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Profession Traversier

II

Des blocages et inerties consubstantiels à la société occidentale

« Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là apportaient, en un sens, une solution. »
Constantin Cavafis

La nature et l’objet du présent Rapport obligent à un double aveu liminaire. Ce texte souffre en effet du handicap de s’adresser au lecteur n’ayant pas désavoué une faculté quelque peu passée de mode : celle de penser. Ce qui précède fut envoyé pour publication dans un quotidien, donc refusé, tant semble répugner à nos temps de couvre-feu intellectuel ce que le romancier Graham Greene, un quart de siècle après Kafka, dans une autre situation impériale, exprimait par ces mots : « Inexorablement, le point de vue de l’autre se dressait sur son chemin comme le spectre d’un innocent assassiné ».

Déjà cette phrase illustre ce qui sera l’essentiel de mon propos. Tous, nous sommes requis par la tâche historique de restituer à la Parole sa mission chamanique. C’est-à-dire, de réinventer une instance traversière entre les vivants et les morts comme entre les diverses tribus de vivants. Tous, nous avons à créer les médiations dialogiques de résistance à la dictature de l’immédiateté médiatique symbolisée par ce que, dans une œuvre romanesque au long cours, je me suis permis d’appeler tour Panoptic.

D’autre part, et on le voit d’emblée, l’auteur de ce Rapport n’a pu éviter l’emploi d’un ton que certains jugeront parfois exagérément subjectif. Une fois ces limites à leur possible audience admise, les pages qui suivent offriront peut-être matière à nourrir une réflexion sur ce que le même Graham Greene avait osé nommer The Heart of the Matter – titre d’un livre oublié dont la traduction française met en relief le caractère un rien présomptueux – propre à faire sourire aujourd’hui : Le Fond du problème.

J’ai choisi de mettre ce titre en exergue de mon Rapport, parce que Graham Greene écrivit son livre en explorant les conditions morales d’une guerre mondiale qui suivit celle à laquelle fut confronté Kafka, l’un et l’autre décelant les indices d’un même fond du problème à partir de situations historiques et géographiques distinctes. Aussi, parce qu’il s’agit de l’une des méditations les plus profondes qui aient jamais été exprimées sur le couple de la liberté et de la sécurité. A cet égard, la vision de Greene demeure une préfiguration géniale de ce que deviendra sous nos yeux le pouvoir impérial de la tour Panoptic, vision voisine de celle d’un Orwell par d’autres moyens littéraires.

L’écrivain britannique ne prétendait-il pas que la fonction même de l’écriture s’assimilait à « une fêlure dans la machine de l’Etat » ? A l’heure où la ligne de fracture traversant le monde ne divise plus deux blocs rivaux, mais passe au cœur de chaque ville, ce n’est pas le moindre des paradoxes d’affirmer que la « fêlure » dont se réclamait Graham Greene constituera, dans les temps à venir, un irremplaçable instrument de médiation traversière au cœur obscur de conflits en tous genres chaque jour d’apparence plus insolubles.

Car l’essence des choses – vieille lune – a mauvaise presse. Par l’effet centrifuge d’une explosion ( celle du mythe unitaire qui assurait la cohésion de l’univers ), tout fuit vers l’extérieur, le dehors, la surface des choses. On est sommé de s’éclater. Le Capital ayant pris la place de l’ancien Dieu, le processus de dévalorisation des marchandises – d’abord humaines – oblige à compenser une perte de valeur essentielle par les subterfuges et simulacres de l’emballage. Pour être compétitif sur le marché, l’apparence immédiate vaut mieux que la substance en devenir héritière des sources. Plus de passé, no future. L’instant présent. Mise en scène de chaque moment. Le happening dans l’espace permanent. Capsules spatiales, missiles en tous genres. Apothéose explosée des corps. Machines et bombes intelligentes. L’avenir délesté de mémoire, le temps noyé dans des eaux peu profondes.

Après un siècle de phénoménologie, d’existentialisme, de culte des apparences, puis de situationnisme officiel, au cours duquel la science seule était réputée détenir la clé des plus profonds mystères, le retour du refoulé religieux ne va pas sans quelque sacrifice pour la déesse raison, dont les grands-prêtres laïcs à leur tour fourbissent leurs instruments de revanche dans un cycle où s’impose, de part et d’autre, la voix des armes. Sans médiation traversière. Il est un homme politique en Belgique – mon ami Richard Miller – , qui voici plus d’un quart de siècle avait déjà signalé l’importance de la pensée d’un Schelling pour dépasser les apories constitutives de la philosophie occidentale. Il est une poétesse, philosophe et romancière belge – Véronique Bergen – dont l’œuvre oraculaire en appelle à de nouvelles médiations fulgurantes entre essence divine et substance humaine, son Kaspar Hauser posant la question décisive : « Où est la place de ce qui n’a pas de place ? ».

Matérialisme et idéalisme, instances temporelles et spirituelles, quand ils n’en sont pas à couteaux tirés, ne dédaignent pas non plus sublimer leurs querelles de ménage en copulation morbide. Ainsi sommes-nous prisonniers d’une situation perverse, où le boulier-compteur dicte sa logique à la balance des âmes, où le culte de la calculette règlemente les trafics en tous genres sur le marché de la transcendance. Transposez ce que je viens de dire dans les véritables temples d’aujourd’hui. Chaque marchandise est une indulgence plénière qui lave le fidèle client des souillures d’ici-bas, lui garantissant une portion d’au-delà. Comme le dit Marx dès les premières pages de son Capital, métaphysique est très largement la part prise par toute plus-value. Bien sûr, les fétiches du marché ne dansent leur gigue parée de grâces divines que dans la mesure où les anciennes valeurs sacrées se trouvent commercialisées. Mais attention : nous ne sommes pas de ces arriérés qui croient à la rédemption dans les bras des vierges d’Allah ! Nos superstitions ne se comparent pas à celles de l’ennemi déclaré, celui dont nous avons tellement besoin pour oublier nos propres fantômes. Ainsi va le pacte avec Méphisto, que celui-ci ne s’exhibe jamais sans posture messianique. Aujourd’hui-même, les journaux annoncent une série télévisée, à destination mondiale, associant mythes scientifiques et vérités révélées, technologies de pointe et fondamentalisme chrétien. La religion du négoce et le négoce de la religion franchissent dès lors ensemble des frontières qui faisaient hier encore l’objet d’un unanime tabou. « Nous avons besoin de cartes dans notre jeu. Il nous faut des pièces susceptibles de servir de monnaie d’échange lorsque débutera le grand marchandage en vue de la libération de nos soldats », clame telle éminence de la Knesset pour justifier la récolte de cadavres adverses entreposés dans des compartiments réfrigérés, ajoutant : « Plus notre stock sera élevé, mieux ça sera ». Comme il ne saurait y avoir de petits profits, c’est le chef même de Tsahal dont on apprendra qu’il avait négocié en bourse le déclenchement de la guerre sacrée contre l’ennemi de l’Eternel. « En bon père de famille », selon ses propres mots.

Ajoutez comme ingrédient idéologique la séparation proclamée de l’Eglise et de l’Etat. Qui s’y retrouve ? Chaque jour davantage prévaut le sentiment diffus d’une simonie généralisée. Le soupçon que de très puissants intérêts particuliers, faisant fi d’aspirations communes largement partagées, se réclamant du bien public, usant du langage de l’intérêt général, affichant les plus hautes préoccupations morales, n’ont de cesse de vous bouffer la cervelle et de vous gruger.

C’est un secret de Polichinelle : où que ce soit dans le monde occidental, il n’est plus un parti politique bénéficiant encore d’une adhésion positive, pour la croyance en l’authenticité des principes et valeurs qu’il prétend toujours incarner. L’immense majorité cesse de se reconnaître dans les instances officielles. Un gouffre s’est creusé, sans passerelle traversière, entre représentations spectaculaires et revendications profondes n’ayant plus aucun lieu pour s’exprimer. Le constat s’en fait-il jour ? Toutes couleurs confondues, l’ensemble du personnel élu – par dépit, plus que par conviction – jure ses grands dieux que dans cette critique même s’expriment les pires des démons !

Ce furent toujours les conditions qui préludèrent aux grands chambardements sociaux, eux-mêmes annoncés par de plus ou moins amples massacres de la Saint-Barthélemy. Nous y sommes en plein, à l’échelle planétaire. D’une manière infiniment plus explosive encore que jamais par le passé, tant paraissent inextricables tous les écheveaux de contradictions entremêlées.

On a coutume, depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuelle administration américaine, dont le discours logomachique ne manque pas de prendre appui sur des références bibliques, d’opposer Athènes à Jérusalem. Une ligne de partage idéologique opposerait, au sein de la culture occidentale, tenants de la révélation divine et défenseurs d’une pensée rationnelle ayant source dans la philosophie grecque. Un tel clivage, qui recoupe sommairement la division de nos sociétés entre héritiers de la tradition et champions de la modernité, n’aurait de pertinence que dans la mesure où se trouverait examiné sans concession son caractère arbitraire. Bien sûr, les deux rives constitutives de notre espace mental ont divorcé. C’est un exercice – intellectuel et spirituel – minimal, que d’observer les débris jonchant ces rives ainsi que ceux des anciens ponts désintégrés sur un fleuve au Liban. Mais justement : l’espace phénicien, d’où nous est venue l’idée d’Europe, n’est pas si loin de l’Asie mineure où naquit Héraclite, premier penseur du fleuve et de la médiation du temps. Le fleuve proche d’Ephèse alors s’appelait Méandre. Ce sont les méandres mêmes de l’Histoire qui semblent faire l’objet d’une occultation méthodique. Ainsi, l’éternel présent partout décrété fige-t-il toute possibilité de réflexion sur les passerelles à inventer entre dimensions temporelle et spirituelle. Tout se passe comme si notre pensée manquait des instruments nécessaires pour assurer leur lien. Chacun sait bien que la richesse d’une civilisation se détermine par l’heureuse combinaison de ces deux principes, quand leur clôture sur eux-mêmes ne cesse d’alimenter luttes et oppositions en tous genres. Pour légitimes que soient ces dernières – fondatrices de la démocratie parlementaire –, il apparaît qu’elles récèlent un facteur pathogène lorsque, loin de résoudre leurs tensions dans la recherche d’une harmonie supérieure, même conflictuelle, elles se muent en antagonismes irréductibles allant jusqu’à sécréter les causes avouées ou non de la guerre. Ne voit-on pas celle-ci se déclarer, prendre de l’ampleur, dégénérer de manière irréversible, dans la surenchère même de l’usage que l’un et l’autre camp font, tour à tour ou simultanément, d’appels à une transcendance et d’arguties politiques ? Je viens de signaler l’insensible glissement qui, de l’enceinte initiale où se joue un conflit sans midiation traversière, lui fait prendre une direction externe, une dimension internationale. Car le conflit, comme nécessairement, se déplace de l’intérieur du camp dit civilisé, vers des frontières à l’extérieur desquelles doit s’objectiver la figure du Mal. Internes à l’organisme démocratique, les démons de la discorde sans peine trouvent chez l’Autre matière à se concrétiser. On l’y aide au besoin. C’est ainsi que, par le même ressort historique, fait d’humiliations systématiques, ayant déclenché la bombe du nazisme dans une riante république nommée Weimar, d’une terre bénie par les dieux qu’était l’échelle du Levant jaillissent les explosifs du Hamas et du Hezbollah. Ce qu’exprime parfaitement le Premier ministre israélien lorsqu’il déclare : « Des mouvements terroristes cherchent à détruire les bases de la civilisation occidentale. Le monde civilisé est attaqué... »

Or le fond du problème, l’essentiel du conflit résident en un différentiel économique ne cessant de se creuser entre riches et pauvres – élus et damnés – , fracture intrinsèque à une logique d’exploitation, de domination, d’hégémonie sans rivale. A l’accroissement des inégalités matérielles correspond un aplatissement tendanciel des représentations du monde uniformisées par la tour Panoptic. Conditions qui exacerbent encore une situation contradictoire où la Parole traversière se voit réduite au silence à mesure même que s’impose l’évidence de sa nécessité, tant l’écrasante part du discours ayant droit de cité consacre l’hégémonie du Capital. Voyez se pavaner tel idéologue milliardaire du Peuple élu, dans sa Bentley avec chauffeur. Je désigne le célèbre BHL parce qu’il est représentatif de tous les autres quand, sur l’écran de sa Bentley, défilent à ses yeux les images du temps où il se faisait le porte-parole autorisé de toutes les misères du monde, plaidant alors pour un « anti-impérialisme conséquent », contre « toutes les puissances de mort et tous les alibis de rhétorique », en faveur d’un engagement « sans tactique ni calcul, partout où les droits de l’homme – et en particulier celui de ne pas mourir de faim – sont quotidiennement bafoués ». S’octroyant le double rôle du prophète et du philosophe, il coiffe toujours la kippa et le casque d’Athèna. S’y ajoute aujourd’hui le képi de gradé militaire. Si quelque Visconti revenait tourner Les Damnés, quel rôle attribuerait-il à celui dont le message implicitement justifie, depuis le Q.G. de sa Bentley, que pleuvent tous les feux de l’enfer sur les descendants maudits d’Abraham, ainsi qu’un mérité châtiment de Jéhovah ?

Dans Où meurt la littérature, George Orwell écrivait en 1946 : « Tout écrivain ou journaliste qui cherche à préserver son intégrité voit ses efforts mis en échec, moins par des persécutions actives que par la dérive générale de la société. Travaillent contre lui la concentration de la presse entre les mains de quelques milliardaires (...) et le climat de guerre qui fut celui de ces dix dernières années, à l’action pervertissante duquel personne n’a pu échapper ».

Qui, de nos jours, s’avise-t-il publiquement du fait que le climat de guerre, auquel nul n’échappe depuis plus de dix ans, pervertit la plus grande part de ce qui s’imprime à l’échelle planétaire sous le label du journalisme et de la littérature ? Mécanisme bien rodé qu’avait aperçu en son temps un certain Jean Jaurès, et on le fit taire. Que voulez-vous, de tels capitaux déjà se trouvaient en jeu qu’il n’était pas permis de proclamer : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage ». Aujourd’hui encore, la voix d’un Jaurès nous paraît inaudible. Toute analyse abordant le fond du problème doit être attribuée au spectre d’un autre âge, celui qui hantait l’Europe en des temps révolus. L’estimé lecteur, s’il est en droit de perplexité devant ce qui lui semblera le fruit d’un délire, est instamment prié d’envisager quelle est la part de véritable foi, d’authentique raison, dans le comportement de nos managers planétaires. Aux trois fameux slogans de Big Brother dans 1984 d’Orwell ( « LA GUERRE C’EST LA PAIX, LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE, L’IGNORANCE C’EST LA FORCE » ), la pimpante Condoleezza Rice ne vient-elle pas d’en ajouter un quatrième : « LA MORT C’EST LA VIE », comparant tueries bestiales et charniers d’Oradour-sur- Bekaa aux « contractions prénatales d’un nouveau Moyen-Orient » ?

Tous les professionnels de la diplomatie, qu’ils soient en jupe ou en complet veston, comme un seul homme chaque jour défilent sur nos écrans pour produire leur menuet médiatique. « Différents scénarios de paix sont à l’étude », « Nous examinons l’hypothèse d’une force d’interposition dès la fin des hostilités », « Côté diplomatique, on joue de son influence pour obtenir un cessez-le feu ». Quand bien même un arrêt ( provisoire ) des combats se produirait-il demain, ce qui se joue en réalité, dans ces palinodies, c’est le statut de la Parole en tant que force traversière et dialogique, c’est le sens et l’essence mêmes d’une démocratie mondiale en gestation douloureuse.

Ne voit-on pas qu’à l’heure où il n’est d’interventions tierces qui n’en appellent à des pourparlers de paix, quelque chose d’essentiel fait défaut qui donne force de crédibilité, donc de validité, à ces négociations chimériques ?

Déjà, en Israël même, la ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Sécurité intérieure ainsi que certains dirigeants de la gauche proposent d’ouvrir un dialogue avec la Syrie. Mais le parti de la Guerre s’obstine à refuser pareille éventualité, prouvant que son but n’est autre qu’une prolifération cancéreuse des armes sur tout l’Orient. Je prends donc la liberté d’avancer, pour imager mon propos, qu’entre Athènes et Jérusalem, entre sagesse rationnelle et foudre du Verbe tombé du ciel, circule un moyen terme illustré de lieux légendaires ayant pour noms la Thrace où naquit Dionysos ; la Troie de l’Iliade chantée par Homère ; l’Asie mineure, terre natale de ce dernier comme d’Esope ou d’Hérodote ; sans oublier bien sûr ces bons vieux fous de présocratiques Héraclite et Parménide ; l’Anatolie des apôtres et du bonnet phrygien ; la Crète et son labyrinthe mythique transfiguré par Icare ; Delphes, Thèbes et Mycènes, foyers de la tragédie grecque ; les Cyclades et leur art mystérieux ; Chypre l’aphrodisiaque où Rimbaud fit son premier voyage vers « l’Orient, patrie primitive » ; la Patmos de l’Apocalypse ; Lesbos où vécut Sappho, la poétesse qui savait qu’on se souviendrait d’elle ; Byblos où s’échoua le corps d’Osiris recueilli par Isis ; la Phénicie des peuples de la mer d’où nous vient l’alphabet ; la Palestine des plus grands bardes contemporains ; le phare et la bibliothèque d’Alexandrie : bref, de la mer Egée jusqu’au Nil, de la mer Noire à l’Euphrate, un tourbillon de civilisation sans lequel vous ne liriez pas ce que j’écris ; un maelström d’imaginaires dans la mémoire de l’Occident, fondant cette idée du Levant que l’on voit à feu et à sang.

C’est la vocation même de l’écrivain, de l’artiste, de l’intellectuel, d’habiter cet espace intermédiaire. Aujourd’hui je prends date et le désigne, ce lieu ravagé par la guerre, comme symbole de conciliation nécessaire entre Athènes et Jérusalem. Je fais de la blessure le remède aux plaies qui s’abattent sur elle. J’en appelle à l’Ange de la connaissance pour les philosophes, comme à l’Ange de la révélation pour les prophètes, afin que de leurs ailes ils tissent la passerelle d’un hypothétique « Nous poiètikos », où la parole poétique soit aussi bien philosophie prophétique. Et ce métaphorique pont sur l’abîme, pour mieux suggérer qu’il ne relève d’abord d’aucun territoire inscrit dans une logique spatialo-politique, je m’autorise à en faire aussi le lieu géométrique d’une interrogation sur les conflits dont se déchire la Belgique. Puisque Europe était fille du roi Phénix, arrachée par le taureau de Zeus au sol de l’actuel Liban, créons dans la capitale d’Europe une mythique Phénicie ! Cette Europe mort-née, pourquoi ne renaîtrait-elle pas des cendres mêmes de Phénix ? J’entends par là : un lieu de passage, de message et de voyage ouvert au souffle de l’esprit, davantage qu’aux spéculations pitrolières ginéreuses en « windfall profits » ;.C’est ainsi que l’on nomme, en effet, les bénifices « tombés du vent ;, dont la part ne cesse de croître dans le chiffre d’affaires des grandes compagnies. Dividendes providentiels chus d’une céleste tempête, marges bénéficiaires quasi surnaturelles, émolûments de droit divin partout se superposent aux bilans chiffrés d’une comptabilité rationnelle. Dans ce qu’il faut nommer l’oligopolarchie qui domine le monde, c’est donc, à la fois, déchirure guerrière et confusion des termes du conflit que traduit l’absence de médiation réelle. En un parfait jeu de miroirs ( sans autre issue possible que le fracas de ces miroirs et la reconduction perpétuelle du cycle des sept années de malheur ), les uns comme les autres adoptent une phraséologie fondée sur la défense d’intérêts matériels ; les uns comme les autres s’instituent justiciers devant l’Eternel, instruments sacrés du châtiment divin. Chez les uns comme chez les autres manque une parole traversière.

J’assume la responsabilité, ici et maintenant, d’affirmer que les prétendus indices d’accomplissement d’une démocratie, dont celle-ci fait ses gorges chaudes – comme l’abolition de la peine de mort – ne sont qu’ineptes gargarismes, tant que son utérus est fécondé sans cesse par cela dont s’engendrent les monstres de la famine, de la peste et de la guerre. Ici et maintenant, car c’est ici et maintenant, à Bruxelles, capitale de l’Union européenne, que ces engendreurs de monstres ont leur antre climatisé. C’est ici et maintenant qu’explosent les manoeuvres des services de l’ombre, seules véritables forces traversières autorisées de nos jours à régler la circulation entre les frontières ; ici et maintenant que ces fantômes hallucinatoires accomplissent chaque jour un bond supplémentaire dans le scénario de l’horreur, sur le modèle des services italiens voici trente ans ; c’est ici et maintenant que chaque jour se monte, non pas un coup d’Etat mais un coup du monde hypnotique, à force de bombes fantasmatiques, dans chaque cerveau pris lui-même pour un globe écartelé entre son Occident frigide et son Orient en flammes. C’est ici et maintenant, à Bruxelles, dans toutes les enceintes représentatives de la démocratie, qu’une réflexion sur le fond du problème doit venir au jour, d’où naîtront les modalités d’un cessez-le-feu définitif au Moyen-Orient.

— Le pays est en guerre ?

— Pas vraiment. Il y a une élection.

— Quelles couleurs ?

— Les bleus, les rouges, les verts.

— Et les jaunes ?

— Je ne crois pas qu’il y ait une équipe jaune. Autrefois, c’était mal vu par les rouges. Mais avec la Chine, ça pourrait revenir.

— Il n’y avait pas aussi des orange ?

— Avant, ils étaient presque toujours en tête, puis ils ont connu quelques défaillances. Ils reviennent très fort dans la course au fédéral.

— Au fédéral ?

— Oui, c’est là que les rouges et les bleus dominent. Mais les orange attaquent les bleus, qui attaquent les orange au régional, où ceux-ci sont en tête avec les rouges. Les bleus n’ont pas digéré ça, tu comprends ?

— Celui qui vient d’attaquer la Belgique entière dans un journal en France ?

— Un orange.

— Mais j’ai lu que la chef de l’équipe orange lui avait répliqué vertement.

— Ca, c’est la compétition communautaire. Là, ce sont les jaune et rouge contre les jaune et noir.

— Mais je croyais qu’il n’y avait pas de jaunes.

— Pas de jaunes, c’est vrai. Mais il y a du jaune dans les maillots régionaux.

Comme dans celui de l’équipe au niveau national.

— Alors le national, ce n’est pas la même chose que le fédéral ?

— En principe, oui. Mais vu les rivalités régionales...

— Sur la scène internationale, ils jouent quand même en équipe ?

— Surtout pas ! Au fédéral, les jaune et noir font semblant de tenir avec les jaune et rouge, que ceux-ci soient bleus ou rouges, mais ils ne voient pas d’un mauvais œil que l’un de leurs orange au niveau régional vole dans les plumes de tous les rouge et jaune, y compris dans celles des rouges et des bleus avec lesquels ils sont alliés au plan fédéral. Donc, ils ne sont pas trop mécontents de voir attaqué, sur la scène internationale, par un de leurs orange le drapeau national, qui chez les jaune et rouge est défendu par les rouges et les bleus du plan fédéral aussi bien que par les orange au plan régional. De toute manière, pour les bleus comme pour les rouges, et d’ailleurs aussi pour les orange des jaune et rouge, la fermeté contre les jaune et noir est le principal argument électoral. Même chose, côté noir et jaune contre les rouge et jaune. Tu saisis ?

— Ca, c’est ce que disait l’ancien entraîneur de l’équipe nationale de football,

— Tout ce qui nous reste au plan international, selon l’orange noir et jaune.

— Mais on est déjà sortis du championnat d’Europe, après le premier match...

— Oui, nous avons des sponsors mais pas d’équipe.

— Le drapeau du principal sponsor, c’est celui d’une banque ?

— Evidemment. Un drapeau de toutes les couleurs.

Ici et maintenant, à Bruxelles, doivent s’examiner, donc se relativiser les imbéciles clivages sociaux, confessionnels et communautaires faisant depuis des lustres le fond de commerce d’une politique belge ridiculisée par son embourbement sur le circuit de Francorchamps. Non pas que ces clivages n’aient, chacun, raison d’être et légitimité. Mais leur absolutisation aveugle, leur caractère mécanique et sempiternel associés à l’aspect, oui, transcendantal dont ces calculs boutiquiers se parent chez chacun des acteurs, et cela sans jamais aucune avancée réelle, quand bien même ils s’attribuent en outre les prestiges du fameux compromis à la belge, un humble citoyen, un homme sans qualités selon Musil, propose qu’ils se muent en autant de passerelles. Ces jeux de rôles absurdes entre chrétiens, libéraux et socialistes, ainsi que ces querelles communautaires, auraient encore de beaux jours devant eux s’ils n’étaient placés devant un dilemme historique. Que cela se poursuive et le système implose. Comme la Phénicie. Que l’inertie mortifère de ce système fasse l’objet d’une interrogation radicale, et nous entrons vraiment dans un autre millénaire. Faute de quoi, si ce modèle n’a pu s’exporter sur le marché politique de Palestine, c’est une palestinisation rampante, et peut-être bientôt fulgurante, qui sera l’avenir du monde politique belge.


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