Sphère  >  Berlue d'Hurluberlu  >  Je signifie quoi

Berlue d'Hurluberlu


Je  signifie quoi ?


« Le roman est un langage qui ne dit pas seulement
ce qu’il dit, mais quelque chose de plus encore,
au-delà. »
ARAGON   

Voici bientôt quarante ans, j’ai qualifié l’ère nouvelle de convulsive, proposant de répondre à ses spasmes par une convulsivité supérieure de l’esprit.
« Sphère convulsiviste » s’intitulait, en 1979, le manifeste initial publié par cette Internationale d’un seul homme se voulant la critique radicale du situationnisme, décrit dans une mélopée littéraire ultérieure comme avant-garde ultime promise à devenir l’idéologie dominante.
Que surgit-il d’autre partout depuis que des
constructions de situations ?
L’abolition des médiations qui structuraient une civilisation, théorisée par Guy Debord, est intrinsèque au dualisme primaire et au langage binaire devenus les normes d’une démence collective condamnant l’humanité, depuis la fin de l’Union soviétique, à deux discours en miroir. Cette ventriloquie du Moloch oppose la voix de César à celle de son double fantasmatique, dans une surenchère militaire sans autre fin que guerrière, tandis que s’est éteint le chant d’Homère.
D’Hamlet à Raskolnikov, du Quichotte à Stefen Dedalus, de Werther au
Fou d’Elsa, maints personnages convulsifs ont une importance capitale dans la littérature moderne. Un tel rôle profane, voire démoniaque, est peut-être comparable à celui des preux et des saints dans l’imaginaire médiéval. Ce dernier n’est-il pas issu d’un mythe lui-même délirant ? Ces lignes initiales, cher lecteur, j’en use ainsi que d’une pique au bout de laquelle sont dirigées vers toi des pages que tu ne vas sans doute pas lire, afin de me prémunir contre ta répugnance pour pareils titre et nom d’auteur. Si l’hurluberlu te confiant ses berlues s’avoue bougnoule, c’est qu’il ne peut se flatter d’appartenir à plus respectable négritude, aux oreilles de laquelle ce vocable sonnerait comme une insulte – ainsi qu’à l’honorable citoyen d’Amérique du Nord, ceux de yankee ou de gringo. Raison pour laquelle une émission de la télévision belge, se faisant l’écho de ma mélopée, devait s’intituler La Ballade du Grand Macaque… Le vocabulaire s’irrigue de canaux souterrains peu au fait de la morale ! Si tous les Arabes ne sont pas des bicots, ni les Grecs des métèques, les Chinois des chinetoques, les Français des franchouillards, les Allemands des boches et les Juifs des youpins, ces qualificatifs n’en charrient pas moins des sens qui débordent leurs vulgaires acceptions racistes.
Bougnoule je me réclame donc par origine africaine, et inaptitude à me fondre jamais dans le moule belgicain. Le complexe qui en résulte – c’en est un, voisin de celui de l’impuissance – m’incline à ne rendre public nul autre patronyme sous l’intitulé du présent témoignage. L’industrie livresque n’est-elle pas assez prodigue en marques et labels d’auteurs ?

N’a de valeur que ce qui valorise Kapitotal ; n’existe que ce qui est montré par la tour Panoptic : en ce double axiome n’en faisant qu’un réside l’inavouable secret d’une époque. Si Montesquieu pouvait croire que
« l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples », nos temps se caractérisent par une radicale dissociation des idées nouvelles (interdites) et du commerce mondialisé. L’assassinat de l’aède est sa marque de fabrique, laquelle implique des produits frelatés en guise d’ersatz. A la foire d’empoigne des shows mis en scène par la tour Panoptic, il s’agit avant tout de créer des situations. Comme toute manœuvre politicienne, dans la mesure même d’une parfaite soumission des agents de la puissance publique à Kapitotal, exige un art consommé du happening, toute manipulation du marché culturel requiert un talent pour déguiser l’insignifiance en événement créateur de situation nouvelle. Une inexorable dégradation de la marchandise dite littéraire impose la nécessité de recourir à des artefacts survalorisant la banalité d’inspiration, la médiocrité d’écriture, la vulgarité d’une vision du monde magazinesque à grand renfort de coups publicitaires, dissimulant sous une platitude prosaïque la mise à mort de l’Œil imaginal.
A se réclamer bougnoule – ou fils de Cham – ayant tété le lait d’ancêtres nègres, l’on ne s’en reconnaît pas moins métèque assumant un héritage d’Orient. Vingt ans durant, ta mélopée traduirait un chant prohibé, celui de l’aède homérique, par la voix d’un poète communiste grec témoignant de la contemporaine guerre de Troie…
Mais d’une Europe fondée sur les cadavres d’Homère, de Socrate et de la déesse Athéna, la Grèce pouvait-elle n’être pas, comme par l’Olympe les Titans, bannie par les experts-comptables de Goldman Sachs ?
Allez donc vous étonner si, dans une ère marquée par les convulsions, où se trouve exclu le type du héros convulsif que je dessine de livre en livre sous les traits d’Anatole Atlas – lequel n’a de cesse d’en appeler à une convulsivité supérieure de l’esprit – de telles pages n’ont pas d’éditeur ! De quel autre point de vue la Belgique pouvait-elle être décrite comme un pays sans parti d’opposition, sans presse d’opinion, sans maison d’édition digne de ce nom – sous un luxe de simulacres sans égal à l’échelle mondiale, privé de toute authentique liberté d’expression ?
Le présent texte, placé sous le signe du Phénix, verra donc resurgir du royaume des Ombres la déesse Isis et, dans le rôle d’Osiris, rien moins que le grand Thomas More, pour dénoncer les crimes d’une époque n’offrant aux foules subjuguées plus d’autre utopie que des idolâtries.

Tout bougnoule ou métèque est présumé sans papiers d’identité. C’est le cas de votre serviteur, qui ne dispose que d’une
carte d’altérité. Ne suis-je donc pas tenu de prouver les héritages accréditant la légitimité de mon existence ? Voici ces preuves. Assez peu nombreuses il est vrai tant, pour ne pas remonter à la Guerre des Gaules de César, se comptent à peine sur les doigts des deux mains les œuvres d’importance universelle écrites ou publiées en Belgique. Le Manifeste communiste et Une Saison en enfer étant hors concours, il revint à l’Eloge de la Folie, du génial Erasme, d’inaugurer la constitution de mon patrimoine en ayant eu pour inspirateurs des cieux et terres flamands. La même époque de charnière historique – analogue à la nôtre – entre mort et naissance d’une société, vit son ami Thomas More publier L’Utopie ( De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia ), voici juste un demi-millénaire, chez Thierry Martens à Louvain. Ces deux livres ont l’identique singularité de réveiller une ironie socratique (cette  
eirwneia   relativisant l’absolu du pouvoir) qui, si elle n’était à chaque instant traquée par les inquisitions de la tour Panoptic, dissoudrait aujourd’hui l’empire de Kapitotal.
C’est précisément l’empire espagnol que mourut très jeune d’avoir mis en scène mon plus évident devancier, Charles De Coster, en y autorisant son
Thyl Ulenspiegel à ridiculiser le Second empire de Napoléon III. Les sept volumes (introuvables) de ma propre mélopée sont un hommage à cet héritage, qui se veulent une dénonciation du Reich contemporain.
Si j’ajoute le face à face entre un roi et son bouffon Folial dans
Escurial de Ghelderode, ainsi que le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, j’ai dressé le bilan complet de ma dette, à l’exception de deux ouvrages aux sorts des plus contrastés, parus dans la capitale belge à trois ans d’écart : les illustres Misérables de Victor Hugo ; l’invisible (parce que passé sous un complet silence – et pour cause) Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, de Maurice Joly (sans nom d’auteur, 1865). L’okhrana tsariste, et les nazis, ne s’en inspirèrent-ils pas pour leurs Protocoles des Sages de Sion ?
Voilà tous les papiers du bougnoule.
Voilà ce dont se légitiment les berlues d’un hurluberlu.
Car ce bouleversement de l’ordre des tribus qu’est la modernité, porteur dès son aube d’un destin de village global, n’appelait-il pas la transe d’un chaman reconverti sous le masque du héros problématique au sein de la cité, tel qu’Aragon l’illustrerait au mieux par son
Paysan de Paris ?
Le regard du fou de service est donc toujours celui d’un extraterrestre...

Comment, sans ce
« bond hors du rang des assassins » (Kafka) – mais un bond de nature cosmique – envisager la gravité des convulsions telluriques impliquées par le néocapitalisme ?
On apprend qu’il en coûte la somme de 2,5 millions $ pour déjeuner avec le milliardaire américain Warren Buffett, patron d’un fonds qui fait du 2.500 % sur 25 ans, quand les populations de mon fleuve Congo natal agonisent de misère pour crime d’habiter le plus riche pays de la planète en ressources naturelles. Où est la vraie démence ? Où la bouffonnerie ? Aurait-on, voici quarante ans, prédit à de très satiriques dessinateurs de
comics (parmi lesquels ce Wolinski qui tira mon portrait négroïde à une fête de l’Huma), que la lie de ce qu’ils exécraient les utiliserait un jour comme prétextes à réclame politicarde, sous bannière patriotarde, en une gigantesque manipulation de l’opinion puant les barbouzeries de l’OAS plus que les coups de main du FLN, dans une carnavalesque inversion du sens de tous les mots par quoi prendrait odeur libertaire une tyrannie totalitaire – qu’ils se fussent écroulés de rire plus sûrement que sous les balles d’une kalachnikov.
Tartufe aurait-il pu, sous la plume de Molière, atteindre un comble de veulerie comique offert par l’actualité, dans cette galerie de démocrates humanistes laïques progressistes et républicains de gauche, assassinant l’ancien contenu de ces vocables avec plus d’efficacité que leurs ennemis déclarés, tout en déplorant les crimes d’une bondieuserie sponsorisée par des alliés riches en pétrodollars, devant lesquels ils se prosternent ? Quel rapport, cher lecteur, entre des théocraties d’origine biblique, une République laïque, et Warren Buffett ? Mon dessein fut d’installer, sur la grand-place du village global, un échiquier sphérique où la diagonale du fou serait une verticale traversant de part en part cette sphère ayant tous les aspects d’une planète en convulsion. Quelle figure pour présenter cette attraction foraine, sinon celle d’un titan portant le globe terrestre ? Tandis qu’aux yeux des chalands manœuvreraient cavaliers, dames, rois, pions, tours comme autant d’allégories sociales, un atlante pointerait du doigt les colonnes d’Hercule où selon la légende il aurait son logis : ces colonnes où d’autres fables imaginent une explication du signe étrange représenté sur le dollar, quand elles ne l’attribuent pas à la déesse Isis… N’oublions jamais qu’aux mêmes sources naissent le Nil et le Congo !
(Ce tableau d’une époque, il n’est pas temps d’ici révéler quel fameux commissaire de la littérature belge y resurgit pour son ultime enquête…)

Page 7 à 12


Sommaire

5                         A E I O U

7                         Je  signifie quoi ?

13                       ACTE PREMIER       Pile ou Face

43                       ACTE SECOND        Quitte ou double

91                       RIDEAU

105 & 106          Pour une Vème internationale du Quint-Monde

107                     POST SCRIPTUM


111  pages         12 €


ISBN   978-2-9601825-0-7
©  Miroir Sphérique, 2016

 Miroir Sphérique

 Couverture


SPHÉRISME | Berlue d'Hurluberlu | RETOUR