La place Rouge vacille autour de ma dépouille embaumée.
Je songe qu’il n’y aurait nulle part de spectre plus idiot que moi, si ce n’était celui de Maxime Gorki, dont à jamais l’esprit hante cette place.
« Aujourd’hui encore les peuples marchent avec leurs ennemis contre leurs amis, mais ils ne marchent pas de leur plein gré, on les pousse, on leur fait violence ».
Est-il constat plus actuel ? « Il fait bon sur la Volga, c’est la liberté, la lumière ».
Quelque chose était en gestation dans la vie des populations qu’il croisait au fil du fleuve :
la nécessité de s’organiser, de s’« arracher aux mains des acheteurs-revendeurs » qui possèdent le globe.
Telle fut l’expérience de l’Union soviétique, dis-je à voix haute. Comme si quelqu’un d’autre avait prononcé ces mots par mes lèvres peintes.
Comme si les chimies liquides, en guise de sang dans mon corps empaillé pour l’éternité, le faisaient baigner dans cette absolue certitude.
Il n’est pas d’autre exemple dans l’histoire, que celui de Gorki, d’un être ayant forgé seul son destin depuis le rien d’une complète misère jusqu’au tout du génie universel,
à travers un vagabondage ayant épousé toutes les immensités de la Russie.
Au cours de ses errances de jeune autodidacte, il rencontre un vieil érudit l’incitant à s’instruire pour comprendre ce qu’est l’Etat,
qui lui met entre les mains le Léviathan de Hobbes et un livre « plus facile, plus amusant ». Le Prince de Machiavel.
Il reçoit de lui des leçons qu’aucune école n’enseigne, sur les différentes manières dont sont éliminés les éléments les plus dangereux pour l’ordre social.
« Songe donc. En voilà un qui se révolte en clamant qu’il faut changer la vie. Quoi ? Mais nous faisons pour le mieux ! Que le diable t’emporte, toi le prétendu justicier !
Laisse-nous tranquilles ! Et pourtant, la vérité est avec ces justes qui disent : votre vie est mauvaise. Ce sont eux qui pousseront notre vie vers le mieux ».
Phrases glanées le long du fleuve… Après les péripéties sans nombre d’une enfance turbulente et réprimée à la campagne, puis dans la ville de Novgorod comme garçon à tout faire,
Gorki s’enfuit de chez ses patrons pour se retrouver au bord de la Volga.
Les plus vils comportements y sont sublimés par une conviction, celle de l’impossibilité d’acquérir des richesses en n’offensant pas les hommes et Dieu.
Cet axiome traverse notre littérature, et servit de base à la ferveur collective sans laquelle il n’y aurait jamais eu de Révolution d’Octobre.
« Que les gens apprennent à penser et ils parviendront à la vérité », fait dire Gorki à l’une des figures de Mes Universités,
d’origine ukrainienne comme il se doit. Affirmation sur laquelle se fondait l’idéal communiste.
Lequel – même bafoué – n’avait pas de plus haute exigence que la vérité. Car la russkaïa pravda désignait initialement le premier code juridique de la Rus’ de Kiev.
Ainsi nous en instruit la Chronique de Nestor, du nom d’un moine ayant vécu dans les Laures des Grottes de Kiev au début du XIIe siècle,
qui compila les sources disponibles d’une histoire née sur les fleuves reliant la mer Baltique et la mer Noire.
Quand Gorki décrit les agitations d’une jeunesse étudiante aspirant à partager les conditions du peuple russe et se réunissant en assemblées nocturnes dans un tripot de Kazan
pour « se livrer à de furieuses discussions théoriques sur base de gros livres dont ils soulignaient les passages les plus révolutionnaires »,
ne préfigure-t-il pas ce qui se tramera dans les milieux universitaires un siècle plus tard ?
« Vous n’êtes pas ce que vous voudriez paraître » : tel est le refrain du premier poème écrit par le jeune Alexis Pechkov, quand il n’était pas encore Maxime Gorki.
Confronté depuis l’enfance à toutes les turpitudes fardées d’artifices, « une insupportable démangeaison de semer le bon, le juste, l’éternel » s’empare de lui.
Disposition d’esprit le dirigeant vers les adeptes de Tolstoï et de Dostoïevski. Le communisme a-t-il un autre sens que la recherche d’une communion avec l’esprit du monde ?
Où est encore l’esprit dans ce tourbillon de propagandes rivales qu’est la guerre du marché ?
« La vie se déroulait devant moi comme une chaîne sans fin de cruauté, une lutte malpropre pour la possession de choses sans valeur ».
Son désespoir face à une réalité qu’il affronte seul conduit Alexis Pechkov à une tentative de suicide avant d’avoir vingt ans, dont il conservera les séquelles jusqu’à la mort.
Il décrira ce drame dans sa nouvelle Un fait de la vie de Makar. A propos de quoi cet aveu :
« Les faits sont exacts, mais on dirait que ce n’est pas moi qui les ai mis en lumière et qu’il s’agit d’un autre.
Il y a dans ce récit quelque chose de surnaturel et qui me plaît : l’impression de m’être franchi moi-même »…
D’autres aventureuses pérégrinations suivront, jusqu’au Caucase et à la mer Caspienne : Gorki fait une fixation sur la Perse.
Réformé au service militaire en raison du poumon troué par sa tentative de suicide à 19 ans, il en est mortifié.
Peu de temps avant l’appel aux armes il avait rencontré un officier topographe qui
« décrivait d’intéressante façon la vie à la frontière d’Afghanistan et devait partir au Palmir pour participer à la délimitation de la frontière russe ».
De place en place, Gorki roule des tonneaux dans un dépôt de bière, s’engage dans une fabrique de vodka :
« dès le premier jour, le lévrier de la femme du directeur s’étant jeté sur moi, je tuai le chien d’un coup de poing sur son crâne allongé et fus chassé sur-le-champ ».
Puis, retour à sa ville natale de Nijni-Novgorod.
Il y est écroué dans une tour de la prison locale en raison des papiers trouvés chez lui.
Mis sur le gril par un officier qui a lu ses écrits, Gorki est tancé pour ses tendances politiques. « Un révolutionnaire ! disait-il d’un ton grognon.
Vous n’êtes ni Juif ni Polonais. Voilà : vous écrivez. Et alors ? Voilà : quand je vous aurai relâché, montrez vos manuscrits à Korolenko.
Vous le connaissez ? Non ? C’est un écrivain sérieux ; il vaut Tourgueniev. » V.C. Korolenko était alors un auteur célèbre en Russie…
Des âpres discussions nous ayant à la fois réunis et opposés pendant plusieurs décennies de combats en commun qui nous déchiraient, je retiens ce paradoxe d’une triste actualité.
D’une part, Gorki reprochait à nos intellectuels un idéalisme social « héroï-comique ».
Nul n’était plus imprégné de romantisme révolutionnaire que lui, mais il n’avait de cesse de railler notre vision trop optimiste des réalités vécues.
« Je savais que le peuple dont ils parlaient n’existait pas.
Il y vit un moujik à courte vue, regardant avec hostilité ce qui ne concerne pas ses intérêts immédiats ;
un petit bourgeois obtus et roublard, imbus de préjugés plus nocifs que ceux du moujik ; un marchand cupide, gérant avec une ruse maligne son existence de bête repue ».
Qui dit mieux aujourd’hui ? Ne voit-on pas les combats politiques se jouer entre ces trois tendances ? Mais en outre, il fustigeait notre matérialisme :
« La nécessité historique est une mystique semblable au dogme de la prédestination, une billevesée aussi simpliste que la croyance au sort.
Le matérialisme, c’est la faillite de l’esprit qui, incapable d’embrasser la diversité des phénomènes de la vie, les réduit à une seule cause ».
Lucidité permettant de voir « jaillir les étincelles de l’homme se révélant homme ».
Par exemple, ce jeune Socrate au visage d’icône et au pantalon déchiré, saupoudrant ses tartines de quinine et voyant en la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel
une œuvre comique : « étendu sur un divan que nous appelions l’arête du Caucase, il se tapait les genoux avec le livre en riant aux larmes ».
Lit-on cela chez Proust ? Je m’en serais voulu de ne pas livrer ces réminiscences éclairantes pour ceux qui,
sur d’autres continents soumis à une misère comparable à celle qu’affronta Gorki, reprendront le flambeau.
Tel est notre héritage. Utile à ceux qui veulent comprendre notre histoire. Grâce au Global Viewpoint.
Les lumières de villages invisibles durant le jour éclosent comme des fleurs nocturnes au flanc de la montagne.
Elles dialoguent avec des feux marins dans le lointain. Pour éclipser ce poème visuel s’allument les néons de l’hôtel Atlantic.
Boum Boum Boum : bombardements sonores. La sous-culture industrielle des excréments n’existait pas voici 100 ans.
L’appétence massive à se gaver d’immondices physiques et psychiques n’était pas encore une loi du marché. La valeur d’usage avait priorité sur la valeur d’échange.
Les troupeaux aliénés ne produisaient pas du fumier toujours plus toxique, mis en boîte et conditionné sous les apparences du luxe.
Ils ne consommaient pas principalement des déchets les réduisant eux-mêmes en monceaux d’ordures.
Poisons de l’âme et du corps avaient pour antidotes les sources vives de la Parole non soumise à la Valeur.
Il était loisible de vivre avant de mourir. Car on croyait vivre après la mort.
Mieux vaut ne pas mourir avant la mort. Condition nécessaire pour vivre après la vie. Je n’aurais pas dit ça voici cent ans.
Mais l’évolution de ma pensée prouve que les idées sont plus réelles que la matière, tant elles peuvent survivre aux corps.
J’ai résolu d’exprimer mon point de vue sur les événements actuels, un siècle après ma dernière intervention publique fin 1922.
Couché dans une position fœtale, genoux contre ma barbiche, bras autour des tibias comme l’un de ces squelettes au fond des tumulus,
il m’est précieux de rêver que ce témoignage franchira l’océan du temps.
La quasi-totalité des romans et mémoires historiques du XXe siècle font en effet pâle figure, en regard de ce qu’aurait été le récit de ma vie.
Mais nous ne tenions pas de journaux intimes. Poursuites policières, fausses identités, provocateurs, traîtres, espions, déportations, prisons ;
puis les urgences de la guerre civile : tout cela fut cause d’un manque d’écrits fiables sur cette époque, à quoi la présente méditation pourrait remédier.
Mon expérience met en échec un lieu commun selon lequel vie et mort se livrent une guerre que la mort doit forcément gagner.
L’existentialisme fut la conséquence d’un tel cliché, qui récuse toute essence et tout sens. Est-ce cela l’univers ?
Né voici plus d’un siècle et demi, je connais cette ville et pressens l’existence d’une autre cité dans ses profondeurs.
Il est des présences invisibles sous les phénomènes apparents, qui vous font signe et quelquefois se matérialisent à travers les brouillards de la réalité.
Comme si la surface avait un sens caché, souterrain, pouvant se révéler soudain. Le défi que je lance aux connaissances du monde psychique a-t-il sa traduction physique ?
Mon estomac se met à gargouiller. Je ressens les appels d’une soif et d’une faim telles que je n’en ai connu depuis les années de clandestinité, de prison, de bagne en Sibérie.
Mais combien plus cruelles ! Conserver les yeux ouverts, et l’activité mentale qui en résulte, exposent à plus d’inconvénients les défunts que les vivants.
Par exemple, ce complot de 1991 avait bien failli terrasser mon pauvre vieux cœur de momie embaumée. Je m’en étais senti personnellement offensé.
L’Oncle Sam s’est joué de Gorbatchev et d’Eltsine comme il s’était servi du Kaiser puis d’Hitler lors des deux premières guerres impérialistes.
Le centre de gravité d’une Europe asservie se déplacerait-il toujours plus à l’Est ?
Après Berlin, Prague, Varsovie et Kiev, son rêve serait-il de voir le cul du Moloch posé sur un trône au Kremlin ?
Caméras, projecteurs, perches de prise de son : je suis prêt à tenir mon rôle. Mais avec mon propre texte, en version originale.
Et je n’admets qu’un titre : Krasny flag na bielom domie. J’en plaisantais déjà lors de mon exil clandestin à Paris,
quand pour ne pas dégarnir les caisses du Parti je vendais des cravates aux touristes bourgeois sur les trottoirs du boulevard Saint-Germain.
C’est là, lors des funérailles de Paul et Laura Lafargue – le gendre et la fille de Marx – que j’ai fait la connaissance d’un aède grec
dont le petit-fils relaterait la saga dans quelques romans publiés à Bruxelles.
Cet écrivain belge affirme en rendant hommage à son grand-père que, si l’on accorde aux mots tout leur sens,
la triade formée par les notions d’éthique, d’esthétique et de politique n’a jamais nulle part dans l’histoire eu meilleur droit de cité qu’en URSS.
Poutine s’est trompé de deux siècles en croyant rejouer le grand bal du congrès de Vienne,
où la Russie tenait un rang d’honneur dans le concert des nations pour le partage du monde.
Sa reprise légitime de la Crimée lui fit perdre de vue ce que fut toujours la Sainte Alliance,
telle qu’elle apparaît à la première phrase du Manifeste communiste : une réunion d’escrocs.
La figure du Parrain s’est depuis lors à ce point sophistiquée que sa version filmée par Hollywood,
il y a cinquante ans, paraît une aimable bluette en regard des scénarios élaborés par le Pentagone, Wall Street et la Silicon Valley.
Ce qui ne doit pas nous dispenser d’analyser la fonction militaire exercée par l’industrie des images au cours du dernier siècle.
Est-ce un hasard si l’acteur qui incarnait la figure du mafieux dans le film de Coppola,
déjà trente ans plus tôt servait d’icône pour une religion nouvelle, nécessaire à endoctriner le marché des teenagers ?
Il fallait créer de nouveaux mythes pour une jeunesse prolétarisée, qui les tiennent à l’écart d’une conscience des enjeux réels,
et abîment leurs vies dans la consommation de gadgets alimentant les mirages de l’adolescence rebelle.
Ce furent James Dean et Marlon Brando speedés au LSD, prêchant la Fureur de vivre à moto dans un désert où explosaient des champignons atomiques hallucinogènes.
Ils imposèrent leurs postures d’acteurs comme un art de se placer au-dessus de toutes les lois, de transgresser l’ordre établi.
Voyous et blousons noirs devenaient les saints de liturgies inversées, dont Zuckerberg et Zelensky seraient les avatars actualisés. La crapule promue héros révolutionnaire !
L’Internationale des délinquants juvéniles immatures s’est donc emparée du gouvernail des nations,
guidée par des prophètes hollywoodiens qui édictèrent le nouvel évangile du faux semblant dans les années 50.
Le monde est passé de Staline à Stallone comme le notait cet écrivain belge. « Le terrorisme à l’Est a pris des proportions insupportables » :
cette affirmation d’Hitler en 1943 peut être mise aujourd’hui dans la bouche de tous les dirigeants occidentaux.
Les chars nazis lancés à l’assaut de l’URSS étaient fabriqués par la firme Porsche et baptisés Tigres.
Ceux de l’actuelle Wehrmacht, avec la même croix des chevaliers teutoniques, lancés en Ukraine contre la Russie, ont pour nom Léopards.
Technologie Deutsche Qualität appuyée par canons Caesar : avec un même humour,
l’arsenal de sanctions juridiques déployé par Oncle Sam contre l’Iran et la Syrie fut renforcé par une loi César.
L’aigle impérial bimillénaire, dont l’ordinateur central a programmé le déploiement des ailes de Vancouver à Vladivostok, dépèce une Europe ravie.
Jamais les mots n’ont tué de manière plus subtile qu’en baptisant cette scène « l’histoire en marche ».
Jamais l’Occident ne produisit plus de maîtres à ne pas penser. Jamais il ne contredit ses propres principes avec moins de scrupules.
Jamais fausse conscience à ce point ne régna sans partage.
Paraître impartial grâce à des sommets figurant la hauteur nécessaire pour accréditer l’image d’une supériorité morale :
cette caractéristique de la Suisse fait de celle-ci le modèle idéal du monde occidental.
J’y ai passé assez de temps pour voir qu’en ce pays régnait un climat de sanatorium et d’hôpital psychiatrique de grand luxe.
Il faudrait l’équivalent d’un château d’eau plein de vodka pour nettoyer ce qui me tient lieu de boyaux.
Des larmes jaillissent de mes yeux, venues d’un puits aussi mystérieux que l’histoire de la Russie.
Selon nos traditions, un morceau de pain noir posé sur un verre de vodka, mis à disposition d’un mort à côté de sa tombe, sont supposés relier ici-bas terrestre et au-delà céleste.
Je sacrifierai à ce rite par l’Œil imaginal !
Œillères, Laisses, Oreillettes, Muselières : OLOM. Ainsi se dit monde en langue hébraïque, et se nomme le principal fonds d’investissement géré par Goldman Sachs.
Rien de ce qui fut humain n’échappe à leur contrôle, sinon l’opération Global Viewpoint.
Laquelle a produit ses effets dans l’épicentre même de sa cible. Elle suivait son cours et rien ne s’opposait à l’explosion de la bulle financière qui devait en résulter.
C’est alors que les plus réputés experts en chamanisme des départements universitaires d’anthropologie furent convoqués,
pour percer à jour le mystère du fléau qui provoquait une apoplexie dans le réseau sanguin du monde civilisé.
Les autorités concernées par la diffusion du message de Lénine dans les canaux de réception des ordres bancaires se réunirent à Manhattan
autour des spécialistes en sorcelleries indiennes. Il devait y avoir un lien entre la place Rouge et les Peaux rouges.
On ne manqua pas d’incriminer le rituel macabre du pain noir et du verre de vodka. Conseil de guerre fut tenu qui décida l’immolation d’une victime sacrificielle.
Après tout, n’était-ce pas le principe de l’eucharistie chrétienne depuis deux mille ans ?
Les mânes des Indiens algonquins – anciens habitants de Mana Hatta – furent priés d’obéir aux propriétaires des lieux,
qui avaient été achetés 60 florins par un colon d’origine belge. D’où le nom de Waal Straat – rue wallonne – qui deviendrait Wall Street.
Rappels inquiétants pour un scribe illégitime toujours posté devant le Rocher des Djinns près des Colonnes d’Hercule.
Il serait délicat pour l’Atlante que les services de renseignements dirigent leurs investigations vers le pays dont il porte la nationalité,
même si sa citoyenneté demeure à jamais soviétique. Or, un autre phénomène sans explication rationnelle venait de troubler Gibraltar.
Au dernier rayon du soleil sombrant derrière l’horizon de l’océan, tous les coqs poussèrent un cri d’agonie aux clochers des églises,
mais ces cris ressemblaient à ceux des muezzins de l’autre côté du détroit.
Quelque chose de jamais vu ni entendu se passait à l’endroit où Dante situait le passage d’Ulysse vers un autre monde au chant XVI de son Enfer.
La coïncidence de tels faits ne manqua pas d’être remarquée par les anthropologues.
Il s’en fallait de peu qu’un site Web appelé spherisme.be – principalement voué aux liens entre Europe, Afrique et Amérique – n’attirât l’attention sur l’Atlantide.
En attendant, sur Fifth Avenue, le 68e étage de la Trump Tower était réquisitionné pour la cérémonie expiatoire autour d’une énorme marmite.
Et mes écrits passés au peigne fin par experts à couper les cheveux en 4 : Le globe se trouve englué dans une bulle au doux parfum de bubble-gum.
Herr Doktor Bubble-Gum n’est-il pas le nom d’un personnage maléfique affronté par mon alter ego dans un roman paru voici plus de trente ans ?
L’aigle impérial occidental n’y était-il pas désigné comme la principale puissance mondiale,
qui depuis César a prétention d’exercer un contrôle global de l’univers par sa supériorité monétaire et judiciaire, militaire puis satellitaire ?
Guerre en Ukraine : prolongement lointain de celles des Gaules, via Charlemagne et Hitler en passant par Napoléon.
Cet enchaînement de causes et d’effets millénaires ne pouvait se comprendre sans remonter à la qualification d’esclaves désignant ces sous-hommes qu’étaient les Slaves,
pour cela qu’en langue russe le mot Slava depuis toujours était exclamation glorieuse. Gloire à la Parole : Slava Slovou !
Marque d’infamie lavée par la révolution d’Octobre 1917 et rétablie par la contre-révolution de décembre 1991,
depuis laquelle ce globe soumis aux bulles financières masque son odeur putride aux narines du cosmos par un suave parfum de bubble-gum.
Depuis Machiavel, toute pensée de la guerre admet comme cause de celle-ci l’intimidation militaire.
Nul ne peut feindre d’ignorer que le projet des missiles de l’OTAN pointés vers la Russie au seuil de son jardin relevait d’une provocation belliciste.
A plus forte raison si promesse fut donnée du contraire en contrepartie d’un chambardement chez le grand voisin,
qui modifia son système de propriété de fond en comble afin de liquider cette querelle de voisinage. Existerait-il une instance arbitrale soucieuse du droit ?
Elle désignerait comme responsable d’un éventuel conflit l’OTAN qui, reniant sa parole, pointerait la menace de ses armes.
Il faut anéantir les facultés logiques des populations pour les faire communier dans la seule version officielle,
selon laquelle Poutine serait le responsable des hécatombes actuelles.
Si l’industrie médiatique déployait le millième de ses capacités analytiques mises en action pour expliquer la mort de Marilyn Monroe, Poutine échapperait à la condamnation.
Pour qu’une telle unanimité contre lui soit entretenue sans circonstances atténuantes,
il faut que soient traités les cerveaux comme du chewing-gum, par les mâchoires d’un Moloch…
Une appétissante odeur de ragoût flotte au 68e étage de la Trump Tower.
Le gisant d’un mausolée, même éviscéré, peut sentir son estomac crier famine en humant les effluves montant des caves à la mode
où sont logés les restaurants de grand luxe à plusieurs étoiles pour touristes.
Son cœur bat au souvenir d’une littérature qui a peint les bas-fonds des villes et des bagnes, en y voyant scintiller de plus vives étoiles.
Je pense à l’existence d’une cité souterraine décrite aussi bien par Dostoïevski que par Gorki.
L’un et l’autre offrent un éclairage précieux sur les racines du fétichisme de la marchandise,
décrivant l’obsession de personnages qui vénèrent les bricoles issues de l’industrie naissante.
Le destin de nos villes est celui d’une agitation folle d’habitants rendus hystériques par la transe des choses, courant en tous sens pris de panique dans un vacarme d’enfer.
Ils ont détecté tous les deux ce grand double secret : les hommes ensemble forment « un seul grand imbécile » selon l’expression de Gorki,
mais en eux surgissent des éclairs fulgurants de sagesse, de beauté, d’intelligence et de génie qui appartiennent en propre au peuple russe.
Un tel mystère n’apparaît pas dans les autres grandes littératures européennes, reflets de cultures davantage policées par des millénaires de relations marchandes.
A l’intérieur du monde occidental ont pu fleurir des mœurs urbanisées, nécessaires au négoce.
Mais ces manières policées n’en rendent que plus féroces guerres entre nations rivales et lointaines conquêtes coloniales.
Car l’Empire est dresseur de fauves. Il commence à Rome par une louve, à laquelle s’adjoint un aigle qui servira toujours par la suite.
Au fil des siècles un lion se retrouve sur d’innombrables blasons. Puis il fait siens, par-delà l’Atlantique, le jaguar et l’oiseau-serpent.
Vers l’Orient, il terrasse tigre et dragon. Au Sud il tire profit de l’éléphant, dicte sa loi au léopard, fait des grands singes les modèles du moderne technopithèque.
Rien ne saurait lui échapper du sauvage bestiaire universel. Comment l’Ours russe aurait-il fait exception ?
Gorki devient donc chamane quand il émaille ses récits de visions qui nous transpercent un siècle plus tard.
D’une terrifiante lucidité, son regard s’oppose à la résignation générale, à cette « vertu propre au bétail » qu’est l’acceptation de son joug.
« Rien ne dénature autant un humain que la soumission ».
Ce qu’il ne digère pas dans frictions entre moujiks et brutalités envers les femmes, c’est de s’être senti, lui,
l’enfant parti vagabonder sur les chemins d’une misère extrême, « trompé et offensé » par le spectacle de la vie. Et la question qu’il pose est celle de la foi.
La pierre levée qu’il dresse, en autodidacte n’ayant guère mis les pieds à l’école, ayant enduré toutes les vicissitudes,
cet autel de mots propitiatoires est une prière consacrée à sa grand-mère.
Puisse la nuit de Moscou prêter l’oreille à mes rêveries centenaires, nuit dans les bras de laquelle s’est couché le soleil coiffé d’un bonnet de nuit à grelots, faisant teinter les cloches du Kremlin.
Au-dessus des murailles palpite l’œil de Bog au rythme fou de notre histoire.
Je pleure de douleur et, pour qu’on ne voie pas mes larmes, ferme les yeux,
mais elles coulent sous mes paupières en un flot qui ruisselle sur la place Rouge et s’en va gonfler les eaux de la Moskova.
La foule processionne au long du fleuve sous les coupoles dorées, me faisant toujours penser à la cité souterraine quand, de cette ville sous la ville, surgit l’automobile.
Ses phares zèbrent le ciel d’un grand Z parmi les néons de mille autres lueurs criardes.
Il faudrait le génie d’Eisenstein pour filmer cette limousine transformée en troïka endiablée, stoppant devant le mausolée.
A son bord je reconnais Eugène Onéguine et le prince Mychkine, mais c’est Anna Karenine qui ouvre la portière et se précipite pour m’embrasser.
Elle paraît étonnée : la peau de mon visage fardé n’a guère la teinte que l’on voit aux trépassés. Le mouvement de mes mâchoires lui montre que je parle.
Car je n’ai pas interrompu mes palabres destinées à Global Viewpoint. Et j’espère que l’on n’en perd pas une bribe à Gibraltar ni de l’autre côté de l’Atlantique.
Le sang du crépuscule inondait un immense miroir dressé contre le ciel au 68e étage de la Trump Tower.
Ce penthouse à trois niveaux demeurait le domicile new-yorkais de l’avant-dernier président américain.
Celui-ci ne s’était pas méfié quand ses rabatteurs avaient annoncé la prise d’une chair fraîche de premier choix.
Le nom qui lui fut lancé en appât ne le fit pas réagir autrement que par le fluide émanant de toute sonorité slave : Anna Karenine.
Ses dernières précautions tombèrent, et il fut émoustillé comme jamais, quand on lui annonça que la belle rêvait de le rencontrer, se disant une incarnation de la Russie moderne.
L’ascenseur particulier lui fut envoyé, mais en guise de monte-plat c’est pour un tout autre festin qu’il ramena la proie.
Quand s’en ouvrirent les portes, ce fut pour laisser s’engouffrer, autour d’elle, une escouade en armes dirigée par Joe Biden.
Le nid d’aigle, habitué à vautours et faucons, se trouvait investi par une colombe. Souriant d’un rictus biblique, le chef de l’Etat parla peu.
Deux ou trois phrases lui suffirent pour laisser entendre que le chaos mondial généré par un dérèglement des instruments de communication bancaire exigeait
une riposte à la mesure des sorcelleries employées par l’ennemi.
Les experts en moyens paranormaux ne voyaient pas d’autre solution que de rendre au leader de l’opposition républicaine,
de toute manière grillé par la justice, un hommage expiatoire. N’avait-il pas lui-même bâti sa carrière sur la désignation de boucs émissaires ?
Le président toisait son prédécesseur, entouré de quatre centurions.
Comme il l’avait vu faire par un acteur jouant César, il tourna son pouce vers le bas. Ce fut un travail de professionnels.
Aussitôt deux quintaux de viande furent suspendus à un crochet dans la chambre froide jouxtant les cuisines,
et le sang versé pour cette juste cause nettoyé dans la fontaine en marbre du penthouse.
Il restait à dépecer et débiter le cadavre en menus morceaux pour la partie opérationnelle.
Des renforts en personnel accoururent avec une marmite géante pouvant contenir quelques dizaines de kilos,
crâne et squelette ne convenant pas au rituel – sinon la cervelle, qui servirait avec le cœur et le foie pour le pâté d’abats.
Durant ces préparatifs (qui, filmés, eussent valu la palme au concours télévisé du Top Chef),
Biden se contenta d’admirer les colonnes en marbre aux moulures à la feuille d’or et le plafond décoré de scènes mythologiques représentant Atlas en porteur du monde libre.
Il se dit que cette image devrait figurer sur le logo de l’Alliance atlantique.
A peine quelques heures furent nécessaires pour la cuisson du ragoût qui serait servi aux invités d’honneur dans l’édifice contigu.
La tour Trump occupant le No 725 de 5th Ave, on festoierait chez les voisins au No 727.
Chacun sait que le marché du désir n’est pas de droite, conservateur et réactionnaire : il est de gauche, progressiste et révolutionnaire.
Aussi la France dépêcha-t-elle en ambassade la première fortune du globe, patron de LVMH et propriétaire de Tiffany & Co. Sis dans le building du 727.
Bernard Arnault voyait en ces agapes l’occasion d’encore valoriser sa marque. La boutique Tiffany, achetée $15 milliards il y a deux ans, en valait le double.
Ce qui permettait à Macron de clore le bec aux bouseux accrochés à leurs privilèges d’un autre âge, qui semaient le chaos dans la Ville-Lumière.
Que compte la voix de la populace, face à des enjeux qui la dépassent ? A New-York se jouerait bientôt une tout autre casserolade.
En attendant monte un délicieux fumet de la marmite mise au feu dans la cuisine du penthouse (évalué $100 millions) de la Trump Tower, No 725.
Joe Biden, jetant un œil par l’immense verrière vers l’East River, y voit nager un fou dans l’eau glacée, crâne tel une tête d’épingle.
Ce détail n’a pas échappé aux services, en alerte rouge de part et d’autre de l’océan. Caméras satellitaires sur Colonnes d’Hercule.
Gibraltar, toujours voix de Lénine. Experts à couper les cheveux en 4 passent mes écrits au peigne fin :
« Ô gentilshommes, la vie est courte ; nous vivons pour marcher sur la tête des rois ».
Si le comique troupier devenu dictateur n’a pas prononcé ces mots devant Charles III d’Angleterre, Ursula d’Europe, Emmanuel de France, Olaf d’Allemagne,
Philippe de Belgique et quelques autres, c’est que son bagage comme comédien de série télévisée n’incluait pas la connaissance du répertoire shakespearien.
Mais surtout, parce qu’il est d’abord le valet de Joe d’Amérique.
Ainsi fallait-il parler de salves d’honneur et de standing ovations l’ayant accueilli dans le clan des leaders du monde libre et démocratique.
L’industrie des armes tournant à plein régime, la dépendance énergétique d’outre-Atlantique, sont-elles exigées par Kapitotal ?
Il revient à la tour Panoptic de traiter l’opinion comme une gomme à mâcher pour la modeler en sorte qu’elle consente à « payer le prix de la liberté ».
Car jamais les techniques de manipulation des masses avouées par Bernays dans Propaganda (1929) n’ont produit un tel pseudocosme.
La finance ne peut prétendre à la domination sans artifices indispensables pour garantir la servitude volontaire des foules occidentales,
jalouses de conserver la part des plus-values qui leur ont été concédées. Mais rien n’empêche la destruction des boucliers sociaux par un glaive démocratique.
Peut-on soustraire les vies humaines à leur immolation sacrificielle, sans mise en question du rapport entre travail mort et travail vivant ?
Le volume de travail doit augmenter pour accroître productivité, rentabilité, compétitivité : la Trinité du Moloch.
Je dois être le seul humain dont la geste ait paru mémorable au point de voir prolongée son apparence physique au regard de l’humanité,
sans que quiconque ait formulé d’objections cohérentes à cet exorbitant privilège. Dans le même temps, nulle mémoire n’est plus haïe que la mienne.
Il y aurait, dans une telle contradiction, matière à fructueux débat d’idées,
si les contemporains disposaient encore de la faculté d’envol vers les cimes et de plongée dans les abîmes de l’esprit
qui tenait lieu d’axe vertical à l’être doué de Parole, jusqu’à sa soumission totale aux lois de la Valeur.
De sorte que je demeure l’unique macchabée dont le cadavre est exposé dans un cercueil de verre ; et dont nul n’ose demander ce qu’il en pense.
Bien plus encore : sans qu’on n’ose interroger les raisons pour lesquelles je suis dans ce mausolée.
Car il faudrait alors analyser vraiment l’histoire du XXe siècle, au-delà des clichés médiatiques occidentaux.
Les foules n’ont pas à lever les yeux vers ces questions : nuques ployées sur leurs écrans, elles broutent ce qui tient lieu de fourrage intellectuel et spirituel.
Je n’aurais donc aucun espace pour m’exprimer, sans cet écrivain belge auquel un grand-père grec transmit son nom légendaire de titan banni par l’Olympe aux Colonnes d’Hercule.
Il s’en faut de beaucoup que j’opine à toutes ses vaticinations, mais l’idée me va de l’accompagner dans son vagabondage par-dessus l’océan.
S’il n’est pas habituel aux trépassés de prendre la clé des champs, rompre avec l’inertie des conventions peut ici faire vaciller l’édifice de superstitions
sur quoi repose une civilisation… Ces pensées remuaient en mon crâne pendant qu’Anna Karenine posait les deux mains sur mes paupières closes.
D’agréables étincelles de toutes les couleurs en jaillissaient, je m’embarquerais à nouveau dans une troïka qui m’emporterait cette fois vers le plus lointain Occident.
Car je n’avais rien perdu de la scène décrite au sommet d’un building outre-Atlantique. Vers où conduirait l’auscultation de mon âme dans cet univers disloqué ?
J’en étais là de mes réflexions sous les caresses d’Anna Karenine, quand retentirent deux explosions dans le ciel de Moscou.
L’une frappa la coupole du palais du Sénat, l’autre embrasa la nuit au-dessus du palais présidentiel. Mais je conservais les yeux fermés.
J’ose à peine rapporter ce qui suivit. Qu’est-ce qui ne va pas, chéri ? murmura l’héroïne de Tolstoï, dont la langue effleura mes oreilles avant de m’envahir le fond de la bouche.
Baiser au goût de bubble-gum radioactif qui me ramène en 1953, quand un phallus hallucinogène jaillit dans le désert du Nevada.
Toutes les stars de Hollywood massées pour jouir du feu cosmique et de l’orgasme tellurique. Mauve et rose friandise du ciel à lécher goulument.
Par élite à paillettes préparant la fiesta d’A l’est d’Eden, où serait lancée l’orgie du capitalisme de la séduction,
qui ferait succomber Gorbatchev quand il avouerait faire succéder, à la doctrine de Brejnev, celle de Frank Sinatra chantant My Way !
C’est sur ce terrain là que s’est jouée l’issue du conflit. Formidable puissance nucléaire de leurs sons et lumières.
Et reddition de nos combattants face à leurs bombardements d’images. Tout ce qu’écrit cet écrivain belge depuis quarante ans.
Mais rien n’est perdu. Caméras. Moteurs. On tourne ! Anna Karenine s’est allongée sur mon corps qu’elle réchauffe en prévision des scènes à venir.
Je sens fondre la rigidité cadavérique me tenant depuis cent ans sous son handicap. Un alerte guerrier se tient prêt à reprendre du service.
La belle susurre à son cœur des arguments décisifs.
Bientôt, sur la place Rouge, le défilé du 9 mai. Dans l’intervalle se prépare une autre cérémonie de l’autre côté de l’Atlantique.
Elle s’y est invitée par la magie du Troisième Œil, celui qui permet l’aller-retour vers New York en un clin de cet œil. Tout est prêt.
La marmite au ragoût fume au 68e étage de la Trump Tower, et l’édifice voisin sera l’écrin du festin. Que dirais-tu d’un Breakfast at Tiffany’s ?,
murmure-t-elle en m’aidant à reprendre pied. Même s’il s’agira plutôt d’un dîner. Le gala des galas du Gotha.
Monde perdu des bals mondains, des toilettes éclatantes, elle connaît ça. Qui l’a mieux décrit que Tolstoï ?
Son cynique amant le comte Vronsky préfigure, un demi-siècle plus tôt, Great Gatsby.
De même, Gorki devance les mythiques aventuriers qui mettent en jeu leur vie dans la littérature américaine du XXe siècle.
Cet Hemingway – le monde comme tauromachie – définit un être-au-monde sacrificiel : bouc ou taureau. Le scénario du film prévoit un tel rituel.
Ils en auront pour leur argent. Le prince Mychkine et Onéguine m’aident à monter dans la limousine à côté d’Anna Karenine.
En voiture pour Fifth Avenue ! Leurs satellites apprendront ce que signifie Global Viewpoint.
« JE SUIS VENU AU MONDE POUR NE PAS ME RESIGNER. »
Deux retraités aux allures de majordomes, dont le maniérisme un peu raide évoque un couple de vieux homosexuels mariés sur le tard :
voici le président du plus puissant pays de la planète et l’homme le plus riche du monde.
Sous leurs dehors timides, ils font une entrée triomphale par le vaste escalier tout en rondeur qui paraît descendre du ciel, sortant d’un immense miroir en fond de scène.
Tels des employés de l’Olympe. Les clameurs s’adressent à la jeune divinité qu’ils escortent, vêtue de noir, nimbée d’un sourire éclatant.
La star s’incline et répète au micro, dans la langue locale, ces mots qu’elle vient de prononcer en russe à voix basse :
« JE SUIS VENU AU MONDE POUR NE PAS ME RESIGNER. »
L’ovation pourrait laisser croire qu’elle est à la fois patronne de LVMH et présidente des Etats-Unis d’Amérique.
Sourires crispés des butlers, gestes empruntés, trahissent la gêne auprès d’un charme échappant à tout pouvoir.
Elle rayonne d’un éclat propre aux êtres investis d’une liberté souveraine.
Pivotant sur ses talons, bras tendus vers une crémaillère où pend un énorme chaudron de cuivre au milieu de la scène,
elle désigne l’odorante marmite avec le naturel d’une maîtresse de maison présentant la casserole où mijote le futur gueuleton.
Ses acolytes fixent en silence la déesse et le chaudron d’une proche communion, dont le cuivre étincelle sous le feu des projecteurs.
Elle se met à parler, d’une élocution parfaite où pointe l’accent slave. Des mots qui suspendent l’auditoire à ses lèvres.
« J’ai constaté combien, dans l’entourage des faibles, sont désemparés les gens forts, dont l’énergie s’épuise à soutenir leurs existences stériles.
Je quittai la ville et, pendant près de deux années, j’errai par les chemins de la Russie, telle une feuille au gré du vent.
Je fis le tour des provinces de la Volga, du Don, de la Crimée, de l’Ukraine et du Caucase.
A Tiflis en Géorgie, j’appris qu’une femme aimée venait d’arriver de Paris et qu’elle s’était réjouie de savoir que j’habitais la ville.
Moi, gaillard de vingt-trois ans, je m’évanouis alors pour la première fois de ma vie. »…
Les invités prestigieux du nouveau siège de Tiffany, 727 Fifth Avenue, se laissent bercer par un rêve surgi nul ne sait d’où.
Le maire de New York, aux premières tables, est aux anges.
Influenceurs des deux sexes, mannequins de toutes nationalités, pressentent que l’événement gonflera le chiffre de leurs followers tant il fait souffler un vent d’ailleurs.
Qui dit mieux dans le registre du romantisme amoureux ? Nul ne sait l’origine de ce story telling.
Peut-être l’extraordinaire fumet de la marmite agit-il comme une vapeur d’encens mystérieux pour droguer l’assistance et la plonger dans un état second.
Quelle sorcière est l’inconnue présentée on ne sait plus par qui sous l’étrange nom d’Anna Karenine,
pour capturer la plus précieuse de toutes les marchandises, à savoir l’attention du public,
par cette histoire où elle endosse le rôle d’un jeune gaillard tombant dans les pommes au rappel d’une femme aimée ?
« Entre les femmes russes et les françaises, il y a la même différence qu’entre les fruits et les bonbons aux fruits,
dit-elle une fois, par une nuit de lune, dans le bosquet du jardin.
Mais une présence importune le couple et il s’agit de faire fuir ce fonctionnaire d’Etat :
— Te sens-tu capable d’affirmer que tous les notaires ont des ailes ?
— Oh ! je n’en suis pas capable, mais je déclare qu’il est très ridicule de nourrir les éléphants avec des œufs à la coque ».
La récitante se prend le visage dans les mains, tête penchée, la chevelure en cascade. Un long silence. Autre denrée hors de prix dans ce milieu.
La transe immobile et muette s’éternise. Pas un bruit dans la salle. Joe Biden et Bernard Arnault sont pétrifiés derrière la prêtresse d’un culte nouveau.
L’encens du chaudron continue de répandre ses effluves envoûtants. La salle est une barque voguant sur l’océan d’une voix qui s’est tue.
Va-t-elle faire cesser le supplice, appelé de leurs vœux par mille âmes unies ? Sur un ton rauque de bête à l’agonie :
« Quand pris fin cet amour ? Un jour, au marché, un policier roua de coups un vénérable juif borgne qui avait, prétendait-on, volé à une marchande une botte de raifort.
Je croisai le vieillard couvert de poussière. Il marchait lentement, avec une solennité théâtrale ; son œil noir observait le ciel ardent et vide,
tandis que de sa bouche meurtrie le sang coulait en minces ruisseaux le long de sa barbe blanche, colorant de pourpre éclatante les poils argentés.
Il y a trente ans que cela s’est passé et je revois, levé au ciel, ce regard chargé de muet reproche ;
je vois trembler sur le visage du vieillard les aiguilles argentées des sourcils. L’outrage infligé à un homme ne s’oublie pas.
Je revins à la maison défiguré de fureur. Cette scène me rejetait hors de la vie, je devenais un homme à qui l’on montre,
pour le supplicier, tout ce qu’il y a sur terre de sale, de bête, d’horrible, tout ce qui peut être pour l’âme une offense.
C’était en de pareilles heures que je sentais avec le plus de clairvoyance combien était loin de moi celle qui m’était la plus proche.
Lorsque je lui parlai du juif battu, elle fut surprise :
— Et c’est cela qui te rend fou ? Comme tu as les nerfs fragiles ! Puis elle demanda :
— Un beau vieillard, dis-tu ? Mais comment peut-il être beau s’il est borgne ?
La compassion s’allumait rarement dans son petit cœur gai.
Son attitude ressemblait à la confiance d’un enfant envers l’habileté d’un prestidigitateur ; tous les tours étaient intéressants, mais le plus beau restait à venir.
On le montrera tout à l’heure, demain peut-être, mais sûrement un jour.
A l’instant de sa mort, elle espèrerait encore voir ce dernier tour, incompréhensible et merveilleusement habile.
Mais je ne pouvais attendre, car je suis venu au monde pour ne pas me résigner ».
à suivre...
Méditation captée le 11 mai 2023.
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