos superstitions
ne se comparent pas à celles de l’ennemi déclaré, celui dont nous avons
tellement besoin pour oublier nos propres fantômes. Ainsi va le pacte avec
Méphisto, que celui-ci ne s’exhibe jamais sans posture messianique.
Aujourd’hui-même, les journaux annoncent une série télévisée, à destination
mondiale, associant mythes scientifiques et vérités révélées, technologies de
pointe et fondamentalisme chrétien. La religion du négoce et le négoce de la
religion franchissent dès lors ensemble des frontières qui faisaient hier
encore l’objet d’un unanime tabou. « Nous avons besoin de cartes dans notre
jeu. Il nous faut des pièces susceptibles de servir de monnaie d’échange
lorsque débutera le grand marchandage en vue de la libération de nos soldats »,
clame telle éminence de la Knesset pour justifier la récolte de cadavres
adverses entreposés dans des compartiments réfrigérés, ajoutant : « Plus notre stock sera élevé, mieux ça sera ».
Comme il ne saurait y avoir de petits profits, c’est le chef même de Tsahal dont on apprendra qu’il avait négocié en
bourse le déclenchement de la guerre sacrée contre l’ennemi de l’Eternel. « En bon père de famille », selon ses propres mots.
Ajoutez comme ingrédient idéologique la séparation
proclamée de l’Eglise et de l’Etat. Qui s’y retrouve ? Chaque jour davantage
prévaut le sentiment diffus d’une simonie généralisée. Le soupçon que de très
puissants intérêts particuliers, faisant fi d’aspirations communes largement
partagées, se réclamant du bien public, usant du langage de l’intérêt général,
affichant les plus hautes préoccupations morales, n’ont de cesse de vous bouffer la cervelle et de vous gruger.
C’est un secret de Polichinelle : où que ce soit dans
le monde occidental, il n’est plus un parti politique bénéficiant encore d’une
adhésion positive, pour la croyance en l’authenticité des principes et valeurs
qu’il prétend toujours incarner. L’immense majorité cesse de se reconnaître
dans les instances officielles. Un gouffre s’est creusé, sans passerelle traversière,
entre représentations spectaculaires et revendications profondes n’ayant plus
aucun lieu pour s’exprimer. Le constat s’en fait-il jour ? Toutes couleurs confondues,
l’ensemble du personnel élu – par dépit, plus que par conviction – jure ses
grands dieux que dans cette critique même s’expriment les pires des démons !
Ce furent toujours les conditions qui préludèrent aux
grands chambardements sociaux, eux-mêmes annoncés par de plus ou moins amples
massacres de la Saint-Barthélemy. Nous y sommes en plein, à l’échelle
planétaire. D’une manière infiniment plus explosive encore que jamais par le
passé, tant paraissent inextricables tous les écheveaux de contradictions entremêlées.
On a coutume, depuis l’arrivée au pouvoir de
l’actuelle administration américaine, dont le discours logomachique ne manque
pas de prendre appui sur des références bibliques, d’opposer Athènes à
Jérusalem. Une ligne de partage idéologique opposerait, au sein de la culture
occidentale, tenants de la révélation divine et défenseurs d’une pensée
rationnelle ayant source dans la philosophie grecque. Un tel clivage, qui
recoupe sommairement la division de nos sociétés entre héritiers de la
tradition et champions de la modernité, n’aurait de pertinence que dans la
mesure où se trouverait examiné sans concession son caractère arbitraire. Bien
sûr, les deux rives constitutives de notre espace mental ont divorcé. C’est un
exercice – intellectuel et spirituel – minimal, que d’observer les
débris jonchant ces rives ainsi que ceux des anciens ponts désintégrés sur un
fleuve au Liban. Mais justement : l’espace phénicien, d’où nous est venue
l’idée d’Europe, n’est pas si loin de l’Asie mineure où naquit Héraclite,
premier penseur du fleuve et de la médiation du temps. Le fleuve proche
d’Ephèse alors s’appelait Méandre. Ce sont les méandres mêmes de
l’Histoire qui semblent faire l’objet d’une occultation méthodique. Ainsi,
l’éternel présent partout décrété fige-t-il toute possibilité de réflexion sur
les passerelles à inventer entre dimensions temporelle et spirituelle. Tout se
passe comme si notre pensée manquait des instruments nécessaires pour assurer
leur lien. Chacun sait bien que la richesse d’une civilisation se détermine par
l’heureuse combinaison de ces deux principes, quand leur clôture sur eux-mêmes
ne cesse d’alimenter luttes et oppositions en tous genres. Pour légitimes que
soient ces dernières – fondatrices de la démocratie parlementaire –, il
apparaît qu’elles récèlent un facteur pathogène lorsque, loin de résoudre leurs
tensions dans la recherche d’une harmonie supérieure, même conflictuelle, elles
se muent en antagonismes irréductibles allant jusqu’à sécréter les causes
avouées ou non de la guerre. Ne voit-on pas celle-ci se déclarer, prendre de
l’ampleur, dégénérer de manière irréversible, dans la surenchère même de
l’usage que l’un et l’autre camp font, tour à tour ou simultanément, d’appels à
une transcendance et d’arguties politiques ? Je viens de signaler l’insensible
glissement qui, de l’enceinte initiale où se joue un conflit sans midiation traversière,
lui fait prendre une direction externe, une dimension internationale. Car le
conflit, comme nécessairement, se déplace de l’intérieur du camp dit civilisé,
vers des frontières à l’extérieur desquelles doit s’objectiver la figure du
Mal. Internes à l’organisme démocratique, les démons de la discorde sans peine
trouvent chez l’Autre matière à se concrétiser. On l’y aide au besoin. C’est
ainsi que, par le même ressort historique, fait d’humiliations systématiques,
ayant déclenché la bombe du nazisme dans une riante république nommée Weimar,
d’une terre bénie par les dieux qu’était l’échelle du Levant jaillissent les
explosifs du Hamas et du Hezbollah. Ce qu’exprime parfaitement le Premier
ministre israélien lorsqu’il déclare : « Des mouvements terroristes cherchent à
détruire les bases de la civilisation occidentale. Le monde civilisé est
attaqué... »
Or le fond du problème, l’essentiel du conflit
résident en un différentiel économique ne cessant de se creuser entre riches et
pauvres – élus et damnés – , fracture intrinsèque à une logique d’exploitation,
de domination, d’hégémonie sans rivale. A l’accroissement des inégalités
matérielles correspond un aplatissement tendanciel des représentations du monde
uniformisées par la tour Panoptic. Conditions qui exacerbent encore une situation
contradictoire où la Parole traversière se voit réduite au silence à mesure
même que s’impose l’évidence de sa nécessité, tant l’écrasante part du discours
ayant droit de cité consacre l’hégémonie du Capital. Voyez se pavaner tel
idéologue milliardaire du Peuple élu, dans sa Bentley avec chauffeur. Je
désigne le célèbre BHL parce qu’il est représentatif de tous les autres quand,
sur l’écran de sa Bentley, défilent à ses yeux les images du temps où il se
faisait le porte-parole autorisé de toutes les misères du monde, plaidant alors
pour un « anti-impérialisme conséquent », contre « toutes les puissances de
mort et tous les alibis de rhétorique », en faveur d’un engagement « sans tactique
ni calcul, partout où les droits de l’homme – et en particulier celui de ne pas
mourir de faim – sont quotidiennement bafoués ». S’octroyant le double rôle du
prophète et du philosophe, il coiffe toujours la kippa et le casque d’Athèna.
S’y ajoute aujourd’hui le képi de gradé militaire. Si quelque Visconti revenait
tourner Les Damnés, quel rôle attribuerait-il à celui dont le message
implicitement justifie, depuis le Q.G. de sa Bentley, que pleuvent tous les
feux de l’enfer sur les descendants maudits d’Abraham, ainsi qu’un mérité châtiment de Jéhovah ?
Dans Où meurt la littérature, George Orwell
écrivait en 1946 : « Tout écrivain ou journaliste qui cherche à préserver son
intégrité voit ses efforts mis en échec, moins par des persécutions actives que
par la dérive générale de la société. Travaillent contre lui la concentration
de la presse entre les mains de quelques milliardaires (...) et le climat de
guerre qui fut celui de ces dix dernières années, à l’action pervertissante
duquel personne n’a pu échapper ».
Qui, de nos jours, s’avise-t-il publiquement du fait
que le climat de guerre, auquel nul n’échappe depuis plus de dix ans, pervertit
la plus grande part de ce qui s’imprime à l’échelle planétaire sous le
label du journalisme et de la littérature ? Mécanisme bien rodé qu’avait aperçu
en son temps un certain Jean Jaurès, et on le fit taire. Que voulez-vous, de
tels capitaux déjà se trouvaient en jeu qu’il n’était pas permis de proclamer :
« le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage ». Aujourd’hui
encore, la voix d’un Jaurès nous paraît inaudible. Toute analyse abordant le fond
du problème doit être attribuée au spectre d’un autre âge, celui qui
hantait l’Europe en des temps révolus. L’estimé lecteur, s’il est en droit de
perplexité devant ce qui lui semblera le fruit d’un délire, est instamment prié
d’envisager quelle est la part de véritable foi, d’authentique raison, dans le
comportement de nos managers planétaires. Aux trois fameux slogans de
Big Brother dans 1984 d’Orwell ( « LA GUERRE C’EST LA PAIX, LA LIBERTE
C’EST L’ESCLAVAGE, L’IGNORANCE C’EST LA FORCE » ), la pimpante Condoleezza Rice
ne vient-elle pas d’en ajouter un quatrième : « LA MORT C’EST LA VIE »,
comparant tueries bestiales et charniers d’Oradour-sur- Bekaa aux «
contractions prénatales d’un nouveau Moyen-Orient » ?
Tous les professionnels de la diplomatie, qu’ils
soient en jupe ou en complet veston, comme un seul homme chaque jour
défilent sur nos écrans pour produire leur menuet médiatique. « Différents
scénarios de paix sont à l’étude », « Nous examinons l’hypothèse d’une force
d’interposition dès la fin des hostilités », « Côté diplomatique, on joue de
son influence pour obtenir un cessez-le feu ». Quand bien même un arrêt (
provisoire ) des combats se produirait-il demain, ce qui se joue en réalité,
dans ces palinodies, c’est le statut de la Parole en tant que force traversière
et dialogique, c’est le sens et l’essence mêmes d’une démocratie mondiale
en gestation douloureuse.
Ne voit-on pas qu’à l’heure où il n’est
d’interventions tierces qui n’en appellent à des pourparlers de paix, quelque
chose d’essentiel fait défaut qui donne force de crédibilité, donc de validité,
à ces négociations chimériques ?
Déjà, en Israël même, la ministre des Affaires
étrangères, le ministre de la Sécurité intérieure ainsi que certains dirigeants
de la gauche proposent d’ouvrir un dialogue avec la Syrie. Mais le parti de la
Guerre s’obstine à refuser pareille éventualité, prouvant que son but n’est
autre qu’une prolifération cancéreuse des armes sur tout l’Orient. Je prends
donc la liberté d’avancer, pour imager mon propos, qu’entre Athènes et
Jérusalem, entre sagesse rationnelle et foudre du Verbe tombé du ciel, circule
un moyen terme illustré de lieux légendaires ayant pour noms la Thrace où
naquit Dionysos ; la Troie de l’Iliade chantée par Homère ; l’Asie mineure,
terre natale de ce dernier comme d’Esope ou d’Hérodote ; sans oublier bien sûr
ces bons vieux fous de présocratiques Héraclite et Parménide ; l’Anatolie des
apôtres et du bonnet phrygien ; la Crète et son labyrinthe mythique transfiguré
par Icare ; Delphes, Thèbes et Mycènes, foyers de la tragédie grecque ; les
Cyclades et leur art mystérieux ; Chypre l’aphrodisiaque où Rimbaud fit son
premier voyage vers « l’Orient, patrie primitive » ; la Patmos de l’Apocalypse
; Lesbos où vécut Sappho, la poétesse qui savait qu’on se souviendrait
d’elle ; Byblos où s’échoua le corps d’Osiris recueilli par Isis ; la Phénicie
des peuples de la mer d’où nous vient l’alphabet ; la Palestine des plus grands
bardes contemporains ; le phare et la bibliothèque d’Alexandrie : bref, de la
mer Egée jusqu’au Nil, de la mer Noire à l’Euphrate, un tourbillon de
civilisation sans lequel vous ne liriez pas ce que j’écris ; un maelström
d’imaginaires dans la mémoire de l’Occident, fondant cette idée du Levant que
l’on voit à feu et à sang.
C’est la vocation même de l’écrivain, de l’artiste, de
l’intellectuel, d’habiter cet espace intermédiaire. Aujourd’hui je prends date
et le désigne, ce lieu ravagé par la guerre, comme symbole de conciliation
nécessaire entre Athènes et Jérusalem. Je fais de la blessure le remède aux
plaies qui s’abattent sur elle. J’en appelle à l’Ange de la connaissance pour
les philosophes, comme à l’Ange de la révélation pour les prophètes, afin que
de leurs ailes ils tissent la passerelle d’un hypothétique « Nous poiètikos »,
où la parole poétique soit aussi bien philosophie prophétique. Et ce
métaphorique pont sur l’abîme, pour mieux suggérer qu’il ne relève d’abord
d’aucun territoire inscrit dans une logique spatialo-politique, je m’autorise à
en faire aussi le lieu géométrique d’une interrogation sur les conflits dont se
déchire la Belgique. Puisque Europe était fille du roi Phénix, arrachée par le
taureau de Zeus au sol de l’actuel Liban, créons dans la capitale d’Europe une
mythique Phénicie ! Cette Europe mort-née, pourquoi ne renaîtrait-elle pas des
cendres mêmes de Phénix ? J’entends par là : un lieu de passage, de message et
de voyage ouvert au souffle de l’esprit, davantage qu’aux spéculations
pitrolières ginéreuses en « windfall profits » ;.C’est ainsi
que l’on nomme, en effet, les bénifices « tombés du vent ;, dont la part ne
cesse de croître dans le chiffre d’affaires des grandes compagnies. Dividendes
providentiels chus d’une céleste tempête, marges bénéficiaires quasi
surnaturelles, émolûments de droit divin partout se superposent aux bilans
chiffrés d’une comptabilité rationnelle. Dans ce qu’il faut nommer l’oligopolarchie
qui domine le monde, c’est donc, à la fois, déchirure guerrière et
confusion des termes du conflit que traduit l’absence de médiation réelle. En
un parfait jeu de miroirs ( sans autre issue possible que le fracas de ces
miroirs et la reconduction perpétuelle du cycle des sept années de malheur ),
les uns comme les autres adoptent une phraséologie fondée sur la défense
d’intérêts matériels ; les uns comme les autres s’instituent justiciers devant
l’Eternel, instruments sacrés du châtiment divin. Chez les uns comme chez les
autres manque une parole traversière.
J’assume la responsabilité, ici et maintenant,
d’affirmer que les prétendus indices d’accomplissement d’une démocratie, dont
celle-ci fait ses gorges chaudes – comme l’abolition de la peine de mort – ne
sont qu’ineptes gargarismes, tant que son utérus est fécondé sans cesse par
cela dont s’engendrent les monstres de la famine, de la peste et de la guerre.
Ici et maintenant, car c’est ici et maintenant, à Bruxelles, capitale de
l’Union européenne, que ces engendreurs de monstres ont leur antre climatisé.
C’est ici et maintenant qu’explosent les manoeuvres des services de l’ombre,
seules véritables forces traversières autorisées de nos jours à régler la
circulation entre les frontières ; ici et maintenant que ces fantômes
hallucinatoires accomplissent chaque jour un bond supplémentaire dans le
scénario de l’horreur, sur le modèle des services italiens voici trente ans ;
c’est ici et maintenant que chaque jour se monte, non pas un coup d’Etat mais
un coup du monde hypnotique, à force de bombes fantasmatiques, dans
chaque cerveau pris lui-même pour un globe écartelé entre son Occident frigide
et son Orient en flammes. C’est ici et maintenant, à Bruxelles, dans toutes les
enceintes représentatives de la démocratie, qu’une réflexion sur le fond du problème
doit venir au jour, d’où naîtront les modalités d’un cessez-le-feu définitif
au Moyen-Orient.
— Le pays est en guerre ?
— Pas vraiment. Il y a une élection.
— Quelles couleurs ?
— Les bleus, les rouges, les verts.
— Et les jaunes ?
— Je ne crois pas qu’il y ait une équipe jaune.
Autrefois, c’était mal vu par les rouges. Mais avec la Chine, ça pourrait
revenir.
— Il n’y avait pas aussi des orange ?
— Avant, ils étaient presque toujours en tête, puis
ils ont connu quelques défaillances. Ils reviennent très fort dans la course au
fédéral.
— Au fédéral ?
— Oui, c’est là que les rouges et les bleus dominent.
Mais les orange attaquent les bleus, qui attaquent les orange au régional, où
ceux-ci sont en tête avec les rouges. Les bleus n’ont pas digéré ça, tu comprends
?
— Celui qui vient d’attaquer la Belgique entière dans
un journal en France ?
— Un orange.
— Mais j’ai lu que la chef de l’équipe orange lui
avait répliqué vertement.
— Ca, c’est la compétition communautaire. Là, ce sont
les jaune et rouge contre les jaune et noir.
— Mais je croyais qu’il n’y avait pas de jaunes.
— Pas de jaunes, c’est vrai. Mais il y a du jaune dans
les maillots régionaux.
Comme dans celui de l’équipe au niveau national.
— Alors le national, ce n’est pas la même chose que le
fédéral ?
— En principe, oui. Mais vu les rivalités
régionales...
— Sur la scène internationale, ils jouent quand même
en équipe ?
— Surtout pas ! Au fédéral, les jaune et noir font
semblant de tenir avec les jaune et rouge, que ceux-ci soient bleus ou rouges,
mais ils ne voient pas d’un mauvais œil que l’un de leurs orange au niveau
régional vole dans les plumes de tous les rouge et jaune, y compris dans celles
des rouges et des bleus avec lesquels ils sont alliés au plan fédéral. Donc,
ils ne sont pas trop mécontents de voir attaqué, sur la scène internationale,
par un de leurs orange le drapeau national, qui chez les jaune et rouge est
défendu par les rouges et les bleus du plan fédéral aussi bien que par les
orange au plan régional. De toute manière, pour les bleus comme pour les
rouges, et d’ailleurs aussi pour les orange des jaune et rouge, la fermeté
contre les jaune et noir est le principal argument électoral. Même chose, côté
noir et jaune contre les rouge et jaune. Tu saisis ?
— Ca, c’est ce que disait l’ancien entraîneur de
l’équipe nationale de football,
— Tout ce qui nous reste au plan international, selon
l’orange noir et jaune.
— Mais on est déjà sortis du championnat d’Europe,
après le premier match...
— Oui, nous avons des sponsors mais pas d’équipe.
— Le drapeau du principal sponsor, c’est celui d’une
banque ?
— Evidemment. Un drapeau de toutes les couleurs.
Ici et maintenant, à Bruxelles, doivent s’examiner,
donc se relativiser les imbéciles clivages sociaux, confessionnels et
communautaires faisant depuis des lustres le fond de commerce d’une politique
belge ridiculisée par son embourbement sur le circuit de Francorchamps. Non pas
que ces clivages n’aient, chacun, raison d’être et légitimité. Mais leur
absolutisation aveugle, leur caractère mécanique et sempiternel associés à
l’aspect, oui, transcendantal dont ces calculs boutiquiers se parent chez
chacun des acteurs, et cela sans jamais aucune avancée réelle, quand bien même
ils s’attribuent en outre les prestiges du fameux compromis à la belge, un humble
citoyen, un homme sans qualités selon Musil, propose qu’ils se muent en
autant de passerelles. Ces jeux de rôles absurdes entre chrétiens, libéraux et
socialistes, ainsi que ces querelles communautaires, auraient encore de beaux
jours devant eux s’ils n’étaient placés devant un dilemme historique. Que cela
se poursuive et le système implose. Comme la Phénicie. Que l’inertie mortifère de
ce système fasse l’objet d’une interrogation radicale, et nous entrons vraiment
dans un autre millénaire. Faute de quoi, si ce modèle n’a pu s’exporter sur le
marché politique de Palestine, c’est une palestinisation rampante, et peut-être
bientôt fulgurante, qui sera l’avenir du monde politique belge.
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