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Las Tres Casas de Pablo Neruda (II)

Septième Étage à Santiago

J'avoue que j'ai vécu : ces Mémoires, si l'on envisage la sphère entière des missions séminale, racinienne, florale, fruitière et chorale (voix des oiseaux ivres de l'alcool du fruit) confiées à un livre, sont les plus riches en sève jamais offertes à l'humanité pour se rassasier corps et âme...

Tu l'ignorais encore apercevant le bonhomme assis sur ce banc comme un paisible retraité. Sifflets, tambours, trompettes, manifestants juchés sur des statues équestres peinturlurées de slogans dénonçant tortures et assassinats depuis des heures t'avaient mené vers cette maison, phare en surplomb de Santiago. Les paupières du type étaient trop lasses pour qu'il ne te considérât pas de ses yeux mi-clos, presque avec indifférence ; à ceci près que, dans sa paume ouverte, fumait un morceau de braise ardente, qu'il te tendit comme du feu à un passant...

Ce visage glabre et rond sous la casquette et ces yeux globuleux : pouvait-il connaître la fin de ton dernier message, une citation d'Aragon t'enjoignant de souffler sur les charbons pour dire ce qui est à voir ? Le nom de cette maison devenue musée – la Chascona – référait à la chevelure de Matilde Urrutia. Flammes ébouriffées. Tout feu n'est-il pas une convocation de l'esprit des morts ? S'il n'est pas de plus haut devoir pour les vivants que de les faire s'esclaffer, l'humour est leur forme d'expression la plus raffinée quand ils s'adressent aux mortels. Sur la façade bleue deux graffitis : Piñera dictador, Neruda violador...

 Pablo Neruda et Matilde Urrutia

J'ai bien connu ton grand-père, cet aède grec des plus comiques t'ayant légué son nom mais aussi l'engagement à suivre une étoile rouge dont provient cet éclat, prononce-t-il en faisant rouler dans sa main le truc incandescent vers lequel tu te penches pour allumer un cigarillo. Ses lèvres ne cessent de remuer sans que tu entendes clairement le son de sa voix, bien que te parvienne l'expression « Septimo Piso ». Il insiste : Que veux-tu, ambassadeur je fus, ambassadeur à jamais je resterai ! Les sourcils du spectre se lèvent jusqu'à la visière de sa casquette avec un roulement des yeux vers le haut suggérant l'existence de quelque chose au-dessus de nos têtes, mais quoi ? La maison dans son dos ne fait qu'un étage, où le commerce des souvenirs n'incite guère à la visite. Il n'y a pas plus inadapté que l'aède à cette société darwinienne où les plus forts sont supposés survivre et les faibles crever, poursuivent ses lèvres exsangues. Aussi je te suis depuis longtemps. C'est moi qui ai suggéré au philosophe Rodrigo González de t'inviter ici, car ton acte en Belgique lui ayant servi de prétexte s'est produit juste entre l'année de mon prix Nobel et celle de mon assassinat. Depuis lors, les vainqueurs ne sont que valets soumis d'un jeu de cartes où a disparu l'As...

Oui, le Septième Étage de la culture fut bombardé jusqu'à l'extinction d'une galaxie qui, de Chaplin à Picasso, manifesta par des vagabonds et des saltimbanques, inférieurs à la plus basse carte sociale, un génie supérieur à celui des monarques. C'est alors que les occupants des étages inférieurs s'en firent les simulacres, par une systématique de la contrefaçon. Propagande publicitaire, décervelage, mondanité, grimace du Surhomme nietzschéen : ce sont eux qui maintiennent le troupeau sous leur joug. N'importe quel ersatz fait sa réclame en jouissant des prestiges du prophète biblique, du philosophe grec, du poète chilien...

Lénine et Fidel Castro sont mes frères, au même titre que les créateurs titanesques ayant chanté ce qui viendra par-delà tous les naufrages, de Walt Whitman à Aimé Césaire, de Maïakovski à Nazim Hikmet. Aragon, Siqueiros, Matta, Garcia Marquez et Cortázar se trouvaient à mes côtés dans l'ambassade chilienne à Paris certain soir d'octobre 1971, mais plus qu'un prix littéraire fut émouvant le fait que mon Canto General ait été cité par Che Guevara dans son Journal. En l'honneur de ces grands navigateurs, j'ai bâti ma maison de Santiago comme un vaisseau...
Celui-ci clame les derniers vers de mon recueil Residencia en la Tierra :
                    « j'ai voulu chanter pour vous autres, pour toute la terre,
                      ce chant de paroles obscures,
                      afin que nous soyons dignes de la lumière qui arrive. »

 Devant la maison de Pablo Neruda à Santiago

Des serpents grouillent aux pieds de Pablo, qu'il caresse négligemment, quand un perroquet vient se poser sur son épaule et prend le relais du discours. Une clique obéissant aux normes exclusives de l'arrivisme, de l'opportunisme et du carriérisme constitue le Cercle des Notables Assis, qui s'est emparé ces dernières décennies des domaines échappant à leurs convoitises rapaces : l'art et la littérature. Désormais cette clique occupe tout le terrain. Comment lui résister, sinon par le Septième Étage ? Les deux index levés au ciel, il répète obstinément Septimo Piso. Disparus les serpents et l'oiseau d'Amazonie, dont reste une présence dans le regard de don Pablo. Comment ces gnomes pourraient-ils ne pas ricaner à l'évocation du prix Lénine de la Paix qui m'échut l'année de la mort de Staline ? Le travail de l'aède les horrifie, valeur d'échange nulle et valeur d'usage infinie. C'est la négation même de leurs valeurs d'usage nulles ou nuisibles à valeur d'échange absolue. Ce travail doit donc être occulté par des diversions en tout genre. Le matraquage du silence alterne avec celui du bavardage dans un abîme d'insignifiance aux pestilences de marécage. Brouillards toxiques et décoctions acides rongent les crânes pour empêcher que s'entendent encore les voix des morts, qui inspirèrent ton Destin stellaire de la Parole...

À cet instant je me rappelle avec angoisse le rendez-vous avec Rodrigo. Il est 16 heures, la conférence est à 18 h, et pas trace du philosophe ayant écrit le bouquin me valant cette invitation. Je prends congé du fantôme et dirige mes pas vers le rio Mapocho, suivant la foule qui converge en direction du centre. Dans un sortilège de flûtes guitares et tambours, ce peuple de sang indien reprend possession de l'espace urbain. Sous le ciel bleu de Santiago, l'homme aux trois ombres porte sur son dos les cieux du cap Horn, de la mer du Nord et du fleuve Congo. Leurs ombres ne sont-elles pas celles du présent, du passé et de l'avenir ? En vue de la rivière fait signe Rodrigo, accompagné de son amie Lolo. Leurs sourires lumineux t'annoncent un changement de programme : grève générale, université fermée, déplacement de la conférence au cœur de la manifestation populaire. Lolo porte une petite caméra qui enregistrera tout ce qui va suivre...

Une fumée s'élève de la rivière, et vous voilà penchés tous les trois sur le garde-fou du quai. Le lit du rio est à sec, où semble avoir élu domicile un jeune couple sous le pont qui l'enjambe. À quelques pas d'eux l'on voit un drôle de vieil olibrius alimentant de branchages un feu dans la poussière à côté du mince filet d'eau boueuse, dont les miroitements s'élèvent en flammes sauvages comme la chevelure de Matilde Urrutia. J'ai un doute. Le jeune type est étendu sur ce lit nuptial de dimension cosmique, son dos protégé de la poussière par un tissu coloré. La fille nous appelle, demandant une cigarette. Je lui lance un cigarillo qu'elle attrape au vol avant de prendre le tissu sur lequel est couché son ami, puis elle grimpe à l'échelle de fortune et me tend ce qui s'avère être la bannière mapuche, refusant le billet que je la somme d'accepter...

La veille au soir m'était venue – sous l'inspiration d'Hector Bianciotti – l'idée d'une conjonction nécessaire entre le croissant vert de l'islam, l'étoile rouge du communisme et le soleil noir de la mélancolie. Triade unissant révélation prophétique, réflexion philosophique, intuition poétique. Or le drapeau du peuple indien, sur trois bandes horizontales rouge verte et bleue, porte un croissant de lune, une étoile rouge et deux sombres soleils aux rayons recourbés figurant une rotation dans l'espace et peut-être le temps. Mais c'est de la cinquième dimension du rêve et de la mémoire que naît une telle cosmologie. J'ai cette bannière lunaire, solaire et stellaire sous les yeux tandis que j'écris ces mots en Belgique. Oui, le Chili vous offre un voyage de l'autre côté du miroir. Quelle gêne m'a-t-elle empêché d'avouer à Rodrigo et Lolo, comme au jeune couple du rio, la vérité à propos de don Pablo ? Casquette sur le crâne, celui-ci continuait de faire flamber la rivière et de produire des signes de fumée disant que, la cheminée du monde étant bouchée, il nous fallait ranimer le foyer sacré jusqu'au Septième Étage...

 Drapeau Mapuches

Quand l'incroyable, l'impensable et l'inimaginable s'offrent au regard (lequel a ses organes dans le dos selon la maxime indienne), c'est que la conférence prévue dans un cadre universitaire s'est déplacée, avec professeurs et étudiants, vers le plus grand parc de la ville envahi par l'innombrable voix de ses habitants. Toutes les manières de se vêtir, se travestir, jouer de la musique, chanter et danser une joie collective se donnent liberté dans une exubérance explosant depuis les entrailles mêmes de la notion de Cité. Toi qui nourris une répulsion pour toute forme de festival ou de festivité organisée, toi qui as théorisé l'idéologie libidinale et festive comme noyau des formes les plus sophistiquées de domestication des masses, tu ne peux que t'abandonner à ce flux qui n'est pas celui d'une masse. Dans ton sac dorment les feuilles du texte préparé, sous la bannière mapuche, et nous avons décidé que jamais le mot colloque ne fut plus approprié. Mais un colloque à bientôt 50.000 voix. Quelque chose comme un volcan de musiques, pétards, feux dont jaillit une lave unissant la terre au ciel. Jamais nulle part ne paradèrent femmes de tous âges aussi court vêtues, s'exhibant avec une tranquille absence de refoulement, mais non sans pudeur nouvelle inventée par cette femellitude. Ce qui se passe quand il n'y a plus la moindre forme de police est tout sauf le chaos : la pulsation du cœur de l'humanité !...

Mille régals visuels, sonores et olfactifs s'offrent chaque instant. Bières, empanadas et joints circulent. Notre groupe discute et rit au milieu de la foule tandis que le soir tombe. Lolo filme, Rodrigo mène le bal quand un murmure se fait entendre à nos côtés. L'homme à la casquette est assis sur un banc. L'air hagard, il joue avec un osselet qu'il fait rebondir du creux au dos de sa main, mais l'objet fume comme un tison. D'une voix douce Pablo vient d'affirmer que Nietzsche est ridiculisé quand le peuple entier se manifeste comme un Surhomme ; et que le dernier mot du roman occidental, cet aveu de culpabilité formulé par Malcolm Lowry dans Upon the Volcano, est dépassé quand nous sommes tous dans le volcan. Le sosie du poète national présente avec son modèle une ressemblance trop caricaturale pour que puisse être imaginable une quelconque sorcellerie, de sorte que don Pablo peut continuer son discours devant un auditoire hébété, comme un anonyme vétéran...

Ses mots déplorent le sort d'une humanité se laissant dépecer, mutiler, saigner le jour pour le soir vendre son âme aux tampons d'ouate et à la glu mielleuse des telenovelas. Mais pas ce soir. Écoutez ce cri unanime : El Pueblo Unido Jamas Sera Vencido ! Ces mots simples ont fait le tour du monde voici près d'un demi-siècle. Cette fulgurance astrale est à elle seule une insurrection poétique, tant elle signifie plus que ce qu'elle dit. Vous y reconnaissez le souffle de Victor Jara. Ses doigts tranchés par la hache des tortionnaires aux ordres de Wall Street continuent de jouer sur une guitare invisible. Quelles machineries produisent-elles tant de machins qui machinent machinalement de telles machinations ?...

Le cercle des auditeurs s'est élargi autour de don Pablito, que tous ont reconnu désormais. Mais si le peuple, poursuit-il d'une voix nasillarde, est aujourd'hui vaincu sous le fouet du populisme, et que manquent les médiations nécessaires à son unité, c'est que lui fait défaut une vision globale de son combat, laquelle commence par une désignation claire de l'adversaire. Mais tout se passe comme si quelque lente intoxication depuis le coup d'État de 1973, aggravée par une brusque napalmisation des esprits à partir de 1989, avaient produit une catalepsie mentale rendant impossible de nommer Kapitotal et la tour Panoptic !...

 Protestas en Chile

Un mouvement de foule a fait se mouvoir notre groupe et, de retour au banc, don Pablo n'y est plus. Rodrigo, Lolo et moi saluons collègues et étudiants pour nous engager au cœur du volcan, vers la plaza d'Italia rebaptisée plaza de la Dignidad. Nous brûlons d'un tel amour que mille feux sont nos propres cœurs à même le trottoir, quand vers la fin de la nuit nous émergeons de cette lave en fusion. C'est pour tomber sur une vieille connaissance de Buenos Aires : au milieu d'un square nous font signe les colossales branches horizontales d'un ombu. Je narre à mes frère et sœur l'aventure du Tango tabou de l'Ombu, mais une voix m'interrompt venue de l'arbre monstrueux. Sans bien le distinguer en cette aube incertaine, nous n'avons pas fini d'écouter don Pablo...

Pour avoir narré dans Mamiwata le supplice de Patrice Lumumba, ton roman devait être occulté dans ton pays. Les commanditaires furent les mêmes qui feraient bombarder le palais de la Moncada. Car au Congo comme au Chili, chair et sang de la terre sont dévorés par les mêmes prétendus maîtres du ciel. Ils ne peuvent rien contre le Septimo Piso !...
Lolo n'a pu filmer son geste, à peine entrevu dans les feuillages, vers l'ange de la statue qui orne la place. Lequel nous a reconduits d'un coup d'ailes vers le quartier santiaguenien de Ñuñoas, où j'ai fait remarquer à Rodrigo que les habitations sociales étaient de modèle soviétique. Nous y attendait son palais prolétaire...
Septième étage.

A.A. 27 décembre 2019

 Salvador Allende et Pablo Neruda

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