Marc Quaghebeur à propos de Mamiwata
UNE CATHÉDRALE DE MOTS EN AFRIQUE
Jean-Louis Lippert parle de son roman
Suscité et publié par Marc Quaghebeur dans la revue littéraire Ecriture 59 « Afriques » (2002)
À l’origine de mon roman Mamiwata, il y a comme un condensé de mon histoire.
J’ai vécu la période de scolarité comme une espèce de léthargie, de grisaille, celle de quelqu’un qui n’est plus au monde.
Finalement, je me suis retrouvé enterré dans un collège de province.
Puis, à un moment donné, surgit l’après soixante-huit et donc une situation de rupture à tous points de vue.
Dans ce contexte-là, on se trouvait dans la révolte absolue ; il ne s’agissait absolument pas d’avoir une visée artistique.
D’ailleurs, dans les idées qui étaient alors brassées, la négation radicale de l’art – et notamment de la littérature – se situait parmi les pièces les plus importantes du programme.
Dès lors, c’est au terme d’un long processus que j’en arrive – parce que je prends des notes, etc. – à inventer,
dans un premier temps, un personnage fictif : Anatole Atlas. Je lui fais écrire des choses.
Des années passent encore, et avant de renverser le mouvement et d’oser me mettre à envisager la démarche du roman,
il m’apparaît crucial de faire ce qu’Aimé Césaire avait appelé le voyage de retour au pays natal.
C’est donc à la suite de la parution de mon premier roman Pleine Lune sur l’existence du jeune bougre que cela m’est apparu comme une nécessité absolue.
En avril 1992, je fais le voyage. Mais le hasard voulait – en un sens c’était heureux ! – que s’ouvrît la Conférence nationale, complètement manipulée par Mobutu,
mais qui donnait tellement d’espoir au peuple congolais. Il était déconseillé à un Blanc, quel qu’il soit, à ce moment-là, d’y aller.
Le gouvernement belge n’avait pas manqué de publier des communiqués ad hoc. À plus forte raison, si l’on se trouve seul hors de toute institution.
Personne ne peut répondre de vous. À partir du Burundi, de Bujumbura, plus aucune bouée, plus aucune référence. Personne. Si quelqu’un disparaît, eh bien, c’est comme ça…
Le personnage qui effectue ce voyage, Anatole Atlas, est supposé être un peintre raté.
Sa grand-mère maternelle d’origine portugaise, qui a comme sobriquet « Mamiwata » – donc la sirène –, est restée en Afrique.
Elle connaît sa situation tout à fait compliquée en Belgique, et l’invite à faire le voyage, et promet de lui organiser une exposition
à condition qu’il fasse le voyage par les eaux. Quand il arrive, il découvre sa dépouille mortuaire.
En même temps s’annonce l’opération humanitaire « Principe Espérance », qui doit en principe avoir lieu dans les trois jours.
Mais lui, il découvre le cadavre de sa grand-mère.
Les Africains qui sont là ont organisé une veillée funèbre autour de cette Blanche d’origine portugaise qu’ils idolâtraient – un peu parce que c’était une femme.
Lui, il est en training, ridicule, en training d’un club d’athlétisme, White Star… C’est un peintre raté qui ne fait qu’avouer ses échecs.
Qui plonge dans l’histoire. Une histoire sanglante que j’évoque par ailleurs dans ce condensé de mon histoire qu’est Mamiwata.
Les menaces de toutes natures affluent. En septembre, le Satan de Stan envoie ses proches se réfugier à l’ambassade du Ghana. Il s’y abrite lui-même, après que le président ait donné l’ordre au caporal, entre temps promu colonel, de l’arrêter. Celui-ci trouve l’ambassade protégée par une barrière, et par des armes lourdes. Toute la nuit éclate les tirs de mitrailleuses, de bazookas et de mortiers. Au matin, le Satan se livre. Il est placé en résidence surveillée, mais le gouverneur de Léopoldville organise son évasion et lui donne les moyens de fuir Stan avec deux voitures, en traversant le Bandundu, le Kasaï et le Manyema. Partout sur son passage il est reconnu, acclamé, fêté, pressé d’improviser des meetings qui retardent sa progression. Des hélicoptères de l’armée repèrent les fuyards. Un convoi militaire les rejoint alors qu’ils viennent de franchir une rivière par le bac. Sa femme est encore sur l’autre rive, dans la seconde voiture, avec leur fils cadet.
Ceux qui l’accompagnent le supplient de ne pas se retourner, de poursuivre au plus vite vers Stan, hors de contrôle de l’armée régulière, il décide de rejoindre sa femme, déjà aux mains des soldats qui la violent sous ses yeux. Ligoté, menotté, battu, on lui arrache barbe et cheveux qu’on lui fait manger sur place. Boxé à mort durant le transfert en jeep vers Thysville, il est ensuite remis aux militaires blancs qui attendaient la livraison du colis et le placent dans un avion pour E’ville, capitale de la sécession. Tous les journalistes de presse belge ont assisté à cette scène, en particulier l’envoyé spécial de la Gazette Royale. Aucun n’a dit ce qu’il a vu. Tous ont accrédité la thèse ultérieure du Maréchal.
Œil crevé, jambes et côtes brisées, c’est un moribond qui est jeté sur le tarmac de l’aéroport, où les mercenaires pointent leurs mitrailleuses sur les soldats de l’ONU pour les tenir en respect. À ce moment, le leader katangais est en réunion secrète avec Jésus Evangelista dans un cinéma de la ville. À l’écart de celle-ci, devant une maison réquisitionnée en bordure de savane, où lui furent infligées les dernières tortures, un militaire katangais perce le cœur du Satan de Stan à la baïonnette, avec cette parole : « Fais donc un miracle, toi qui te prétends invulnérable ! »
Il n’était pas mort et répond : « Ce n’est pas moi seul, c’est toute l’Afrique que tu as tuée. »
Un centurion belge eut pitié de ses souffrances, qu’il abrégea en lui tirant le coup de grâce en pleine tête. On embarqua le cadavre vers les installations de l’Union Minière, où les intérêts du patron de la Panoptic étaient toujours majoritaires. Il fut jeté dans un bac de coagulation de matière, et la séparation chimique de son âme et de sa chair se fit dans un bain d’acide sulfurique.
« Lumumba est toujours vivant, il marche sur les eaux ! », hurle le poivrot du comptoir à l’adresse du légionnaire, qui s’écarte de la fille en robe noire.
Elle se lève de sa chaise et son corps, avant de trouver la position verticale, suspend un instant son mouvement. La main comme un battement d’ailes accompagne l’envolée plissée de la jupe qui tourbillonne autour des hanches. De la plante des pieds aux épaules, chevilles et poignets, torse et ventre, mollets et cuisses diffèrent infiniment à atteindre ce lieu où la vibration trouvera son point d’équilibre, car le centre de gravité passe outre l’espace et le temps. Immobile elle tremble toute d’une agitation qui naît à l’intérieur, là où deux soleils brillent d’un feu dont les rayons ne s’enfuient que par le regard.
Les nuages des paupières en voilent l’éclat trop vif et d’un pas sur le côté elle entame sa véritable danse. Une danse qui tient du vol et de la nage. Envol de sirène dans l’éther où gît l’épave dont la proue serait son propre corps, et c’est son visage qui apparaît au hublot illuminé d’un halo de fête ancienne. Plongée d’ange dans l’abîme où de pareils oiseaux dessinent le simulacre d’une constellation dont certain astre lui renvoie son image virginale. Elle accomplit un second pas, la tête toujours surmontée du képi militaire, et sa hanche rejette les pans de la jupe dans la direction opposée quand retentit la sirène d’alarme.
Ce récit est fait de l’assassinat de Lumumba et de ce qui se passe dans le contexte assez sordide d’un bistrot situé sous le square Montgomery à Bruxelles.
Avec cette femme qui danse, et un poivrot qui a justement un tee-shirt « Lumumba est toujours vivant ».
Au fil de ces pages, il y a le télescopage dans le temps et dans l’espace entre une scène qui se passe au moment où le livre était écrit à Bruxelles,
et des scènes qui sont supposées se passer en Afrique, même éventuellement quelques années plus tôt.
Tout est organisé sur ce télescopage-là. Le récit proprement-dit provient plutôt de l’information…
Il me faut revenir sur ma vie antérieure d’enfant à Stanleyville. Mes parents étaient des petits gérants qui travaillaient dans le petit commerce de quincaillerie.
J’ai l’impression que la position sociale plutôt humble de mes parents a été une grande chance pour moi.
J’avais des copains dont les parents appartenaient à l’administration.
Quand il m’est arrivé de les revoir, j’ai compris qu’ils avaient intériorisé dès leur enfance les valeurs de domination qui étaient celles du milieu familial :
ils se sont retrouvés dans des sphères dirigeantes, gangsters quoi !
Mais on ne peut pas établir de loi. En revanche, c’était déjà, clairement, la perception des stratifications sociales.
Il faut savoir qu’au Congo belge, l’idéologie qui prévalait dans le milieu blanc était une idéologie fasciste, une idéologie d’apartheid,
comparable à ce qu’elle pouvait être, par exemple, en Afrique du Sud.
En quoi il était inimaginable qu’un Blanc tienne dans un lieu public un discours favorable à Lumumba ; il aurait été emprisonné.
Même de très braves gens considéraient les Africains comme relevant d’une espèce à peu près entre l’être humain et l’animal.
Ils n’étaient pas pour autant méchants avec eux : la plupart des gens qui ont des animaux domestiques, ne sont-ils pas gentils avec eux ?
Mais, étant donné que le salaire d’une journée de travail était, par exemple, un pain, il allait de soi que si quelqu’un revendiquait plus qu’un pain, c’était du vol, c’était inadmissible.
Un Noir ne pouvait évidemment pas acheter un pain dans la boulangerie des Blancs, puisque le magasin des Blancs,
c’était le lieu où les dames allaient après leur tennis manger une glace ou une pâtisserie.
Il y avait un guichet dans le mur de la boulangerie, c’est là que les Noirs pouvaient éventuellement venir acheter un pain,
en montrant bien leur book, qui était la preuve que leurs francs avaient été dument gagnés par le travail.
Les Noirs ne pouvaient pas non plus mettre les pieds dans la cathédrale. Ils avaient leurs petites églises à eux, comme leurs écoles à eux, parce qu’un Noir, ça pue.
C’est ce que vous entendiez depuis votre petite enfance. En même temps, on vous confiait, à l’âge d’un an, à une boyesse.
Elle vous apprend à compter sur vos doigts en swahili avant que vous ayez appris à compter en français.
Vous receviez donc de cette boyesse quelque chose, sur le plan humain, que même les Blancs, que même vos propres parents étaient incapables de vous donner.
Ce quelque chose avait évidemment à voir avec le génie spécifiquement africain. C’était donc quelque chose qui est de l’ordre de la vie.
Vous receviez ça ; et, dans le même temps, vous voyiez vos parents les considérer, eux, comme quelque chose entre…
Comment est-ce que vous pouvez comprendre cela ? Déjà, vous êtes à jamais fêlé.
Les autres boys vous apprenaient aussi des choses incroyables.
Vous ressentiez une espèce d’admiration, de fascination sur le plan humain et, en même temps, à un moment donné, vous entendiez votre mère dire :
« Ah je l’ai foutu à la porte parce qu’il avait volé une chemisette », ou une histoire pareille. Donc, là, il y a, je le répète, une fêlure.
Cette fêlure s’est agrandie à l’occasion du retour en Belgique en 1960 dans la mesure où la vie culturelle des Blancs en Afrique était uniformément proche du néant.
Contradictions à n’en plus finir parce qu’une domination économique et politique trouve en dernier ressort une soi-disant justification dans une prééminence culturelle
alors que la vie intellectuelle ou culturelle des Blancs était à peu près égale à zéro.
Mais les coloniaux se prévalaient d’une supériorité culturelle tout en ne considérant pas une seule seconde que les Africains pouvaient avoir une culture.
Vous baigniez là-dedans en tant qu’enfant. Jamais n’était posée la question : « mais qu’est-ce que nous faisons ici au juste ? »
Un état de culture s’imposait comme un état de nature. Par la suite, on rentre en Belgique : « Oui, mais, pourquoi étions-nous là ?
Pourquoi sommes-nous ici ? ». Tabou !
Dans mon cas, ces circonstances ont dû accroître ces failles, mes fêlures mentales, et m’ont prédisposé à un état ultérieur d’insurrection,
auquel se mêle évidemment d’autres éléments. Aujourd’hui, je vois plus loin. À supposer que le monde, la planète, se réduise au monde occidental, c’est à se flinguer !
C’est parce qu’il y a autre chose que le monde occidental, qu’il y a éventuellement – malgré tout – encore de l’espoir. Une possibilité de franchir l’abîme.
Revenu en Belgique en 1960, je retourne là-bas, en 1992, pour écrire le roman Mamiwata.
J’avais une longue expérience de pérégrinations dans des villes multiples. Ma véritable université avait été la rue. Un choc, oui ; mais un bonheur.
Dès la première seconde de l’arrivée sur le sol de Kisangani, des sbires en civil sont arrivés. Ils ont confisqué mon passeport.
Ils m’ont dit : « vous n’avez pas le droit. » Des scènes et des scènes.
Mais finalement, tout s’est bien passé parce que je vivais un bonheur intégral, simplement.
Une chimie en somme. Inutile de tenter de donner une sorte d’explication rationnelle ; c’est de l’ordre d’un surnaturel.
Dans un paragraphe, j’aborde cette question du surnaturel, de la magie, de quelque chose qui relève de la chimie la plus profonde.
D’ailleurs, un des actes essentiels que je devais commettre là, c’était symboliquement de plonger dans le fleuve. Je l’ai fait.
C’était marrant parce qu’on avait choisi un endroit qui soit le moins dangereux possible. C’est une symbolique qui me baigne totalement. Elle me fait vivre encore.
J’étais habitué à vivre dans les conditions matérielles plus que précaires,
mais j’avais quand même pris avec moi une certaine quantité d’argent qui correspondait à mille francs belges par jour.
La famille où je logeais, qui était en fait la famille d’amis vivant à Bruxelles, hébergeait une trentaine de personnes.
Dans les conditions congolaises de l’époque, avec mes mille francs belges par jour, c’était la ripaille. Une forme de paradis.
Il passe dans les nécessités qui se sont imposées à moi dans l’écriture de Mamiwata.
La « Mamiwata », la grand-mère portugaise, n’existe pas, bien sûr. J’avais besoin d’inventer une généalogie à Anatole Atlas.
J’ai toujours ressenti comme une opacité de la vie en Belgique ; il était dès lors vital d’inventer cette mythologie complètement fictive, de créer ce personnage-là.
Tout naturellement, par la suite, je me suis amusé à inventer un grand-père paternel d’origine grecque.
C’est que moi, je me sens Congolais, ne sachant pas très bien dans quelle langue au juste. Qui plus est, en Belgique je vis en terre flamande.
Le plus grand bonheur pour moi serait… Mais ça supposerait un bouleversement radical à l’échelle planétaire…
Entre l’Eden et l’Opaque, entre temps, il m’avait fallu vivre. A partir de la scolarité, j’avais trouvé un refuge. La langue française, c’était ma bulle.
Au plan grammatical, c’était un vrai plaisir de la décortiquer. C’était comme une fatalité.
Cela avait eu lieu antérieurement, c’était quelque chose à quoi il ne fallait même pas penser : il n’y avait qu’une barrière complète.
Mais tout allait peut-être dans la mesure même de ce cloisonnement, de cette opacité, elle permettrait peut-être une explosion ultérieure…
L’écriture elle-même, mon écriture, est très en rapport avec le déséquilibre. C’est un affrontement avec le chaos ; la matière première qui est brassée est du chaos.
Si le texte sur Lumumba est plutôt d’ordre énonciatif, souvent c’est beaucoup plus turbulent.
Pour moi le processus – et c’est beaucoup de travail –, le processus de maturation, de fermentation, puis de distillation passe par des phases successives ;
les turbulences sont – peut-être – maîtrisées progressivement pour arriver à un résultat.
C’était une caverne blanche, de style colonial, île égarée dans ses vagues atteignant deux mètres en un mois si le boy Charlemagne n’y veillait pas,
au milieu desquelles flottait la barque fleurie d’une pergola. En y grimpant, on pouvait voir au loin s’extasier en silence la sombre présence du fleuve.
C’est vrai, on se demande parfois qui sont les véritables cannibales, avait-elle ajouté mystérieusement cette après-midi-là,
se tournant vers l’imposant bonhomme au teint de latérite, moustache blanche et cheveux ras, dont l’œil enregistrait cette scène dans le jardin familial,
planté de cannas multicolores et de jacarandas. Prenant la pose, ta mère donnait le coude au patriarche et souriait de tout son corps dans sa robe à fleurs blanches et rouges ;
feignant d’ignorer le regard du jeune peintre Ulysse Lévine qui ne la quittait pas.
On appelait sa mère Mamiwata, non tant pour son ancienne carrière de chanteuse à Lisbonne, que parce qu’elle se persuadait d’une lointaine origine africaine,
te faisant découvrir, dans sa vieille édition des Lusiades, les images de Vasco de Gama, du roi Manuel,
et surtout, celle de votre ancêtre supposé, genou ployé parmi les nègres emplumés, sur la rive de ce même fleuve d’Afrique où son corps dort au fond d’une pirogue.
La question fondamentale pour moi est d’essayer de brasser les contradictions.
Dans la mesure où on est de toute façon dans un monde qui explose, qui bout, qui explose de contradictions, mais le plus souvent non dite,
on baigne dans un type de rapports sociaux où le réel, l’essence la plus intime du réel, est cachée sous la surface des rapports sociaux habituels.
La fonction de l’art ou de la littérature, pour moi, n’est pas de divertir ou de décorer, elle est vitale.
Il s’agit d’essayer de brasser l’ensemble de ces contradictions. Il en résulte des romans construits de manière sphérique, dans lesquels il y a une série d’axes.
Par exemple, le texte sur la caverne blanche de style colonial peut être un peu difficile à comprendre si on ne plonge pas dans la totalité du roman,
parce que plusieurs noms y sont évoquées. Ces personnages sont importants parce qu’ils sont eux-mêmes des narrateurs qui parlent à la première personne.
Ils ont, qui un carnet, qui des notes ; et, comme le roman est construit sur un enchevêtrement de toutes ces notes, elles s’éclairent les unes les autres.
Parmi ces protagonistes – chacun avec une position sociale bien marquée, bien différenciée – il y a par exemple le fameux Virgil Négrangelu – c’est un ancien Prix Nobel de littérature originaire de la cordillère des Andes,
en situation de rupture sociale absolue, qui vit comme un clandestin à Bruxelles et est conducteur de tramways.
Il conduit le tram 44 et roule pieds nus, mais personne ne sait que ce type-là, d’une soixantaine d’années, et qui vaguement le type indien, est le fameux Virgil Négrangelu.
Donc, ces entrecroisements de protagonistes, c’est comme les méridiens d’un globe planétaire, grâce auxquels je tente d’arriver à une certaine cohérence ;
il s’agit de relier des pôles et de créer un effet de tension électrique.
Dans le meilleur des cas, il se produit cet effet de tension, et il y a peut-être un effet d’éclairage.
Mais alors évidemment on court un très grand danger si, dans une structure qui est complexe et brasse tellement d’éléments et de contradictions,
on commet l’erreur de prendre des libertés avec la langue française, avec la grammaire. Ce qui ne veut pas dire que le roman contemporain français me plaît…
Ce qui s’est produit de plus puissant dans le domaine littéraire au cours des cinquante dernières années, pour moi, est, en effet, venu d’Amérique du Sud.
On a reçu de là un souffle novateur. J’ai autant d’amour pour le génie de Garcia Marquez que pour celui de mon ami Ernesto Sábato,
ou bien Borges, Alejo Carpentier, Vargas Llosa ou Miguel Angel Asturias. Ils ont heureusement fait éclater le roman au cours des dernières décennies.
Et j’ajouterais que je n’ai pas le moindre doute quant au fait que la grande surprise à venir viendra d’Afrique au cours de ce siècle-ci.
On en a déjà des signes avant-coureurs. Aussi, j’ai tendance à croire, pour ce qui concerne la langue française, que ceux qui la manient le mieux,
ce sont les Africains ou des écrivains antillais comme Patrick Chamoiseau.
Comme si, à la belle époque de la civilisation romaine, donc en pleine conquête, on avait vu les Barbares s’imposer comme les meilleurs orateurs romains,
parmi ceux qui manient le mieux la langue latine.
L’« auteur » est différent du « moi social » qui lui tient lieu de porte-parole en public ;
du « narrateur » auquel il prête sa voix dans le processus d’écriture ;
du « personnage » – qui est pour moi l’instance la plus profonde, le véritable « autre » surgi d’un invisible abîme –,
dont le premier devoir est de surprendre l’auteur lui-même, lequel se mue alors en véritable « lecteur » de ce qui a surgi par surprise.
Le fait de n’avoir jamais eu de place dans la société m’a conduit, dans le processus littéraire,
à faire naître certains personnages impossibles à rencontrer dans le réel, mais qui cristallisent en eux d’énormes fragments de la réalité,
si l’on veut bien considérer celle-ci non comme une surface plane (vision journalistique),
mais comme un énorme et perpétuel brassage de strates multiples en perpétuelle interaction.
J’ai toujours cherché la source du phénomène esthétique : un jaillissement où prennent forme des comportements légendaires enfouis dans la plus ancienne mémoire orale.
Écrire, c’est disparaître, se rendre absent, pour susciter une autre présence, faire naître des apparitions.
Mon travail fut de réchauffer, à la flamme de la langue, les vestiges recueillis dans la glace des mythes, afin de rendre vie aux anciens dieux sous leurs traits actuels.
Peut-être n’ai-je écrit que pour sauver l’endroit où j’ai été baptisé, une cathédrale au bord du fleuve Congo
dans la ville – île qui se désigne comme telle en swahili, Kisangani – la Stanleyville du temps des Belges.
Des dizaines et des dizaines de pages de Mamiwata ont pour décor cette cathédrale.
Cette cathédrale de mon enfance ou, en avril 1992, la messe du vendredi saint se transformait en bacchanales par la grâce des femmes, dansant et chantant,
alors que venait de s’ouvrir à Kinshasa la Conférence nationale manipulée par l’évêque de Kisangani dont la résidence faisait face à la maison de mon enfance…
• Ce texte reproduit une intervention orale, inédite, effectuée par l’auteur à Louvain-la-Neuve, en mars 2001, au terme de la chaire de poétique.
• J.L. Lippert, Mamiwata, Le Roeulx, Talus d’approche, 1994.
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