Zone Interdite
« Tant que nous ne sommes pas capables d’un mode d’expression aussi intégral, défendons au moins le droit de faire des romans monstrueux. »
Ernesto Sabato, Zone interdite
Six heures du soir, quai de Santos Lugares.
Un œil blanc surgit de la nuit. Les roues gémissent dans l’odeur des grillades venue d’un bar populaire à côté de la gare.
C’est là que tu viens d’avaler quelques verres du genièvre local. Tout le monde après boire s’y avoue fier du futur prix Nobel qui habite à deux pas.
Comment le jury de Stockholm pourrait-il se dérober l’an prochain, alors que jamais l’Argentine encore n’a été couronnée ?
En ce pays qui engendra les mythes comme nul autre — rêves de millions d’Indiens morts inséminés dans la mémoire de la ville —,
où les supporters de football eux-mêmes sont acteurs d’une légende hissée parfois jusqu’au tragique,
pourquoi l’écrivain dont la vie se confond à une aventure épique ne mériterait-il pas un titre mondial pareil à celui qui vient d’échoir au club du Boca Juniors contre le Réal ?
Vicente, Jorge, Miguel — qui a bien connu le port d’Anvers — ont offert chacun sa tournée quand tu leur as raconté ton histoire.
Allô, c’est Ernesto qui parle.
Cri dans l’appareil venu de l’autre rive de l’Atlantique.
Tu savoures encore la surprise de ta femme au téléphone, tandis que la station de Santos Lugares offre ses dernières images mêlées aux parfums de la parilla.
Scènes d’amour et de misère à chaque porte, chaque fenêtre de l’antique train diesel retour de Buenos Aires.
Le convoi s’ébranle vers les banlieues extrêmes de la capitale.
Sur le quai désert, un étranger guette l’arrivée de l’œil blanc dans l’autre sens. La chance est avec lui. Son trajet n’équivaut qu’à la traversée d’une province belge.
Un mot d’adieu troue le silence dans le langage des oiseaux. L’ultime signe de ce merle dont le bavardage ironique t’avait accueilli en fin d’après-midi.
On ne distingue plus l’inscription qui se lisait alors sur l’écriteau du terrain vague où dorment des wagons à l’abandon.
Area Restringitia. Zone Interdite.
Avertissement capté par le visiteur ayant rendez-vous avec la célébrité de ces Lieux Saints.
Une rencontre avec Ernesto Sabato pouvait-elle se concevoir sans approcher la zone interdite ?
Ce que ne démentaient ni la précaire passerelle de bois surplombant les voies, ni le jardin public proche agrémenté de palmiers et de jacarandas où,
pour passer le temps avant l’heure fixée, tu avais affronté une autre mise en garde.
Estos bancos son historicos : cuidelos !
Un vieux type somnole sur ce banc historique, à l’ombre d’un arbre saoul dont le tronc s’évase comme une bouteille.
Tout droit sorti de l’univers sabatique, il ouvre un œil et toise ta perplexité.
Ces bancs datent de l’époque du président Rosas, lance-t-il avec dédain... Tu n’y connais rien en histoire ou quoi ?
Et toi, répond l’étranger, désignant le titre du dernier livre d’Anatole Atlas destiné à l’auteur d’Alejandra, tu connais l’histoire de la Belgique ?
Stupéfait, il part du bon rire de celui qui n’avait pas envisagé cet aspect de la question.
L’heure du rendez-vous est proche. Sur le tronc du palmier à l’entrée du parc, un panneau indique evitemos accidentes.
Plus loin, l’affichette à la devanture d’une épicerie signale : Paremos el desastro.
Quel augure tous ces signes qui balisent le chemin vers l’auteur de L’écrivain et la catastrophe ?
Juste avant d’arriver, au coin de la rue (quartier résidentiel sans prétention), une boutique affiche en vitrine la réclame insolite pour des Gigantografias !
A quoi faut-il s’attendre, non loin de la demeure d’un essentiel gigantographe de la littérature contemporaine ?
Une maison basse, en retrait de la rue, se dissimule derrière l’apparence d’un jardin à l’abandon, séparé du trottoir par une grille.
Pour plaisanter d’emblée ta ponctualité, le jeune homme de nonante ans qui (accueille en jeans et pull rouge rappelle que l’an dernier,
vers cette époque, un certain José Saramago avait battu la semelle sur ce même trottoir avec une incroyable patience, déclinant l’offre qui lui était faite par Elvira d’entrer avant l’heure du rendez-vous.
La compagne Elvira rit toujours lorsque, ayant traversé la maison par des pièces murées de livres, on se retrouve dans un autre jardin dont l’aspect de brousse africaine saute aux yeux.
Sabato avoue son regret de n’avoir pas connu l’Afrique. Ne peut-il exister de nostalgie pour les lieux jamais vus ?
Il esquisse un pas de danse imitant le swing nègre. En guise de réelle présentation tu lui signales alors que ton premier roman, paru il y a dix ans,
offrait pour épigraphes deux citations de lui, dont la seconde se termine par la phrase en exergue du présent texte, qui déclenche à nouveau son rire inextinguible.
Rapide salut à la statue de pierre, don de la ville de Buenos Aires, qu’abrite cette extravagante végétation.
Représentant Cérès, elle veillait autrefois sur le banc du parc Lezama où Sabato écrivit une bonne partie d’Alexandra, dont l’intrigue se développe à partir de ce banc mythique.
Après une longue visite à l’atelier de peinture, où s’exposent des dizaines de ses toiles ayant pour thème commun les références littéraires (Virginia Woolf, Nietzsche, Dostoïevski...),
visite au cours de laquelle Sabato met l’accent sur son amitié de jadis avec Oscar Dominguez, obsédé par le suicide, qui lui avait proposé d’en finir ensemble,
puis s’était tailladé les veines en barbouillant une toile de son sang, vous vous installez avec Elvira dans le bureau.
Il serait ridicule de résumer ici une conversation de quatre heures où tout a pu se dire ; où le coup de fil en Belgique fut acte d’amitié allant de soi.
(En réalité — toute son œuvre en atteste —, Sabato est trop familier des cruciales zones interdites où, pour le meilleur et pour le pire,
nos vies dites réelles frôlent parfois les dimensions du cauchemar ou du rêve le plus fou, pour avoir laissé passer l’occasion d’un tel geste magique.)
Il préfère ne pas trop se rappeler notre pays.
Arrivé à Bruxelles en 1934, dans des conditions de misère extrêmes, comme secrétaire des jeunesses communistes, au cours d’un congrès lui sont révélés les événements de Russie.
Il se résout à romp, s’enfuit en France où des sbires staliniens collent à ses basques, voulant le capturer.
Au terme de péripéties rocambolesques, Sabato leur échappe et gagne Marseille pour embarquer vers l’Argentine, grâce à une aide venue de sa mère.
Il n’en a pas pour autant fini avec la politique, lui dont la formation première était scientifique...
Les dictatures successives lui imposent, de nombreuses années, une vie semée de périls mortels dans la clandestinité.
On buvait l’eau du rio dans la montagne avec Matilde, se souvient-il. Suprême beauté juive dont la photo irradie le mur, elle fut la femme d’une vie.
Vient le moment d’évoquer Jorge Federico, le fils tué dans un accident de voiture il y a quelques années, qui semble sourire à sa mère sur une autre photo.
C’était un génie, de una modestia casi irritante, insistera plusieurs fois Sabato. À deux occasions ce fils disparu lui est apparu en chair et en os et lui a parlé de sa voix d’autrefois.
C’est donc vers la question de l’immortalité de l’âme que roule la conversation. Il n’a pas de mots assez durs pour flétrir l’homme occidental, bardé de certitudes rationnelles,
armuré d’une suffisance qui le rend imperméable aux perceptions essentielles. Celles par exemple qui s’expriment dans le langage des oiseaux, me sifflera ce merle sur le quai du soir.
Si les paroles que j’entendis au cours d’une telle soirée furent l’écho d’une vie — écriture par les actes répercutée dans l’acte d’écrire —,
le présent témoignage peut-il avoir un autre sens que celui d’inciter le lecteur à (re)découvrir l’œuvre immense d’Ernesto Sabato ?
Celle-ci ne se jauge pas aux kilos de papier. Combien de fois, d’une voix que l’émotion faisait trembler, ne répétera-t-il pas muy exigente pour caractériser sa démarche littéraire.
Son regard s’égarait vers la fenêtre où tombait la nuit pour dire la part énorme de travail qu’il préféra détruire.
Mais quand on admire sur la table, rassemblée en deux forts volumes (Narrativos / Ensayos), l’œuvre définitive,
comment ne pas voir une géniale stratégie dans cette quête absolue de cohérence, face à la prolifération cancéreuse de livres imposée par les lois du marché ?
Ce récit a paru en mai 2001 sous la signature de Jean-Louis Lippert dans la revue Le Carnet et les Instants n°117.
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