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SPHÉRISME > Brigitte de Meeûs

Le népenthès et la bonne ciguë

à Brigitte de Meeûs          

Qui d’autre que toi dont le nom presque signifie mouette, à quelques mètres plongeant (comme elles ont habitude) mais ne reparaissant pas à la surface ? Toi lumineuse oiselle d’immense envergure, toute l’eau de la mer accueille ta secrète blessure pour aviver les braseros de l’au-delà. Le Diwan des Ancêtres, qui parfois somnole, tu l’éveilles d’un coup d’ailes et sa chanson de la plus haute vague se met à clamer un poème de Baudelaire où figurent deux drogues, l’une d’oubli, l’autre de mort. La première est évoquée par Homère ; la seconde fut fatale à Socrate. Pourquoi devais-tu me les rappeler, sinon parce qu’elles symbolisent la pharmacopée chimique à doses massives inoculée de nos jours aux mortels ? Traitement sanitaire incluant piqûres en remède à la salive d’une chauve-souris, sans compter batteries de drogues électroniques. En sorte que le troupeau mondial ne pouvait s’aviser, ce 2 février, du centenaire de la plus libre des odyssées produites par la littérature. Tu ne négligeais pas l’ironie du poète écrivant vouloir « dormir plutôt que vivre » ; et sucer ces deux drogues aux seins de l’aimée. Parfaite antiphrase, la formule fait rêver à son contraire : une relation qui ne soit de Léthé mortifère. Ne tient-on pas le woke pour crime ? Tu étais ce miracle : silencieuse présence, tranquille source d’éveil et de vie…

 Brigitte de Meeûs

Je ne t’ai pas rencontrée souvent, mais tous nos rapports furent d’ enfantine complicité. Comme si, natifs d’une Ithaque où nous aurions partagé mille escapades, en étaient abolies les préséances bourgeoises. Ton île de papier pouvait être celle de Calypso, d’autres fois tu me ramassais naufragé telle Nausicaa. Quand tu étais Circé, ton philtre ne transformait pas mais révélait les pourceaux. L’aède jamais très loin. Car tu étais l’ultime descendante en Europe de la race des Sylvia Beach et Adrienne Monnier, qui publièrent Ulysses à fonds perdus…

« Comment faire son magot ? », résume Joyce par la voix de son alter ego Stephen Dedalus aux semelles trouées (d’emblée défini comme un aède), pour fustiger en quelques mots l’affairisme d’une cité civilisée. Voici dix ans, tu sauvais la vie d’un autre aède en accueillant dans ton palais (grâce au Totem) un monstrueux grimoire sans éditeur reconnu. L’action s’en déroulait le 16 juin 2004 (un siècle après le Bloomsday), ce qui valait passeport pour qui a le savoir des mondes invisibles. Et tu m’as dit n’avoir jamais vu public plus attentif (à l’instar de Ludovic, ton défunt compagnon) qu’en cette soirée de la présentation d’Ajiaco, traversé par un dialogue entre Homère et Joyce ayant pour titre Échos du royaume des Ombres

 Présentation d'AJIACO à Tropismes
Présentation d'AJIACO à la librairie Tropismes le 16 décembre 2012

Tu t’en vas les rejoindre en l’Isle Fortunée. Parce que tout en toi parlait la langue des oiseaux, je t’ai vue plonger comme une mouette non loin des colonnes d’Hercule, sachant que le mur des Maures à Gibraltar est la dernière évocation de Molly Bloom dans le monologue final d’Ulysses. Mis en scène, au Théâtre-Poème, par le Totem. Et (par ce qu’André Breton nommait hasard objectif), cela se passe à l’heure où le Totem révèle un Troisième Hémisphère. Toi dont le regard offrait un rendez-vous mystérieux (comme d’une éternelle jeune fille, dont la savante innocence dit le commerce avec les anges) ; toi qui savais de source sûre que l’absence d’au-delà (métaphysique ou historique) est cause du nihilisme contemporain ; toi qui parlais d’Hector avec une émotion aussi émerveillée que si tu étais aussi la sœur d’Andromaque : à toi revenait la mission de me corriger…

Car j’avoue une faute, et pas la première. Déjà voici plus de trente ans, tu t’étais subtilement moquée. « Mon Dieu, quelle mise en abyme ! », avais-tu raillé l’annonce d’un projet romanesque fondé sur des rapports troubles entre l’auteur et son alter ego. Mon emphase de néophyte était ridicule, et tu m’avais donné une cuisante leçon. Voici qu’en ce lieu mythique entre tous pour l’histoire de la littérature, où Dante en son Chant XXVI de l’Enfer fait évoquer par Ulysse l’inouï : le franchissement des colonnes d’Hercule vers l’autre pôle de la Terre, j’ai commis l’erreur de prêter une oreille trop distraite à mon alter ego dans sa relation des paroles du Totem relatives au 3e Hémisphère. En vérité viens-tu de rectifier conformément aux intentions du Totem, cet hémisphère était découvert voici sept siècles par la Divina Commedia. S’ensuivirent les avatars du monde moderne sous l'impulsion du Tiers-Etat. Qui engendrerait la bureaucratie d’un Quart-Etat mondialisé. Le moment est donc venu d’annoncer plutôt un Cinquième Hémisphère. Sans élus ni damnés, sans winners ni losers, sans insiders ni outsiders ; terre et ciel reliés comme abîmes et cimes en l’infinité de la Sphère !

Jean-Louis Lippert, 11 février 2022


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