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Berlue d'Hurluberlu


POST SCRIPTUM


« Mais où retrouver à présent la trace presque effacée de l’ancien
crime ? »

SOPHOCLE 


« Je sais. Mais je n’ai pas de preuve. Ni même d’indice. Je crois qu’il est impossible que mon “ projet de roman ” soit faux, qu’il n’ait pas de rapport avec la réalité et que ses références à des faits et à des personnes réels soient inexactes. Je crois, d’autre part, que de nombreux intellectuels et romanciers savent ce que je sais en ma qualité d’intellectuel et de romancier ; parce que la reconstitution de la vérité sur ce qui s’est passé en Italie après 1968 n’est après tout pas si difficile à effectuer. »

PIER PAOLO PASOLINI

( Citations placées en exergue du dernier chapitre de Pleine lune sur l’existence du jeune bougre : LA GRANDE FRATERNITE BLANCHE )



A supposer que l'on ose donner à la notion de roman son extension maximale, supposant à la fois toutes les prises de risque et toutes les libertés, dont celle d'une extrême distanciation (par le truchement de personnages d'une richesse inconcevable dans l'existence ordinaire) avec la réalité, lesquels d'entre ceux-ci pourraient-ils garantir une gamme plus large de signes que des écrivains ?...
Le roman absolu serait alors celui qui prendrait le parti d'avoir pour matériau la quintessence de ces personnages-écrivains, par l'intermédiaire d'un narrateur invisible qui jouerait le rôle d'un critique littéraire, dont une anthologie de textes publiés tout au long de sa vie constituerait ledit roman – absolu, parce qu'il les contiendrait tous. A une telle aventure nous convie Jacques De Decker offrant La Brosse à relire, vision sans égale de la littérature belge contemporaine...

Un lecteur anonyme

Toute création relève d’une démiurgie : le microcosme de l’art médiatise le macrocosme de l’univers. Celui-ci, nécessairement, se réduit en fonction du thème abordé : quelques bourgeois suffisent pour brosser La Ronde de Nuit. Le choix des motifs étant infini, pourquoi celui d’un ensemble de livres serait-il interdit pour servir de matière première ?

Voici donc un roman dont le narrateur est un critique littéraire, qui passe en revue quarante ans de carrière. Et ce voyage devient celui d’un homme, dont il s’avère que l’histoire singulière s’est confondue avec mille histoires contées par cent autres, dont il se souvient d’une trentaine. Ces histoires explosent comme autant de mondes en myriades, que le narrateur dépeint dans ses chroniques afin que l’auteur en fasse offrande au lecteur…

Celui-ci reçoit en héritage une voie lactée. Si le critique littéraire était au service des romans, comme ces derniers furent ses outils dans le métier de journaliste, le voici qui jette en quelque manière son ancien rôle ainsi que les défroques d’un statut social en sacrifice à la littérature. Exercice des plus périlleux, car cette capricieuse divinité n’agrée que des victimes rares et choisies. Ses élus ne correspondent guère à ceux du Moloch. Il faut donc inventer une matière qui satisfasse aux critères de la littérature…

« Donner à voir, n’est-ce pas la mission des poètes ? » : cette simple phrase passe l’épreuve du feu. Quelle est-elle, cette épreuve, sinon celle d’une transcendance ? Il faut que l’auteur oppose au génie le génie, jusqu’à surclasser une œuvre dont il peut dire : « C’est le Cantique des Cantiques revu et corrigé par l’auteur des Cent vingt journées de Sodome, et rewrité par Groucho Marx ».

Ainsi, tels écrits postulant la littérature comme un moyen d’interpréter le monde, autorisent-ils ce narrateur-critique à pratiquer une herméneutique de très haute volée, par l’examen des fragments du monde que sont ces multiplicateurs de mondes que sont les œuvres littéraires. Car celles-ci, par excellence, « miment en quelque sorte le caractère énigmatique et cependant déchiffrable du réel ». C’est donc à travers elles, par effet de loupe, que peut au mieux s’opérer une élucidation de l’énigme. Certains secrets les plus intimes ne sont-ils pas « l’apanage de l’écrivain », grâce à qui s’en répercute une « résonance au plus intime du lecteur » ?

Avec l’exactitude scrupuleuse du romancier cherchant le mot exact pour faire évoluer ses personnages dans un décor, le critique littéraire peut faire d’une chronique un tableau de maître, pointant son pinceau sur les éclats de l’œuvre que son œil a captés. Ces fragments d’étoiles n’ont rien de naturel.  Ils sont les produits d’une alchimie, qu’un regard second distille à nouveau pour porter leur magnitude à un degré de fulgurance inconnue. D’être orpaillés dans les pages d’un recueil, acquièrent puissance astrale des pépites comme : « Que chaque jour soit un enchantement : songe de jeunesse, vérité de vieillard. Le vieil homme haut tenu, qui reconnaît l’enfant. Tous deux respirent la lumière » (Jacques Crickillon) ou comme : « J’ai l’âge de la lumière, dit-elle, non celui de la civilisation » (Claire Lejeune). Le grand art étant atteint quand, dans sa fresque, le critique brosse un portrait de l’écrivain dont il détaille l’œuvre ainsi qu’un paysage. « C’est pourquoi lire Crickillon, c’est partir en exploration, comme il aime à le faire lui-même, en arpenteur des altitudes. Il est un paysage qui lui ressemble plus qu’aucun autre : c’est le lac de haute montagne, cette surface lisse parmi les escarpements, comme un diamant serti dans la pierre brute. » Où l’on voit que l’innombrable jeu des métaphores entre tel personnage et le narrateur taille ses joyaux au même feu cosmique…

Même si ce personnage n’est pas tout-à-fait choisi au hasard, qu’importe le nom de tel ou tel figurant, s’il fournit au narrateur l’occasion d’exprimer la vision de l’auteur : « Quoi que l’on dise, même chez des auteurs consacrés, il est des aspects de l’œuvre qui font l’objet d’une malédiction. Il arrive qu’il s’agisse non pas de textes mineurs mais, au contraire, d’écrits ostracisés pour leur qualité même, comme s’ils excédaient un seuil, comme s’ils atteignaient un niveau que l’audience n’aurait pas la faculté d’absorber »…

Or, qu’est-ce qui excède ce que la présente société peut entendre, sinon la parole aédique ? L’assassinat de cette parole n’est-il pas l’acte fondateur de Kapitotal et de la tour Panoptic ? De quels trésors est donc dépositaire  un livre où scintillent les reflets enfouis de l’âme d’un pays disparu !... « Cette Belgique-là, qui supportait encore la richesse de ses oppositions, était comme le lieu d’élection d’une méditation philosophique éminemment moderne, parce que constamment mue par la dialectique. »

L’aède n’est-il pas précisément condamné pour sa vision globale à vocation dialectique, englobant les pôles de la vie et de la mort, du jour et de la nuit, du rêve et de la réalité ? C’est ici qu’entend se découvrir l’ombre d’un personnage absent, pareille à celles dont sont traversées les toiles de Chirico. Comment se fait-il que, dans le recueil, nulle part n’apparaisse la question coloniale africaine ? Cet impensé des Lettres belges ne l’est pourtant pas dans un roman, dédié à la mémoire de Patrice Lumumba. Toutes les circonstances entourant son élimination programmée s’y trouvent divulguées, dans six chants polyphoniques ayant source en la voix d’une sirène du fleuve Congo. Pourquoi Mamiwata ne peut-elle exister ?  Pourquoi Pleine lune sur l’existence du jeune bougre, sotie contemporaine interrogeant les racines et fruits pourris d’une civilisation, doit-elle être éclipsée ? Dans un contexte où désormais toute pensée critique se voit prohibée, comme passager clandestin de la littérature, il m’est agréable de relire aujourd’hui ces lignes signées de ma plume voici tout juste un quart de siècle, en couverture de Pleine lune : « Plus qu’un prince, moins qu’un manant, avais-je écrit sur mon blason – à l’inverse du programme imparti au citoyen occidental. Peut-être est-ce ma position écartelée de toujours dans cet interstice, ce no man’s land entre les différents pôles de l’existence qui l’incita dans le choix de son personnage ? Nord et Sud, Est et Ouest, haut et bas de l’échelle, gauche et droite, jeunesse et maturité, utopie et nostalgie : autant d’axes qui, me prenant au centre de leurs feux croisés, faisaient une cible tentante pour un auteur. Que le personnage mène donc son existence d’incertitude dans l’univers entre deux mondes de cette Pleine lune, et soit le spectre qui hante toutes les murailles en ruines du réel ! »

Anatole ATLAS

Page 107 à 111


Sommaire

5                         A E I O U

7                         Je  signifie quoi ?

13                       ACTE PREMIER       Pile ou Face

43                       ACTE SECOND        Quitte ou double

91                       RIDEAU

105 & 106          Pour une Vème internationale du Quint-Monde

107                     POST SCRIPTUM


111  pages         12 €


ISBN   978-2-9601825-0-7
©  Miroir Sphérique, 2016

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