La vie et l'œuvre de Roger Somville participent d'une gigantomachie qui convoque les plus grandes figures ayant pris part aux principaux combats politiques,
éthiques et esthétiques de la seconde moitié du XXe siècle.
Insulte à sa mémoire serait la prétention de résumer de tels enjeux dans une page du Drapeau Rouge.
Pour avoir eu l'honneur et le bonheur de contribuer à la traduction verbale de ses réflexions sur les rapports entre l'art et la société,
j'invite le lecteur à découvrir les premières et dernières pages de son ultime ouvrage Peindre
(Editions Luce Wilquin et Le Temps des Cerises, 2000).
Jean-Louis Lippert
Un spectre hante l’art contemporain : le spectre du réalisme.
Toutes les puissances du marché semblent s’être unies en une Sainte Alliance pour le traquer,
dans la plus grande indifférence au questionnement du sens, mais aussi au sens du questionnement, qui furent parmi les enjeux essentiels de l’art moderne.
Dès lors, pourquoi s’interroger encore sur la peinture ?
Est-il permis à un peintre se
réclamant du réalisme d’opposer aux fables rapportées sur ce spectre les réflexions nées de sa propre pratique ?
En butte aux sommations arbitraires l’enjoignant de se conformer aux idées du moment, n’aurait-il pas le droit de s’y soustraire, au risque même de mettre sa peinture en discussion ?
Pour peu conformes qu’elles soient aux normes esthétiques ayant droit de cité, j’ose imaginer que de telles questions puissent être prises en considération –
même si le point de vue du peintre, s’exprimant par les mots, prend quelquefois le détour imprévu de la littérature.
Certains pensent que la création artistique, la peinture vont de soi.
Va-t-il de soi qu’existe, par exemple, La Ronde de Nuit ?
Et, d’abord, pourquoi de la peinture plutôt que rien ?
À quelles tensions spécifiques répondent la surcharge, le dépassement picturaux ?
Quelles nécessités, quelles parts d’impondérables font-elles venir à jour des œuvres qui n’étaient pas prévues au programme ?
Après plus de cinquante ans de bataille avec les couleurs et les formes, est-il possible pour un peintre de faire l’économie d’une méditation sur l’art,
la place qu’il a tenue dans sa vie, la fonction qu’il assume dans la société où il vit ?
Il ne s’agit pas ici d’un questionnement auquel il suffirait de répondre par quelques affirmations efficacement formulées.
Il est même probable qu’on doive envisager d’emblée qu’il s’agisse à jamais de questions sans réponses définitives.
Il n’entre donc nullement dans mon propos de solliciter du lecteur un accord de principe,
encore moins de faire partager des convictions dont on verra qu’elles n’épousent guère les opinions admises.
Chaque chapelle, chaque clan n’est-il pas enclin à avancer toujours ses petites solutions qui annulent tous les problèmes ?
Je pourrais être tenté, comme je le fus parfois d’y aller de quelques sentences péremptoires à l’emporte-pièce,
ayant pour objet davantage la justification d’un travail qu’une mise en discussion de l’art et de la peinture.
C’est au plus près de la question que j’essayerai de me tenir au fil de ces pages, même si celles-ci ne craignent
pas d’annoncer la couleur : il ne s’agit donc pas davantage de renier des choix qui furent ceux d’une vie.
Mais l’heure semble venue de dépasser les vieux clichés, de mettre en examen les positions figées qui,
dans une absence de doute commune aux camps opposés, conduisit à l’impasse le débat faisant rage aujourd’hui entre,
par exemple, tenants de la tradition et de la modernité.
Des goûts et des couleurs, ensuite, on pourra discuter.
(…)
On trouve cette remarque dans le
pamphlet de Théodor Adorno contre la Kulturindustrie : La pureté
de l’art bourgeois, qui s’est hypostasié comme royaume de la liberté en
opposition à la pratique matérielle, fut obtenue dès le début au prix de
l’exclusion des classes inférieures à la cause desquelles – véritable
universalité – l’art reste fidèle précisément en sauvegardant sa liberté par
rapport aux fins de la fausse universalité. En quelques lignes, le
philosophe de l’école de Francfort éclaire l’énorme paradoxe d’une certaine
modernité qui, au nom même des principes de liberté et de progrès, fit adorer
par les foules un idéal de pureté céleste sur une terre d’ombres toujours plus
occultées et ne proclama le droit au pluralisme, à la différence, que pour
faire diversion d’un ostracisme dont seule était victime l’attitude réaliste.
Que ce fût au nom du
« réalisme socialiste », où les diktats de la mesure administrative
s’érigèrent en critères esthétiques, ou contre lui, quand de non moins
arbitraires instances prétendirent imposer à l’art les modèles de la mesure
marchande : dans les deux cas – certes, selon des modalités fort
différentes – les ordres d’exclusion ne frappèrent-ils pas solidairement cette
quête de véritable universalité – donc de liberté réelle – dont parle Adorno ?
Est-ce vraiment sans raison si de
telles interrogations sont évacuées de l’espace public, répudiées aujourd’hui
par la majorité des artistes et des intellectuels ? Quelles couleurs
nouvelles prendraient les paysages idéologiques et artistiques s’ils ouvraient
une place à ces questions ? N’est-ce pas la société elle-même, en ses
rapports essentiels, qui serait soumise à la question ?
Quel changement plus important,
et difficile à aborder dans le domaine particulier de la peinture, que celui de
société – changement qu’il faut assumer non seulement sur la toile, pas
nécessairement, mais dans la toile, certainement ?
Est-il possible de se prétendre
novateur sans faire remuer dans la matière même de la peinture – selon ses
spécificités et ses limites – ces questions essentielles dont dépend le sens
donné à notre vie ? N’est-ce pas en prenant des risques nécessaires avec
l’Histoire que peut se déployer la dimension novatrice d’un art, liée aux
problèmes nouveaux qu’il ose aborder sur le plan plastique ?
Maintien immobile d’un ordre
passé et stratégie de la rupture ne jouent-ils pas à cet égard un rôle
complémentaire ? L’un et l’autre, perpétuant une tradition morte ou
refusant l’héritage vivant, ne nient-ils pas l’aspect complexe et
contradictoire du réel pour militer en définitive contre toute transformation véritable ?
Et cette réalité globale, pour la
résumer en un trait, ne ressemble-t-elle pas à la situation décrite par Peter
Weiss dans son roman Esthétique de la Résistance, où : Tout se
déroulait selon des principes immuables car ceux qui nous fournissaient l’image
du monde étaient toujours du côté de ceux qui définissaient les règles de ce monde ?