SPHÉRISME > Marc Quaghebeur à propos du style romanesque de Jean-Louis Lippert

Démiurgique et pathique,
le style romanesque de Jean-Louis Lippert

Marc Quaghebeur

publié dans balises « Politique et Style » (2002)
Cahiers de poétique des archives & musée de la littérature


 « Mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »
Arthur Rimbaud  

Dans un livre signé du nom du personnage qu’il présente comme son alter ego, Anatole Atlas, Jean-Louis Lippert écrit qu’il est le « prince en exil d’un ancien royaume englouti ». Il ajoute que, « dans un monde où le réel prend chaque jour davantage les teintes de la fiction, (il est) un être fictif qui s’interroge sur ce réel » (1). De la sorte, il indique les stratégies littéraire et humaine qu’il entend mettre en œuvre pour affronter le politique de son époque et y incarner sa vision du politique. Il dégage aussi les linéaments du style Lippert.

UN INEXTRICABLE DÉDOUBLEMENT DES NOMS PROPRES

L’œuvre romanesque de Jean-Louis Lippert tourne notamment autour d’un personnage prénommé Anatole, et répondant au nom d’Atlas. Sous cette identité, on trouve par ailleurs, hors commerce plutôt que dans le commerce, quelques ouvrages d’intervention, et d’esprit révolutionnaire. Un bon nombre a vu le jour bien avant ceux que signe Jean-Louis Lippert. D’autres textes signés Anatole Atlas surgissent toutefois bien après que le patronyme de l’écrivain se soit fait connaître comme nom d’auteur. On le découvre ainsi à l’enseigne d’un fort volume d’essais intitulé De la Belgique et paru en l’an 2000.

Avec ses patronymes et pseudonymes, l’auteur ne cesse de mener en outre un jeu d’enfer. La bibliographie de Dialogue des oiseaux du phare (2) présente ainsi, comme relevant « du même auteur », quatre volumes constituant l’« Épopée d’Anatole Atlas, aède, athlète, anachorète », les cinq autres ouvrages, qui relèvent, non de la fiction, mais de l’intervention, étant présentés comme des « ouvrages d’Anatole Atlas ». Deux ans plus tard, le volume De la Belgique, signé Anatole Atlas, propose une bibliographie dans laquelle la partie fictionnelle – l’épopée d’Anatole Atlas – est présentée comme étant publiée « sous le pseudonyme de Jean-Louis Lippert ».

Une phrase abrupte, « Trois ans et demi sont passés depuis mon assassinat », ouvre, dans Dialogue, la postface (préface en fait) du personnage, qui plaide « coupable pour (s)a mort – comme pour tous les actes de (s)a vie » ; estime que l’on ne sait « jamais qui est qui » ; craint que « l’auteur s’autorisa peut-être de (s)a situation précaire, au fond des ruines de Knossos, pour négliger (s)a volonté posthume et faire publier ce livre » ; et doute, soit qu’un adepte de ce que fut en profondeur le XXe siècle ose « s’aventurer dans un labyrinthe à trois voix », soit qu’un cyberlecteur du XXIe siècle supporte « la triste lenteur de ces pages, l’emphase archaïque d’un tel voyage ». Ce point de vue, que l’on peut qualifier de solitaire ou de matamoresque, définit bien la posture et l’éthique de l’entreprise.

Dans De la Belgique, le jeu vertigineux de renvois multiples aux identités et aux personnages est quelque peu explicite. Anatole Atlas, l’« être imaginaire » conçu et habité par Jean-Louis Lippert, porte un nom qui évoque pour son créateur « l’Anatolie et l’Atlantide, soleil levant et jardin des Hespérides ». Lippert confesse le suivre « depuis vingt ans à la trace, par des brousses où le mythe et la mélopée mêlent leurs sèves à celles d’arbres tragiques et bouffons ; par des labyrinthes sidéraux et océaniques où les statues antiques de sa femme Pleione interrogent les ruines du roman français contemporain ». L’« être fictif qui parle dans ces pages » consacrées à la Belgique échappe bien sûr aux « critères de l’estimable et de l’appréciable ». N’entend-il pas se dresser, de façon quasi prométhéenne, face « aux hécatombes affables et conviviales des temps que nous vivons » en prenant « la voix tragique d’un bouffon qui par sacades pisse, à l’instar d’un mannequin de bronze, des chopines de mauvais sang dont s’enivrera peut-être quelque lune future »(3).

Ces propos, qui visent aussi bien la société mercantile néo-libérale que le champ romanesque français de l’entre-deux-siècles, ne vont pas chez l’auteur sans une réelle conscience de l’échec immédiat qu’il attend. Il n’en continue pas moins de penser qu’il y a plus à tirer des « maquis hérissés d’embûches » que des « pistes d’asphalte rectilignes » ; du « grand cycle du fleuve, qui va de l’estuaire aux sources emprunant le chemin des nuages » que « des stations de téléguidage »(4).

À contre-temps, à contre-pièce et à contre-courant, Jean-Louis Lippert n’attend bien sûr rien – ou presque – ni du « monde littéraire », ni de la « nouvelle ère glaciaire », dans laquelle « les mages officiels de l’astrologie intellectuelle » ne voient rien venir. Même s’ils « certifieront que la boule de feu, hier insoupçonnable, était de longue date inscrite sur leurs chapeaux pointus »(5). L’écrivain mise en revanche sur « le rapport complexe entre l’(l’)auteur et son personnage imaginaire ». Car « la force tutélaire de celui-ci », écrit-il, lui offre « la grâce de leur faire partager une création commune, qui libre un surcroît de réel, donnant vie à une autre idée du monde, c’est-à-dire à l’idée d’un autre monde »(6).

Ce monde rêvé et espéré, que l’auteur essaie de mettre en œuvre par la déconstruction de toutes les impostures du présent au travers des aléas d’un personnage sous le nom duquel il ferraille dans ce même réel, suppose un horizon. Ce large, les visions du monde de la philosophie et de la littérature des siècles écoulés le postulaient. Il est ce « rêvé d’une chose », cher à Pasolini repris Marx, sur lequel se fonde l’utopie. Il est, attente dans la « brume infinie » et capacité de « regard en arrière ». Toutes choses qui sont aux antipodes de l’actuelle « bonne gestion des affaires on-line »(7).

L’œuvre de Lippert-Atlas refuse donc de prendre place dans l’univers de la « carte postale virtuelle » et de « l’écran total » substituée par l’aujourd’hui du monde aux « défunts horizons »(8). Elle préfère mettre en scène un « auteur intempestif » dont les « textes débordent toujours le contexte ». Procès que sert et produit le dédoublement des noms propres. Tout aussi logiquement, cette œuvre se veut « kaléidoscope éclaté ». Elle récuse la gigantesque image panoptique(9) à laquelle aujourd’hui l’univers se réduit pour l’auteur. Elle continue donc d’opter pour « les ombres venues d’un rêve du futur aussi bien que la lumière abandonnée par les spectres d’un lointain passé ». Pour ce faire, l’œuvre romanesque de Jean-Louis Lippert choisit de faire suivre au lecteur les chemins « d’un publiciste dont l’enquête sur les secrets publics n’a guère été livrée à la publicité »(10).

Cette enquête d’un personnage convulsiviste nommé Anatole Atlas sur la sphère humaine contemporaine se concentre sur une mythique Lotharingie où l’on reconnaît plus d’un trait de la Belgique et de son ancien empire colonial. C’est que, pour Jean-Louis Lippert, « l’implacable figure nouvelle de la fatalité nulle part ne se reflète mieux que dans le prisme de la Belgique »(11). Ce constat et cette affirmation révèlent, et l’ancrage profond de l’œuvre de Jean-Louis Lippert, et la figure singulière de la Belgique, État postmoderne avant la lettre que son histoire fit échapper pour une part à ce que l’on a nommé l’Histoire, et dont la capitale abrite, aujourd’hui, les tentacules de l’emprise européenne. Dans cette œuvre, pour faire entendre la vérité et sa vérité, un Mannenken Pis avant-gardiste dédoublé joue le rôle, constitutivement double, du bouffon.

À sa façon, Atlas-Lippert prolonge non seulement les traces du héros mythique du chef-d’œuvre de De Coster, messire Ulenspiegel, mais se révèle comme un des auteurs de la génération qui prit la parole à l’enseigne de L’Autre Belgique(12), même s’il n’a jamais adhéré au mouvement qui essaya de modifier la vie littéraire belge à la fin des années septante (13). S’il n’appartient pas directement à la mouvance de la belgitude, par un aspect au moins, Lippert et sa démarche s’apparentent à celle qui y présidait conceptuellement : figurer l’Autre du Royaume. Ils s’y sont toujours exemplairement tenus. Ce qui fait que l’on peut considérer Lippert-Atlas comme son témoin le plus pathétique. Mieux vaudrait dire « pathique » tant le corps du sujet y est en jeu ; tant l’entreprise de Lippert ne peut se lire à la seule aune du pathos qu’elle manifeste par ailleurs. Actifs et féconds, même s’ils sont parfois trop systématiques et permettent à leur auteur de s’échapper sans fin au détriment d’autrui, ses dédoublements permettent de faire passer, sous le couvert de l’apparente fiction, les aspects les plus honteux et les plus occultés de l’histoire. Comme chez De Coster, ils le font en jouant du carnavalesque et de l’onirique, mais en accentuant les connotations temporelles et formelles.

Histoire et fiction y font dès lors un mariage particulièrement détonnant. Celui-ci permet ainsi à l’auteur de Mamiwata d’aborder l’histoire du Congo comme aucun Belge ne l’a fait jusqu’ici. Et cela notamment à travers le jeu de ces deux noms d’auteurs dont l’un renvoie, par son patronyme, à la mythologie antique et, par son prénom, à l’enfant mort de Stéphenne Mallarmé ; et l’autre, à l’auteur, que son double fictionnalise et transmué ; qu’il sort de son identité étroite, menacée et menaçante. Pour complexifier encore la donne, une troisième voix se mêlera aux deux dans ce roman-fleuve, épique, magique et prolifique.

UN NOMADISME CRITICO-LYRIQUE

Dans la société belge des années 70-90, Anatole Atlas et toujours un comportement de provocateur(14) qui lui donna souvent maille à partir avec le monde comme il va. Dans la meilleure tradition des avant-gardes, notre hôte y trouva de nombreuses occasions de resurgir par la fenêtre. En 1991, soit un an après la publication du premier roman de Jean-Louis Lippert, paraît, sous le nom d’Anatole Atlas toutefois, et dans la tradition belge de l’ouvrage difficilement manipulable et complètement hors normes, une sorte d’autodéfinition provocatrice au titre clair : Un Jeune Illuminé pénètre sur la scène et tient un discours incompréhensible.

Ce propos que s’attribue, aux fins de s’embellir, un auteur dédoublé en Anatole Atlas et distancé à travers lui, reprend le titre d’un article d’André Paris, paru dans Le Soir de mars 1972. Celui-ci relate une intervention effectuée au Rideau de Bruxelles par un inconnu (Lippert-Atlas) auquel le critique ne prédisait aucune positivité publique. La couverture de l’ouvrage reproduit une « transfiguration du Christ » du XVIIe siècle français. Elle est placée au-dessus d’un nom d’éditeur typique de la grande tradition des avant-gardes en Belgique, les Éditions de la Sphère Convulsiviste. Elle aussi autothématique et autoproclamée. Une note, inscrite en première page sous la reproduction de l’article d’André Paris et sous la mention du tableau, rappelle « les surgissements intempestifs en public et les discours sybillins » du Christ, lesquels « coïncident avec le début de notre ère ». Une ère que l’auteur voit s’achever.

Après des citations d’Aragon tirées de Les Yeux et la mémoire, et la reprise de l’image du labyrinthe, l’auteur donne à lire un texte programmatique de 1984 consacré au projet de roman-fleuve d’Anatole Atlas. Il insère également divers articles, de son cru ou de critiques belges et étrangers. Ceux-ci traitent des écrits d’Anatole Atlas ou du premier roman de Jean-Louis Lippert. Le tout s’achève sur un « Brouillon pour l’exégèse d’un premier roman ».

Du premier texte on retiendra l’image de l’homme moderne confronté à un « Tribunal du néant mis sur pied par des puissances de nulle part » ; la hantise que puisse s’effacer « l’odeur de l’univers » ; et le lien fait entre les sentiments d’exil et d’errance avec les traces de notre condition nomadique(15). On mettra de même en exergue l’insistance sur la complexité de la composition littéraire, sur le lien indissoluble entre exigences éthique et esthétique, comme sur « le fétichisme Subjectivité, maître-mot en lequel se résorbe toute velléité occidentale de réalisme ». C’est à cette aune que les textes d’Atlas-Lippert trouvent leur sel.

On notera également qu’Atlas, qui s’y définit à la fois comme « détective privé » et comme « passeur de la révolution en cours », affirme avoir découvert, dès les années 70, dans « la mangrove bruxelloise, forme géographique de l’indécision entre la terre et l’eau », « la structure ambiguë qui dissimule l’esprit de confrontation sous un masque conciliateur et paré aux couleurs de la rupture absolue l’apologie du maintien des choses en place ». L’auteur poursuit en rejetant le « dilemme insoluble de l’Aube radieuse et du Grand Soir (…) fait pour favoriser l’immobilité ». Il plaide en revanche pour « la conquête démurgique d’une dimension où aube et crépuscule auront d’une certaine manière à être appréhendées ensemble » – ce qui est tout à l’opposé de ce qui constitue le lien et le lieu des médias.

Dans l’article Brouillon pour l’exégèse d’un premier roman, qui clôt l’opuscule, l’auteur s’attache plus directement encore à sa poétique. Il écrit : « Notre désir est fait d’Histoire, et l’Histoire, que charrie-t-elle d’autre que du désir ? (…). Et quel terrain, si ce n’est celui qui occupe l’homme en état de création, toutes ses énergies bandées pour interroger le mystère de l’amour et de la mort ? ». En 1991, un tel type d’assertions n’est plus tout à fait dans l’air du temps. D’aucuns, comme on sait, clament à tue-tête la fin de l’Histoire à laquelle ils aspirent. Lippert, lui, continue d’assenér sa possibilité à partir de positions dont on vit se dessiner le profil avec le romantisme et sa faconde. Il le fait un moment de l’Histoire où le potentiel énergétique de ces visions se heurte à forte partie.

Atlas-Lippert n’en a cure. Alors que l’on s’en va toujours plus avant dans l’ère cybernétique, il ne doute pas que « L’écrit reste le lieu spécifique d’une résistance, parce qu’écrire est toujours en deçà de ce que l’on voudrait dire, et passe en même temps au-delà ». Pour lui, si « le pari majeur de l’écrivain », comme le dit Edmond Jabès à propos de Paul Celan,
est bien « d’affronter les bourreaux au nom de la langue que ceux-ci partagent avec lui », ce travail est aussi bien défense de la langue contre leurs charcutages programmés, que création d’une langue radicalement autre, qui ne puisse se confondre avec le métalangage de ces artistes ratés. Là où est la séparation, les mots disent l’unité perdue ; là où est l’éternelle blessure, les mots créent le feu qui guérit peut-être.

De tels propos ouvrent des perspectives éclairantes sur la forme et les enjeux du travail de Jean-Louis Lippert. Ils marquent la différence radicale qui est la sienne dans un monde qui s’apprête à vivre et à célébrer la Métaphysique des tubes…

L’être de fiction créé par Lippert lui apparaît comme un double que « l’être ignore et qu’il y a nécessité de déchiffrer par le songe et le silence pour peut-être se découvrir chant et voyage ». Cela suppose la (re)création d’un univers et la détermination de ses points d’ancrage-ballottage entre lesquels mettre en œuvre un nomadisme lyrique et critique. Pour Lippert ce sera Bruxelles ; et, dans Mamiwata, Bruxelles et son autre africain, Stanleyville-Kisangani, point de départ de la vie de l’écrivain et lieu ultérieur d’étranges retrouvailles avec l’Afrique.

Dans le Brouillon, Atlas-Lippert explicite clairement son dessein : « Au centre d’une ville pouvant se réfracter les cimes et fonds marins déterminant le parcours imaginaire d’un fleuve, comme celui des nuages. Combiner les avantages de la montgolfière et du bathyscaphe est utile pour rendre compte des aspirations cosmiques de la chair et des gouffres de l’âme. Ceci, à condition expresse de se perdre en chemin par forêts et déserts et d’y perdre le lecteur qui ne se retrouvera que s’il abandonne à jamais toutes les autoroutes prétendant imposer un modèle de direction quelconque à la lecture de la vie ».

Parfaite autodéfinition par l’auteur de sa stylistique, la forme que met en œuvre son grand cycle romanesque renvoie à une métaphysique et postule une pratique. Elle exige du lecteur un parcours, souvent difficile au premier abord ; et donc une ouverture, une disponibilité au voyage (en brousse ou en mer). Fait rare dans la tradition de langue française, les récits romanesques de Jean-Louis Lippert constituent de grands ouvrages lents, baroques et carnavalesques, polyphoniques. Leur lecture ressemble à de grandes navigations ou à des errances au sein desquelles il faut accepter de se laisser porter sans vouloir maîtriser les choses avant qu’elles ne vous aient quelque peu submergé.

Pour celui qui avance sous le couvert d’Anatole Atlas – longtemps, rappelons-le, personnage œuvrant dans le champ du réel avant de devenir le personnage axial, plus réel que le réel, de l’univers fictionnel signé Lippert –, L’Au-delà est là(16). « Tout est à reprendre au point où les diverses avant-gardes l’avaient laissé, il y a 50 ans »(17), écrit Atlas-Lippert. L’homme a connu la fin de la dynamique situationniste, mouvement dont il est un des critiques les plus pointus. Il considère en effet que bien des retombées de cette mouvance servent aujourd’hui les sphères éditoriales, mercantiles ou étatiques.

Aussi n’épargne-t-il pas ses lazzi à l’égard de Guy Debord auquel il reprend en revanche, de façon bien moderne, pour le retourner contre lui, l’exergue du volume(18). Convaincu que « les plus importantes expériences qui s’offrent à l’homme sont conjointement l’aventure amoureuse, l’aventure esthétique, l’aventure révolutionnaire »(19), l’auteur ne peut souscrire à certaine mascarades se réclamant des situationnistes, encore moins au post-modernisme. Celui-ci, qu’il définit « comme le triomphe de l’exclusion de la catégorie du devenir »(20), découle de la liaison entre l’avoir et l’État. Leur conjonction subsume et supprime la question de l’être. Or, à l’instar d’Ernest Bloch, Atlas-Lippert pense que « Je suis mais je ne me possède pas. C’est pour cela que nous devenons »(21).

Dans les textes théoriques d’Anatole Atlas, la technique d’écriture se veut directement liée à cette conviction. Aussi reprend-elle souvent un fait divers qui concerne l’auteur. Ce peut être le rejet par le journal Le Soir d’un projet de Carte Blanche, La Révolution comme Krieg-Spiel, par ailleurs refusé également par Le Monde. Anatole Atlas la publie comme complément et illustration de L’Au-delà est là. Dit-on n’en point partager toutes les idées, difficile de ne pas constater que la question traitée dans la Carte Blanche a pris dans l’évolution du système néo-libéral la forme prédite par l’écrivain.

Cette technique est également une façon de plonger le lecteur dans un monde dont il n’a lieu ni de douter ni de se prémunir. Aussi retrouve-t-on cette façon de faire dans la partie romanesque de l’œuvre qui commence à se révéler vers 1989/90. Date fort emblématique ! Le Mur de Berlin s’effondre. Le monde entre dans une unidimensionnalité que Lippert exècre, et qui, loin d’être aussi « soft » que ses tenants ne le laissaient alors entendre, ressemble à plusieurs égards aux prévisions de l’auteur. Celui-ci ne peut plus se contenter du libelle et de l’intervention in situ. Il doit désormais recourir à la fiction exacerbée pour tenter de la dénoncer et de la contrer. On ne manquera pas de noter que ce recours se produit à un moment où le monde culturel et médiatique se complaît, lui, dans des textes « soft » et « bof ! » souvent peu complexes, auxquels on accole le vocable postmoderne.

Dans un autre livre-manifeste paru en janvier 1990, Mémoire du temps, Anatole Atlas part à nouveau de petits faits divers – en l’occurrence des ennuis qu’il eut en France avec la RATP – pour rassembler ses analyses convulsivistes de notre société : celle où le commerce met « en équivalence sur le marché la mort des hommes et la vie des choses »(22). Politiquement clairs, ses points de vue débouchent sur un commentaire esthétique sans concession qui rattache l’auteur à la grande tradition culturelle occidentale critique des derniers siècles qui suit le romantisme.

Une société comme la nôtre investit toujours plus ses hautes instances économiques et politiques des pleins pouvoirs esthétiques, dans le même temps et pour les mêmes raisons qu’elle pousse à la réduction de la peinture, de la littérature, de la musique vers la bande dessinée, les magazines télévisés et la chanson crétine. C’est que les slogans, la publicité commerciale, les journaux doivent paraître livresques quand les livres sont devenus des journaux, des réclames et de la propagande.

Pour l’auteur, c’est cela le post-modernisme. Cette « essence sans plomb de l’idéologie » est la forme absolue de « l’Équivalence générale abstraite »(23). Elle implique la mort de l’Art et de la Littérature au sens où nous l’entendons depuis la Renaissance.

UNE TECHNIQUE DE RENVOIS CHRONOLOGIQUES

Ainsi se sont forgées, sur le terrain et par les opuscules, une pensée et une position cohérentes qui préludent et engendrent une œuvre fictionnelle singulière. Celle-ci met en scène une figure d’aède, d’athlète et d’anachorète dans laquelle on retrouve plus d’un trait de l’interventionniste des années 70-80. Le terme d’autobiographie hallucinée, cher à Conrad Detrez, convient sans doute mieux que celui, contemporain, d’autofiction inventée par Serge Doubrovski, tant la plongée dans le monde et l’usage des procédés qui entament les limites ordinaires du réel et du fictionnel vont de pair avec ceux du dédoublement d’un personnage sis entre intouchabilité et évanescence.

Pleine Lune sur l’existence du jeune bougre, le livre qui ouvre ce cycle(24), ne manque d’ailleurs pas de rappeler, en 4e de couverture – Anatole Atlas aidant : « grand bien fasse à ce faux-frère de Jean-Louis Lippert que ce roman de chevalerie cosmique, cette épopée-tragédie-farce, lui permette de transposer sur un mode de fiction les péripéties de mon itinéraire véridique pour combler ses ambitions littéraires et mondaines ! Je reste, quant à moi, prisonnier d’un cachot étrangement suspendu dans le vide, à mi-hauteur d’une Tour pareille à celle de Hölderlin ». Quant à la préface (du personnage), qui s’ouvre par le rappel de la nécessaire confusion de l’aurore et du crépuscule, non contente de renvoyer aux pages manuscrites jadis remises à Anatole Atlas par un certain Jean-Louis Lippert, lequel sollicitait une préface, elle se demande ironiquement pourquoi Anatole Atlas ne devrait pas aussi rédiger la 4e de couverture du volume. Voire une « traduction du belge », ou même « une exégèse ». Elle s’empresse bien sûr de le faire en utilisant un caractère typographique différent. Elle retrouve alors un langage proche de celui qui est utilisé par Anatole Atlas dans les opuscules théoriques.

Ce commentaire, qui s’achève par la première phrase de ce qui sera le texte de fiction (« nous fûmes les guerriers de l’Innocence »), rappelle qu’à l’époque des actions et des écrits tracés à l’enseigne de la sphère convivialiste, « il ne nous fallait donner cours aux fictions que dans le réel ». Or, depuis, « les Muses se sont tues éventrées par nos cris dont résonne de toutes parts un nouveau monde où le Tyran s’est approprié leurs voix défuntes »(25).

Comment alors l’errance du jeune bougre : Anatole Atlas. Celle-ci se déploie dans des paysages qui sont largement ceux de la Belgique et des espaces qui l’entourent – le Nord et l’Est de la France qui, pour la plupart, firent un jour partie des anciens Pays-Bas. Elle le confronte à des structures et des individus dont les noms constituent généralement les très lisibles métaphores des systèmes de fonctionnement qui décident des destins contemporains. Dans cette société déshumanisée et déshumanisante, le personnage est à la recherche d’une « appartenance communautaire » mais se heurte à « une logique souveraine qui, pour emprunter le masque de la fatalité et exercer son implacable souveraineté par décrets venus on ne sait d’où, aboutit à démanteler toutes les communautés en les dressant les unes contre les autres »(26). Dans ces contextes périlleux, Anatole Atlas se demande souvent quel chant de sirène le guide dans le labyrinthe dont il se veut le Dédale.

Cette sirène, il la trouve, la précise, et la figure dans Mamiwata – non sans quelque nouveau dédoublement, bien sûr. Nom traditionnel d’une sirène du fleuve Congo, immortalisée par la peinture populaire zaïro-congolaise, la Mamiwata est sans doute une résultante syncrétique de l’univers africain confronté au monde blanc. Or la double dédicace du livre s’adresse à la fois à Pleione, mythique femme d’Atlas et nom crypté de la femme de Jean-Louis Lippert ; et « à la mémoire de Patrice Émery Lumumba », le Premier Ministre congolais assassiné en 1961.

Le livre s’ouvre en outre sur quatre pages d’Aveux signées Anatole Atlas. Celles-ci préludent aux « six chants de deuil »(27) qui composent ce livre et que, vaste et complexe, forment un testament dans lequel Anatole Atlas dit « figure(r) à titre de témoin »(28). Et le personnage de ne pas manquer d’interpeller Jean-Louis Lippert, « auteur obscur qui met en scène (s)es imposteurs africains sans même plus l’excuse du coup d’essai »(29).

Poussant très loin les jeux du dédoublement (d’auteur et de personnage, de fiction et d’histoire, d’identité et d’invention), l’écrivain né sur les hauts du fleuve Congo avant l’Indépendance et ayant grandi à Bruxelles près d’une rivière cachée aux regards (la Senne) se fait interpeller par son double qui lui demande à quelle identité tend « celui qui prétend exhumer de (s)a naissance au Congo belge les menaçantes promesses de sa propre enfance dans la métropole » ? Le double voit bien sûr l’auteur « retourner la question à son personnage : cet accidentel Occidental, quel baguenaudage allait-il faire sur les rives d’un fleuve épuisant l’Équateur ? » Or l’Équateur, écrit Lippert-Atlas, on le « franchit comme un néant »(30). Il « se révèle faille d’une planète et faille d’une civilisation »(31).

« Pas d’autre destinée », estime dès lors le porte-voix de l’auteur, « que celle d’otage d’un roman. Tout roman n’est-il pas invention d’un lieu pour concilier entre les vivants, les morts et ceux qui viendront ? L’Afrique elle-même, dans ce cas, serait l’une de ces fables, purgatoire ancestral où les ombres vont leur gigue processionnaire ainsi que des fantômes encore à naître »(32).

Pour cet auteur dont le personnage cherche à dépasser la « très ancienne aporie entre Hamlet et Don Quichotte » et à résoudre « l’immémorial conflit de l’angélisme-démonisme »(33), nulle autre solution que de refuser la pose prométhéenne des pères des héros modernes et de se voir effacer par ses personnages. « Ici les créatures, niant leur créateur, accèdent à la création. Une histoire ici se dit dans le regard de ses protagonistes. Leurs voix surgissent, éclatées l’une par l’autre. Ici la scène est une planète, animée d’autant d’univers qu’elle contient d’êtres, et le cosmos de chaque lecteur gravite autour, comme un satellite Panoptic. Ici l’héroïne est une chimère et l’histoire – l’Histoire ! – n’est peut-être qu’une hallucination née du chant de cette sirène ». Musicale, sa voix se fait « entendre dans le vide entre les mots de tous les personnages. Car l’hypnose programmée ne peut imposer silence au chant d’une sirène sur le fleuve Congo. Elle est le négatif, la face cachée, la bouche d’ombre oubliée de Dieu »(34).

Chez Jean-Louis Lippert, le jeu des doubles entend ainsi rejoindre et incarner une problématique non seulement personnelle mais éthique et esthétique. S’il estime qu’« écrire, c’est disparaître, se rendre absent, pour susciter une autre présence, faire naître des apparitions » et produire un « jaillissement où prennent forme des comportements légendaires enfouis dans la plus ancienne mémoire orale »(35), c’est parce qu’il considère que, lorsque « l’âme, l’esprit, la conscience, le désir sont marchandises gérées par la Tour Panoptic », c’est « la chair des corps soumis au trafic de la machine à rêves et à mémoire qui se trouve vidée de substance »(36).

Dès lors, le roman ne peut qu’être polyphonique ; et les personnages renvoyer l’un à l’autre dans un gigantesque jeu de miroirs. White Star, « artiste sans renom » désigné par le nom de son « survêtement sportif » – ce fut aussi celui d’une compagnie maritime ; et c’est une allusion transparente au processus colonial –, « avoue d’emblée l’échec d’une entreprise l’ayant amené, à l’appel de sa grand-mère portugaise – ancienne chanteuse de fados qui avait pris pour nom de scène celui de la sirène africaine –, au bord du fleuve de sa naissance »(37). Il laisse des notes prises sur son cahier de dessins et destinées vraisemblablement à son double virtuel demeuré à Bruxelles. Lequel guette lui-même le retour d’un wattman muet, prix Nobel oublié de la littérature.

Que ces figures et ce rythme de « double pulsation »(38) renvoient à la tension entre là-bas et ici qui marque très souvent le destin et l’imaginaire des enfants de coloniaux : qu’ils proviennent d’un enfant de cette Belgique constitutivement duale où le double de l’auteur estime par ailleurs que « nulle part au monde (...) n’existait une relation plus perverse entre la réalité et ses représentations »(39) parce que « le sort des provinces belges (...) fluctu(e) aux ordres d’un système nerveux central qui leur fut toujours extérieur, ainsi qu’au gré des proies dont leurs organes prénhensiles nourrissaient un système digestif hypertrophié »(40), constituent d’autres strates explicatives de cette esthétique. Elles concordent avec bien des éléments qui se trouvent dans le corpus francophone belge. Elles renforcent surtout l’autre strate de lecture, celle qui est propre à Atlas-Lippert – du moins à ce point d’intensité et de fusion dans l’engagement(41).

Du jeu de bascule caractéristique de l’esthétique de Lippert-Atlas surgit ainsi une façon moderne, singulière et polyphonique – parfois aux limites du supportable –, de faire advenir l’Histoire à travers des formes fictionnelles qui renvoient directement – homologiquement, pourrait-on dire – à son essence et à son devenir actuels. Cette singularité provient d’une blessure de la vie et du vécu auxquels l’écrivain choisit de répondre par une perspective esthétique, intégrale et radicale, susceptible de répondre à l’imposture, à l’« inversion hallucinatoire » du système médiatique contemporain, par une mise en œuvre démultipliée de son double et par une reprise cannibale des discours dont il entend s’expurger et purger l’univers. Sans être fantastique, cette perspective confine souvent à des formes d’onirisme. Car, pour citer une fois encore Un Jeune Illuminé pénétre sur la scène et tient un discours incompréhensible, c’est « en tant que songes que certaines réalités demeurent. Ce pourquoi les songes passent si bien pour la réalité, dont on se fatigue vite ».

Comme chez nombre d’écrivains belges des vingt dernières années du siècle écoulé, l’écriture de Jean-Louis Lippert recourt au mythe – cette fois, en le (re)créant pour une bonne part car sa Mamiwata devient un mythe à la fois personnel et collectif comme le fit jadis De Coster avec Ulenspiegel. Elle joue en outre avec un personnage historique, devenu quasiment légendaire, Patrice Lumumba, le « Satan de Stan »(42) comme l’appelaient les colons de l’époque.

Dès lors, les romans de Lippert – « lieu(x) de radicalité conflictuelle », pour paraphraser Atlas –, constituent, pour son auteur, l’espace où « pour la première fois depuis les Saintes Écritures, un être de pure fiction », son double vivant prénommé Anatole, « s’est mis à vivre dans ce que les hommes appellent encore le monde réel (...). » Paraphrasant Nerval pour lequel « chaque homme a son double » – et la vision du double signifie que « la mort est proche » –, Atlas-Lippert voit dans le type de processus qu’il met en œuvre celui de l’initiation véritable. Car, affirme-t-il, c’est uniquement dans la mesure « où s’exprime le conflit avec soi que peut s’espérer résoudre la division avec l’autre ».

HAMLET ET DON QUICHOTTE AU CONGO

Silence du Moi, donc, pour que s’exprime une forme de soi authentique et communautaire, mais en dehors des communautés actuellement constituées socialement ; et au travers d’un bourge de personnage dans lequel l’auteur est produit et s’échappe. « L’énigme de l’être est celle de celui, en lui, que l’être ignore et qu’il y a nécessité de déchiffrer par le songe et le silence pour peut-être se découvrir chant et voyance »(43), écrit Lippert-Atlas. On est loin de l’air salubre du poème qui hanta les rivages de l’après-guerre ; de la dépersonnalisation du nouveau roman ; de la mimésis réaliste toujours active. Et l’on se trouve interpellé, souvent jusqu’au malaise – un malaise qui peut aussi concerner l’œuvre. Car, pour reprendre, en la transposant, une maxime de l’auteur de Mamiwata, son œuvre s’explique sans doute de la sorte : « Je te haïrai d’amour. Je te vouerai la Foi, l’Espérance, la Charité réservées à Dieu seul, pour avoir allumé en moi cette douleur qui sera mienne » a créé »(44).

Le mélange de subjectivité et de réalisme qui caractérise ce style de conquête démurgique et pathique dont n’est pas absente l’ombre du Christ, s’explique entre autres par le heurt entre l’être dit postmoderne qui s’installe, et les lointains idéaux revus du romantisme révolutionnaire. Ce heurt prend chez Lippert des accents extrêmes dus aussi bien à la singularité du sujet qu’à sa marginalisation sociale radicale. Cette œuvre doit dès lors d’autant plus recourir à la démultiplication infinie des doubles qu’elle transcrit en forme absolue et consciente la hantise de l’homologie entre forme littéraire et réalité socio-historique que Georg Lukács et Lucien Goldmann avaient mise au cœur de leurs œuvres littéraires ; et qu’elle procède d’une histoire réelle et culturelle, la belge, dans laquelle les jeux de double occupent une place particulièrement importante, significative d’un rapport singulier au symbolique et à l’histoire, comme au soi et à l’autre.

Pour cet auteur qui avoue avoir besoin de la force tutélaire de son(ses) double(s) mais qui sait aussi que, ce faisant, il entre dans le royaume des ombres, la fiction romanesque peut, dès lors, seule accoucher d’un surcroît de réel. La vie quotidienne n’est pas déjà morte sous l’imposture de la représentation permanente ? L’histoire, dès lors, ne peut advenir qu’hallucinée au travers d’une bouche et d’une plume qui se fantasment et se vivent comme la bouche d’ombre de Dieu – et non comme le Dieu solaire. En découle un style tout en boucles, redites et rythmes, qui finit par saturer le manque – et, en un sens, à le suturer. En procédant tout autant un héros qui tient d’Ulenspiegel, d’Hamlet et de Don Quichotte ; un territoire imaginaire qui s’accomplit en chants dans cette Afrique Centrale qui fut, longtemps, la tache noire – ou blanche – de la connaissance occidentale. Un auteur, qui en est issu, croit devoir incarner jusqu’au bout dans sa vie le style et les façons de faire de son personnage.

Dans son dernier opuscule théorique attribué cette fois à un autre de ses alter ego, Jean-Louis de Loyola – il apparaît dans Mamiwata comme l’alter ego du grand-père d’Anatole Atlas et reprend les prénoms hispanisés de l’auteur –, Jean-Louis Lippert revient, entre autres choses, sur divers aspects de sa technique romanesque et de l’univers qu’elle entend énoncer. Versaillé parée des couleurs de la Commune(45). Convoquant aussi bien les ombres de Shakespeare que de Joyce, d’Homère et de Dante, de Cervantès et de Loyola, que les personnages de Zénon et de Dédalus, l’auteur, qui accomplit son projet au travers d’un personnage tenant à la fois de l’aède et du fol, estime que « toute littérature moderne tourne comme une Lune autour du « moi » fou ou monde »(46) et tient à préciser que son projet vise à rendre compte de la seule question à ses yeux jouable : « que s’est-il passé depuis que je suis né ? »(47).

Convaincu de vivre dans un univers de miroirs panoptiques illusionnistes, déréalisants et désacralisants, il entend « rétablir la communication » et « restituer une lisibilité à des intuitions qui n’ont de cesse de faire trembler le temps »(48) en produisant « quelques flambées de sens »(49) tout à l’opposé du système des petites annonces(50) qui a ravagé le siècle et s’accomplit aujourd’hui dans la culture mondialisée.

Pour ce faire – c’est-à-dire pour faire advenir une réalité que Lippert lie au rêve et à la mémoire(51) –, il s’impose de produire une forme et une phrase qui restituent l’existence des pôles contradictoires et contrastés(52) et se montre capable de mettre en scène l’abîme au-dessous duquel l’œuvre littéraire tend quelques ponts – bref de le franchir(53). Fait d’un « mentir-vrai »(54) et tournant autour d’un personnage à la parole toujours intempestive(55), que ce commentaire de l’œuvre qualifie d’égaré de l’abîme et d’« out of the joint »(56), l’arche des mots(57) à laquelle Lippert compare son œuvre romanesque ne peut qu’entamer une navigation périlleuse et « au long cours » dans laquelle sont « brass(és) d’innombrables niveaux, visibles et invisibles, de la réalité »(58). Loin de chercher à s’élever dans l’éther et de prendre le point de vue de Dieu, elle se veut bouche d’ombre de Dieu explorant la « fosse commune peuplée de millions de génies et de saints anonymes » ; « désenracinement vers un lointain passé qui doit encore advenir »(59).

Cette distance et cette divergence par rapport aux normes de l’establishment culturel, qui produisent l’éthique et l’esthétique de l’auteur et débauchent sur un style épico-critique, Jean-Louis Lippert ne manque pas de les référer au non-dit majeur de nos cultures, au continent aujourd’hui plongé plus qu’aucun autre dans le désastre : l’Afrique. La musique tellurique qu’il entend restituer au français est celle qui lui vient de sa boyesse noire, Rosalie(60). Et Lippert de rappeler, et son souci rimbaldien de conjurer la malédiction de Cham(61), et l’essence de son daïmon, Anatole Atlas, « personnage d’entre-deux, de no man’s land, entre Nord et Sud, Est et Ouest, haut et bas de l’échelle sociale, gauche et droite, jeune et mature, utopie et nostalgie »(62).

Est-ce dès lors étonnant qu’un tel personnage-auteur s’interroge sur l’intérêt qu’un pays et une époque sont susceptibles de porter à des textes qui affirment que « notre épopée nationale est encore à écrire »(63)?

Notes

(1) Anatole Atlas, De la Belgique, Avin, Luce Wilquin, 2000, p. 243. [Retour]

(2) Dans ce livre dédié à « une amazone », que nous pouvons imaginer être la Pleione de Jean-Louis Lippert, et écrit « à la mémoire de Nazim Hikmet et de Yannis Ritsos, fondateurs de l’Europe », on trouve sous la rubrique « du même auteur », d’une part, l’œuvre romanesque (chapeautée par « Épopée d’Anatole Atlas, aède, athlète, anachorète »), et d’autre part, les ouvrages d’Anatole Atlas, liste incomplète des écrits de ce dernier. Au bas de cette page, la référence à la photo de couverture est celle d’une « déesse aux serpents », due à Pleione, pseudonyme mythique de la femme de l’auteur (une sculpture). Elle est censée appartenir à la « collection publique d’Anatole Atlas ». Dans le premier roman de Lippert, Pleine Lune sur l’existence du jeune bougre (Paris, Messidor, 1990), le récit s’ouvre par une « Préface du personnage », Anatole Atlas. Il se clôt par une quatrième de couverture signée du même Anatole Atlas. [Retour]

(3) Anatole Atlas, De la Belgique, op. cit., p. 9. La métaphore de la lune est repérable dès le titre du premier roman de Jean-Louis Lippert. [Retour]

(4) De la Belgique, p. 9 - 10. [Retour]

(5) De la Belgique, p. 10 - 11. [Retour]

(6) De la Belgique, p. 10. C’est moi qui souligne. [Retour]

(7) De la Belgique, p. 8. [Retour]

(8) De la Belgique, p. 8. [Retour]

(9) Dans les fictions de Lippert, ce mot distingue la société qui tire les ficelles du royaume-empire dans lequel évolue Anatole Atlas. Notons que, dès 1982, ce terme fait l’objet d’un commentaire brillant de l’intellectuel congolais/zaïrois devenu apatride Valentin-Yves Mudimbe dans L’Odeur du père. Commentant Foucault, à l’occasion de ses remarques sur La Philosophie bantoue du père Tempels et la préface d’Alioune Diop à cet ouvrage, Mudimbe revient sur la genèse des corps occidentaux. Ils peuvent être « encadrés par deux murs », ces corps positifs, que la tradition oppose aux corps négatifs et serviles des Africains. Ces corps, soit relèvent de la « discipline-blocus » tournée vers des fonctions négatives de suspension du temps, d’arrêt du mal et de la communication, soit sont issus de la « discipline-mécanisme » du panoptisme : un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessein des coercitions subtiles pour une société à venir (V.-Y. Mudimbe, L’Odeur du père, Paris, Présence africaine, 1982, p. 127). [Retour]

(10) Jean-Louis Lippert, op. cit., p. 7. [Retour]

(11) Ibidem. [Retour]

(12) Sous ce titre paraît à Paris en novembre 1976 un numéro des Nouvelles littéraires conçu par Claude Javeau et Pierre Mertens. [Retour]

(13) Jean-Louis Lippert a plus d’une fois ferraillé avec ces figures de la vie culturelle belge au point d’aboutir à une forme de fascination négative à l’égard de la figure de Pierre Mertens, ce dont l’auteur se fait l’écho dans un livre signé d’un autre de ses pseudonymes, J. L. de Loyola (Fragments pour que noblesse oblige, Avin, Luce Wilquin, 2001, p. 63-67-69-76-83-104). Jacques Schneider en a fait la matière d’une de ses nouvelles de Continental Breakfast (Louvain-la-Neuve, Édifie, 2001) intitulée Grand Pierre où notre auteur apparaît sous le pseudonyme transparent de Jean-Louis Glibert. [Retour]

(14) Il est notamment l’auteur de l’incident qui se déroula dans l’auditoire Marie-Thérèse de Louvain-l’Ancienne où le jabot de Jacques Lacan se vit gratifié d’une mixture peu ragoûtante. [Retour]

(15) Point de vue que partageait, par exemple, le dramaturge belge engagé que fut René Kalisky. [Retour]

(16) Sous ce titre paraît aux Éd. de la Sphère Convulsiviste, en 1988, un volume d’Anatole Atlas portant en couverture l’effigie de Robespierre, et, en page de titre, la photo de sa compagne qu’il métamorphose sous le titre de Pleione lorsqu’il signe J.-L. Lippert. [Retour]

(17) Anatole Atlas, L’Au-delà est là, Bruxelles, 1993, p. 16. [Retour]

(18) Celui-ci, écrit-il, est extrait « de pages manquant aux Commentaires de Guy Debord sur La Société du spectacle ». Elle plaide pour une forme littéraire fondée sur l’hétérogène et le négatif actifs. [Retour]

(19) Anatole Atlas, L’Au-delà est là, op. cit., p. 18. [Retour]

(20) Anatole Atlas, L’Au-delà est là, op. cit., p. 20. [Retour]

(21) Anatole Atlas, L’Au-delà est là, op. cit., p. 20. [Retour]

(22) Anatole Atlas, Mémoire du temps, Wezembeek, Éd. de la Sphère convulsiviste, 1990, p. 52. [Retour]

(23) Anatole Atlas, Mémoire du temps, p. 66. [Retour]

(24) Dans ce titre, on retrouve le signifiant pleione déjà mentionné ; la hantise lunaire postromantique qui transforme l’expression « plein feu » ; et l’autodéfinition du personnage-auteur en marginal. [Retour]

(25) Jean-Louis Lippert, Pleine Lune sur l’existence du jeune bougre, Paris, Messidor, 1990, p. 10. [Retour]

(26) Pleine Lune sur l’existence du jeune bougre, p. 153. [Retour]

(27) Rappelons-nous les images de défunt auxquelles s’assimile Anatole Atlas dans la postface-préface du livre suivant, Dialogue des oiseaux du phare. Ces images figuraient déjà dans Un Jeune Illuminé pénètre sur la scène et tient un discours incompréhensible. [Retour]

(28) Jean-Louis Lippert, Mamiwata, Le Rœulx, Talus d’Approche, 1994, p. 11. [Retour]

(29) Mamiwata, p. 11. [Retour]

(30) Mamiwata, p. 11. [Retour]

(31) Mamiwata, p. 13. [Retour]

(32) Mamiwata, p. 11. [Retour]

(33) Anatole Atlas, Un Jeune Illuminé pénètre sur la scène et tient un discours incompréhensible. [Retour]

(34) Mamiwata, p. 11. [Retour]

(35) Mamiwata, p. 394. [Retour]

(36) Mamiwata, p. 13. [Retour]

(37) Mamiwata, p. 13. [Retour]

(38) Mamiwata, p. 11. [Retour]

(39) De la Belgique, op. cit., p. 96. [Retour]

(40) De la Belgique, op. cit., p. 78. [Retour]

(41) Le cas d’un autre auteur belge passé maître en dédoublements narratifs, André Baillon (1875-1932), par exemple, ne se lit pas avec cette dernière composante. [Retour]

(42) C’est sous ce vocable que l’éditeur de Mamiwata rassemble, en l’an 2000, les fragments du volume qui concernent Lumumba : L’Affaire du Satan de Stan, Le Rœulx, Talus d’approche, 2000, 121 p. [Retour]

(43) On notera qu’avec des perspectives certes différentes, en 1990 – c’est-à-dire au même moment –, Henry Bauchau fait parcourir à la figure mythique d’Œdipe un chemin qui correspond à ce type de décantation. L’œuvre de cet écrivain belge est, elle aussi, le fruit d’une grande blessure historique. [Retour]

(44) Mamiwata, p. 386. [Retour]

(45) La charge contre François Mitterrand – sans parler de celles qui accablent Berlusconi – et les intellectuels postsoixante-huitards recyclés est radicale et dénuée de l’ambivalence affective que l’on peut malgré tout repérer dans d’autres propos, comme ceux qui concernent Pierre Mertens. [Retour]

(46) J. L. de Loyola, Fragments pour que la noblesse oblige, Avin, Luce Wilquin, 2001, p. 44. [Retour]

(47) J. L. de Loyola, Fragments pour que la noblesse oblige, p. 121. [Retour]

(48) Fragments pour que la noblesse oblige, p. 19. [Retour]

(49) Fragments pour que la noblesse oblige, p. 10. [Retour]

(50) Fragments pour que la noblesse oblige, p. 12. [Retour]

(51) Fragments pour que la noblesse oblige, p. 21. [Retour]

(52) Fragments pour que la noblesse oblige, p. 16. [Retour]

(53) Cf. Le titre du dernier essai des Fragments pour que noblesse oblige, op. cit. [Retour]

(54) J. L. de Loyola, op. cit., p. 35. [Retour]

(55) J. L. de Loyola, op. cit., p. 33. [Retour]

(56) J. L. de Loyola, op. cit., p. 40. [Retour]

(57) J. L. de Loyola, op. cit., p. 123. [Retour]

(58) J. L. de Loyola, op. cit., p. 67. [Retour]

(59) J. L. de Loyola, op. cit., p. 74. [Retour]

(60) J. L. de Loyola, op. cit., p. 125. [Retour]

(61) J. L. de Loyola, op. cit., p. 126. [Retour]

(62) J. L. de Loyola, op. cit., p. 111-121. [Retour]

(63) J. L. de Loyola, op. cit., p. 11. [Retour]


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