Derrière la forêt des souvenirs enfuis, quand ils resurgissent au bout de la nuit, se dresse un château illuminé. Je n’y habiterai jamais plus.
Vous en avez été l’architecte, camarade Lénine, selon des plans tirés sur une comète ayant traversé les rêves de Karl Marx.
Même s’il n’en subsiste plus que ruines, moins irréelle demeure cette illusion que les mirages propagés par ceux (dont je fais partie) qui l’ont bombardée.
Le cortège des limousines blindées file vers la place Rouge emportant ministres, banquiers, magnats du gaz et du pétrole, généraux du FSB,
stars du show business et leurs maîtresses déshabillées par Dior, à l’invitation d’Anna Karenine et de James Bond,
pour l’inauguration du nouveau casino d’Eugène Onéguine, dont le croupier n’est autre que le prince Mychkine.
Je les entends depuis les caves du Kremlin.
Pour la construction du socialisme, sur la voie du communisme.
Jamais clochers féeriques ne hissèrent leurs légendes plus haut dans le ciel aux yeux des gueux de tous les pays qui y furent conviés –
malgré ce que chacun savait des geôles creusées par ces mêmes gueux dans de tristes bas-fonds. La Jérusalem céleste avait-elle une autre origine ?
J’aimerais vous faire part d’une étrange expérience, camarade Lénine.
Figurez-vous qu’au soir du 21 février, comme je venais de prononcer l’allocution télévisée légitimant notre opération militaire spéciale
qui vous attribue la responsabilité lointaine de ses causes, mon reflet dans un miroir du Kremlin me renvoya l’image d’un autre ;
ou plutôt, celle d’un être oublié qui m’habitait toujours à mon insu. Je revis le jeune sous-officier du KGB, fidèle à l’idéal soviétique,
dont quarante ans m’avaient séparé. L’uniforme de président, taillé à la démesure des calculs de l’Occident
par le nabab des médias Berezovski pour pallier l’effondrement d’Eltsine à la fin du siècle dernier, vous savez qu’il ne me convenait guère.
Endossé tout d’abord à contrecœur, ce costume a progressivement avalé l’humble et dévoué fonctionnaire.
Me retrouver tel que j’avais été en Allemagne de l’Est, c’était mettre fin à un exil qui avait duré trop longtemps.
Cet autre perdu de vue, pouvais-je m’en séparer ? Non, je n’allais pas le laisser m’abandonner.
Saisi par le col, il m’a suivi dans mon bureau où je l’ai discrètement installé,
de sorte que nul ne s’avise de sa présence quand je tiens mon rôle à l’écran parmi les princes de ce monde.
J’en ai même laissé fuir mon labrador.
Ombre affranchie de son corps, j’expérimente l’hypothèse émise par les physiciens d’un univers parallèle à l’espace-temps conventionnel.
Mon futur officiel a cru se reconnaître en moi dans un miroir, mais il ne m’aura pas. Les affaires du monde semblent-elles se dérouler en 2022 ?
Je loge à mon gré un siècle plus tôt ou plus tard.
Cherche-t-il à se refaire un semblant de jeunesse éprise d’idéal, croit-il disposer d’un vestige de lui-même à ses pieds, sous la table du bureau ?
Je préfère errer dans les caves, aussi instructives que celles du Vatican.
Je n’oserais vous parler si je n’avais revu celui que je fus, camarade Lénine.
Par quelle démence avons-nous renié vos analyses relatives à l’essence belliqueuse du capitalisme et cru à l’irénisme du complexe militaro-financier ?
S’imaginer que l’OTAN nous accueillerait comme dans une pension de famille, pendant que Wall Street saccageait notre économie,
fut il y a trente ans le crime contenant ceux d’aujourd’hui. Rendre au pays son prestige et son rang dans le monde : qu’est-ce que ça veut dire ?
Il faudrait avouer la nature spécieuse de cette prétention, si on la référait à un cadre normatif qui serait constitué
par l’ensemble des principes spirituels et intellectuels du monde civilisé,
tels qu’ils se sont exprimés dans les traditions religieuses, pensées philosophiques et œuvres littéraires de l’humanité.
Sans doute un tel héritage devrait-il servir de base et pourrait-il fournir la substance indispensable pour fonder un ordre international équilibré.
Dans cette optique existeraient des institutions composées de sages élus parmi les moins corruptibles personnalités représentatives
de toutes les cultures en leur diversité, qui siégeraient de manière indépendante pour trancher les différends.
Mais en place d’une telle utopie le monde occidental, baptisé par ses propres sbires communauté internationale,
érige un tribunal arbitral présidé par quelque Samuel biblique décrété juge impartial
pour faire office de suprême instance morale au service de « l’intérêt général ».
Cet intègre Oncle Sam assure avoir offert à la Russie le privilège d’un « partenariat fondé sur l’équité » ;
mais, affirmait-il voici déjà six mois, « la Russie a brisé la confiance au cœur de notre coopération et
mis en cause les principes fondamentaux de l’architecture de sécurité euro-atlantique et mondiale ».
Chaque mot de cette phrase lancée par l’Union européenne en décembre dernier, tenant pour nul notre point de vue,
constituait une injection de pur venin dans un abcès purulent.
C’est bien beau de railler l’Oncle Sam quand on a fait d’Oncle Vania son domestique.
Et que l’on prétend déplorer l’abandon du livre au profit des technologies numériques, tout en condamnant Pouchkine !
J’entends mes jeunes années japper de bonheur à mes pieds. Jamais la Sainte Russie ne fut mieux dirigée depuis son baptême par le prince Vladimir.
Jamais ne furent mieux entretenues nos racines culturelles, menacées par un ennemi qui nous encercle de toutes parts.
Je ne sais quelle influence m’a fait qualifier de spécieux le projet de restaurer une gloire millénaire.
Si je m’avise de signaler les stratégies déployées pour soumettre aux intérêts étrangers les cerveaux de notre peuple,
on me dénigre dans la presse internationale. Voici un siècle et demi, peu après la victoire prussienne sur le Second empire français,
Constantin Leontiev n’a-t-il pas prophétisé la future construction d’une Europe fédérale ayant pour objectif d’engloutir la Russie ?
Vers cette époque, le penseur Danilevski voyait la Russie comme un peuple élu par Dieu pour préserver la vérité religieuse dans le monde ;
il proposait l’union de tous les peuples slaves sous sa haute guidance. Il y a donc bien une voie russe de l’histoire.
Cinquante ans plus tard, le grand philosophe Ivan Ilyine en appelait à l’élaboration d’une nouvelle « idée russe » et vous l’avez chassé.
J’ai regret de vous le rappeler, camarade Lénine.
C’est au Wall Street Journal que mon double avait choisi de révéler en priorité son plan visant à remplacer l’idéologie communiste
par une « philosophie de la religion ». Cet aveu de manipulation des masses reçut un excellent accueil outre-Atlantique voici vingt ans.
Mais je ne vois pas la cohérence entre une répudiation du système soviétique et le regret de ses conséquences logiques : une extension de l’OTAN.
Ne fallait-il pas être fou pour croire à la promesse d’une alliance globale avec l’Empire occidental de Vancouver à Vladivostok,
alors qu’aucun gamin de notre enfance à Leningrad n’aurait eu le moindre doute sur la conséquence d’une telle reddition : le Pentagone à Kiev.
Où niche l’aigle impérial à deux têtes, ailes déployées bientôt de Californie en Sibérie, sinon à Washington ?
Ne faut-il pas s’attendre à voir un jour la cathédrale Saint-Basile transformée en Disneyland ?
Voilà ce que dissimulent des discours sur la vocation religieuse de la Sainte Russie.
Pour conférer à son pouvoir un semblant de légitimité, mon double a cru bon de recourir au baragouin des pires idéologues réactionnaires.
Toutes ces contradictions qui s’entrechoquent depuis que j’ai croisé le reflet de mon passé dans un miroir.
Tantôt je ne peux que vous donner raison, camarade Lénine, tantôt je vous hais d’avoir accordé sa liberté à la Petite Russie.
Mais où mon ancienne identité s’est-elle envolée ? Je ne la sens plus à mes pieds.
Sans elle, mes pensées vacillent dans tous les sens, de gauche à droite et d’Est en Ouest, mais aussi de haut en bas,
depuis les bulbes torsadés du Kremlin jusqu’au fond de ses oubliettes. Comment mettre de l’ordre dans ces références livresques ?
Depuis vingt ans mes conseillers les empilent sur ce bureau où trônait jadis votre œuvre complète, et j’en viens à me demander
pourquoi j’ai donné consigne à tous les fonctionnaires de se farcir cet autre chantre du conservatisme qu’est Nicolas Berdiaev.
Philosophie de l’inégalité ! L’orientation de la société ne peut être que métaphysique ! On voit où celle-ci mène les chars.
La nature paradoxale des réalités fait qu’une vie humaine authentique, à dimension spirituelle puissante,
exista dans le contexte matérialiste et athée de l’Union soviétique, davantage qu’à aucune autre époque de l’histoire.
C’est ce que me rappelle celui que je fus. Même si je ne sens plus trop sa présence. Où donner de la tête ?
Mon crâne est un navire tanguant dans la tempête, où les idées roulent de bâbord en tribord comme des tonneaux mal arrimés.
N’aurions-nous pas commis l’erreur de rivaliser avec l’Occident sur le terrain des théories conservatrices d’extrême-droite ?
Deux millénaires lui ont offert un savoir-faire sans égal dans l’art d’habiller sa domination de subtils artifices verbaux.
Barack Obama n’a certes pas démérité d’une telle tradition, quand en 2014 il a flatté les États d’Europe de l’Est en leur murmurant :
« Vous avez perdu votre indépendance une fois, avec l’OTAN, vous ne la perdrez plus jamais ». Quel génie de la duplicité !
Mais il est vrai que quelques jours plus tard, j’affirmais à Porochenko qu’à mon gré les troupes russes pouvaient en deux jours
être à Kiev, Riga, Tallin, Vilnius, Bucarest ou Varsovie. Génie de la stupidité !
Que suis-je devenu ? L’OTAN, selon son premier Secrétaire général, avait pour vocation de « conserver l’Amérique en Europe,
garder les Russes en dehors et s’assurer que les Allemands soient tenus ».
La fin de l’Union soviétique n’allait en rien modifier ces objectifs, si ce n’est en étendant l’Atlantique jusqu’au Pacifique.
Les bombardements de la Yougoslavie, de l’Irak et de la Libye furent garants de sa bonne foi !
S’il fallut un miroir pour faire se télescoper mon image de naguère et celle d’aujourd’hui, une relation en miroir se joue depuis toujours entre l’Europe et la Russie.
Votre vision du monde, camarade Lénine, autorisait l’espoir d’une issue viable à ce face-à-face, dont ce qu’on appela Tiers-monde fut le rejeton.
Ce qui supposait une dialectique historique. Au lieu de quoi (comme l’expliquait votre Impérialisme, stade suprême du capitalisme)
nous sommes la mâchoire d’un Moloch exigeant ses massives dévorations périodiques.
L’idée d’empire et l’apologie de la guerre fondent mon régime, quand j’offre au camp d’en face l’opportunité d’une phraséologie pacifiste et humaniste.
J’ai donc fait ce qu’il fallait pour complaire aux maîtres du monde, espérant en récompense une place d’exception dans leur galerie des grands chefs.
Cette ambition n’allait pas sans celle de surpasser votre légende en la contredisant.
Tel est le sens d’une monstrueuse bouillie théorique mêlant justice divine, empire eurasiatique et théocentrisme.
Ce n’est pas ici, dans les caves du Kremlin, que je retracerai notre histoire, ni n’endosserai le rôle d’un inconscient refoulé.
La réponse à Lénine suivra le même chemin que celui emprunté en octobre dernier par le message de celui-ci.
Par le canal clandestin d’un écrivain belge dont je me suis jadis occupé à Berlin, ces échanges n’auront pas pour destinataires les contemporains.
Leur idéale réception se fera le siècle prochain, quand la ville fondée par Pierre le Grand sur la Baltique sera redevenue Leningrad.
Ma participation (qui relèvera de ce qu’on nommera psychosynthèse), fournira d’utiles pièces aux archives.
Une idéologie rétrograde, condamnant les révolutions française et russe, puisant ses références dans l’Ancien régime,
ayant asphyxié de ses moisissures toutes les superstructures du monde civilisé, ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
L’on rira des lubies voyant en la Russie un réservoir d’énergies tribales dont l’exutoire était la guerre en osmose avec son chef.
Ces fadaises n’auront plus cours. Mais elles éclaireront notre actualité.
La stratégie de l’OTAN, consistant à provoquer l’ours russe dans sa tanière pour l’en faire surgir avec furie,
n’expliquera pas seule une telle succession de catastrophes militaires, sanitaires, financières, para-nucléaires,
qu’il faudrait un miraculeux sursaut de la conscience collective mondiale, pour faire échec à une Apocalypse.
Avec mon double des belles années, je partage une aversion craintive pour Dostoïevski.
Les références à l’Apocalypse de l’auteur du Carnet de Sibérie,
quand il évoque l’hypothèse d’un être humain régénéré sur la voie tracée par l’apôtre Jean,
me font frémir d’une angoisse qui était peut-être aussi la vôtre, camarade Lénine.
D’où vient-il que son texte Socialisme et christianisme, écrit en 1864, soit resté occulté jusqu’en 1971 ?
Sa réflexion ne dérange-t-elle pas tous les conforts, aussi bien matérialistes que religieux,
quand il assigne à cet idéal incarné qu’il voit dans le Christ une mission de phare autorisant de rêver à la fusion du moi et du tout ?
Pareille prophétie née dans la souffrance du bagne, quand elle envisage l’hypothèse d’un « être complet, synthétique, en éternelle jouissance »,
n’exprime-t-elle pas une intuition commune à l’humanité, qui traverse les arts et correspond à la vision de Marx ?
N’offre-t-elle pas une issue possible au capitalisme, où les immenses concentrations de richesse et de misère déterminent jouissance des élus,
souffrance des damnés ? Dostoïevski, fustigeant l’état maladif de la civilisation, n’inspira-t-il pas souterrainement Sigmund Freud ?
« Parvenir à une conscience totale de son moi et la livrer de son plein gré à tous : que faire de mieux ? »
Vous-même avez écrit Que faire ?, camarade Lénine, et nous avons jeté vos livres aux oubliettes.
On ne peut donc se réclamer du créateur de L’Idiot (comme je me le suis permis), et conférer au prince Mychkine un rôle de croupier du casino.
Dans ce cul de basse-fosse que sont les caves du Kremlin, je feuillette les œuvres de Lénine livrées à « la critique rongeuse des souris »
(comme disait Marx), et tombe sur un article publié voici cent ans, en mars 1922, dans la revue Sous la bannière du marxisme,
intitulé « La portée du matérialisme militant ».
Pourquoi cacher que nous aimions, à l’Université de Leningrad, entendre nos professeurs disserter sur les railleries de Lénine à l’égard des « valets de la prêtraille » ?
Mais qui niera que le virage religieux de la Russie contemporaine a ses racines dans un dogmatisme athée,
tel que Lénine en fournit l’illustration quand il rend compte de l’ouvrage Le Mythe du Christ,
qui « combat les fables et préjugés religieux, et démontre que Jésus n’a jamais existé » ? Ma mère était croyante, comme la majorité des Soviétiques.
La pire erreur des communistes fut d’occulter que la Révolution russe était mue par une aspiration mystique,
un messianisme qu’exploite mon double dans son alliance mortifère avec le patriarche de Moscou.
Je ne veux plus entendre parler de guerre, ni de tous ces penseurs qui considéraient inéluctable un affrontement militaire avec l’Europe.
J’ai donc signé une paix séparée dans mon bureau du Kremlin, noyé sous tous ces bouquins. Comprenez-vous ça, camarade Lénine ?
Au fait, y eut-il une guerre ? Quand je pense à ma jeune maîtresse la gymnaste olympique Alina Kapaïeva, de trente ans ma cadette,
nommée à la direction du plus important groupe de presse russe pour un salaire de dix millions de dollars et députée du parti Russie unie,
dansante sirène de l’aquadiscothèque aménagée sur le yacht Schéhérazade à près d’un milliard,
je me vois sous les traits du vieux Sérébriakov paradant avec sa jeune femme Éléna dans Oncle Vania de Tchekhov.
Il m’arrive aussi de me reconnaître en Verkhovski, des Démons de Dostoïevski, personnage avide de pouvoir et manipulateur.
Là où les idéologues du XIXe siècle dont je m’abreuve alignent des clichés figeant les peuples en stéréotypes creux,
Dostoïevski convoque un génie russe pacifique et culturel, non politique et militaire.
Mais comment pourrais-je aimer son Discours sur Pouchkine, puisque celui-ci fit partie de la rébellion décembriste contre le tsar Nicolas Ier,
à qui je m’identifie non moins qu’à Nicolas II comme à son ministre Stolypine, qui prétendit mater la Révolution bolchevique ?
Union civilisationnelle eurasiatique, modèle métaphysique de diversité dans l’unité : mots ronflants dont je dope non la soldatesque abrutie,
mais les officiers commandant cet absurde assaut contre l’Ukraine,
qui fournit à l’Alliance atlantique et à l’Union européenne un alibi pour unir leurs sommets à Bruxelles sous férule de Joe Biden.
Qui sait si marché de la guerre et guerre du marché ne feront pas de Moscou la prochaine capitale du monde occidental, face à Pékin ?
Que pèsent dès lors encore mes proclamations de fraternité panslave
(le « désir simple et naturel d’être côte à côte, ensemble, de se sentir au coude à coude », ai-je un jour lointain affirmé à Kiev),
qui n’avaient de sens que dans une perspective communiste ?
En réalité, ma méthode pour œuvrer à la restauration des valeurs chrétiennes fut un ouragan de dollars,
des règlements de comptes à la kalachnikov et des jeux télévisés à l’américaine.
J’ai contribué à livrer la Russie aux charognards surpassant les mafias occidentales ;
et placé mon orgueil dans la possession du yacht le plus coûteux du monde,
ignorant quel vrai sens les Mille et Une Nuits conféraient aux récits de Shéhérazade.
L’évangélisation des premières tribus slaves était contemporaine des Mille et Une Nuits.
Quand le calife de Bagdad Haroun al Rachid – à qui Shéhérazade fait référence – accueillait philosophes et poètes au Palais de la Science
et lançait en ambassade un éléphant à l’empereur d’Occident Charlemagne, Moscou n’existait pas.
Le paganisme des Slaves, en faisant des sous-hommes aux yeux carolingiens, justifiait leur esclavage.
Comme il en avait été depuis des siècles sous l’empire de Rome. Slava signifie gloire en notre langue.
Ce cri de guerre, aux oreilles des civilisés, devait le leur faire associer à la servitude.
Ainsi la slavitude est-elle ontologiquement barbare aux yeux de l’Occident.
Mais slovo chez nous signifie parole. Gloire à la parole : slava slovou.
Peut-être ce détour sémantique n’est-il pas inutile pour éclairer qui sont les sous-hommes que nous sommes.
S’il fallut bien du temps pour que l’écriture nous parvienne avec l’Écriture,
et si notre État primitif coïncide avec le baptême du prince Vladimir en Crimée, jamais nous n’avons tout-à-fait quitté forêts et steppes originelles.
On nous voit de fâcheuses tares, dues à notre indéniable retard.
Mais qui peut affirmer que nous n’avons pas une spécificité dont bénéficierait l’humanité si son progrès n’était jugé selon des critères technologiques ?
Le souffle spirituel animant les relations entre les hommes comme avec l’univers se dit chez nous ‘ doukhovnost’.
Cet essentiel attribut de la russitude ne serait-il pas une précieuse ressource d’homo sapiens dans son combat de résistance à la robotisation programmée ?
La culture occidentale a coutume de rejeter les chasseurs-cueilleurs de sa préhistoire dans les temps mythiques.
Leur surgissement créerait une psychose analogue à celle suscitée par le russky mir. Que nous soyons en guerre ou pas.
Je remue ces idées vagabondant parmi les ossements dans ces caves où nul ne met plus les pieds, sachant qu’à l’étage de son bureau,
celui qui a pris mon identité peinerait à les exprimer.
Qu’y peut-il ? Depuis la kommunalka de la rue Baskov à Leningrad, jusqu’à mes fonctions pour la ‘ bezapasnost’ en DDR,
j’ai vécu au service de ma patrie ; lui, gère un supermarket.
L’idée que la puissance publique dispose d’une supériorité morale sur les intérêts privés m’accompagna toujours.
Et si jamais elle ne s’incarna davantage qu’en l’État soviétique, jamais elle ne fut plus bafouée que par les malfrats mis en place au Kremlin par Wall Street.
Quand les porcs engraissés sous Eltsine ont parié sur mon alter ego, ils pensaient changer l’acteur, pas le scénario du film.
Suis-je certain de savoir pourquoi je continue de jouer ce double rôle de preux nimbé de sainteté pour mon peuple
(dans la tradition russe du bogatyr) et de sanguinaire tyran pour les autres ?
Je me donne un air impénétrable à mesure que mes armées pénètrent les chairs adverses,
mais ne suis-je aussi le défenseur, griffes et crocs dehors, d’un corps féminin sensuel
et mystique dont les entrailles attisent les convoitises, promis au plus gigantesque viol de l’histoire ?
Moins que quiconque j’ignore qu’énergie, matières premières, communications et transports,
mais aussi la santé et l’éducation d’une nation, doivent échapper à la vampirisation de l’ennemi.
C’est pourquoi j’ai restauré la verticale du pouvoir et les électeurs s’en sont montrés trois fois reconnaissants.
Ce combat contre la voracité des prédateurs se menait aussi à l’intérieur de notre camp.
Lors de mes premiers pas sur la scène internationale, Eltsine avait grand ouvert les portes aux agents d’outre-Atlantique,
ces proconsuls mandatés par Wall Street pour éduquer la Moscovie. Plus nous faisions profil bas, plus les nouveaux maîtres nous humiliaient.
L’OTAN prit possession des pays Baltes, installa des bases en Asie centrale et en Europe jusqu’à nos flancs.
Nous étions sous tutelle financière et, pour posséder ce vaste corps, il fallait s’emparer de notre cerveau.
La plus riche des patries se trouvait à la merci de gangsters qui avaient pignon sur Londres et New York.
Alors se sont déchaînées des foules à Tbilissi puis à Kiev. Révolution des Roses : un agent de la CIA porté au pouvoir.
L’enjeu c’est Moscou. Révolution Orange : des commissions d’experts internationaux surgissent du néant
pour juger illégitime le résultat des élections gagnées par le candidat pro-russe.
On venait de voter sous les bombes en Afghanistan et en Irak, où les troupes américaines occupaient les bureaux de vote : là-bas, tout était normal.
Pas en Ukraine : le résultat n’y était pas le bon.
Financés par le Congrès américain, l’Union européenne et quelques organisations non gouvernementales philanthropiques telle la Fondation Soros,
des manifestants font retentir place Maïdan leurs joyeux slogans en faveur de l’Occident.
De nouvelles élections consacrent cette fois celui qui voulait faire entrer dans l’OTAN la terre natale de Khrouchtchev et de Brejnev,
siège de notre flotte militaire ! Autant dire, à portée de main, la victoire qui avait échappé à Hitler et Napoléon.
L’apothéose de ce blockbuster : une parade sur la place Rouge avec Bill Gates, Elon Musk, Zetterberg et Jeff Bezos, déguisés en personnages de Mickey ?
Les caves du Kremlin baignent dans une obscurité sépulcrale propice à la méditation.
L’univers parallèle où j’évolue me permet de voir que Wall Street, le Pentagone et Hollywood forment la triade maîtresse du monde occidental.
Mythologie de bande dessinée et de dessins animés, dont font partie les programmes des gamins de la Silicon Valley.
Quel rapport entre le réel et ses représentations ?
L’acteur de cinéma qui représente à Kiev les intérêts mafieux des oligarques propriétaires de l’Ukraine –
dont les sièges sociaux sont à Chypre ou en Hollande – joue à merveille son rôle testé dans une série télévisée.
Le festival de Cannes en fait sa gueststar, pendant que l’aviation militaire française promotionne dans le ciel un navet
dont le superhéros est un pilote de bombardier vétéran de l’Irak.
Qu’importent les noms de ces acteurs interchangeables dont les films ont tous été conçus à Langley, siège de la CIA.
Si l’on occulte le fait que celle-ci fut le principal pilier de l’opposition ukrainienne à la Russie depuis plus de dix ans
(non sans l’appui du Département d’État, de l’Open Society de George Soros et de quelques autres officines plus discrètes encore),
ce qui s’est passé depuis Maïdan correspond à ce qu’en dit unanimement la propagande occidentale : combat de la démocratie contre l’autocratie.
L’impartial jugement du tribunal mondial présidé par Oncle Sam fut-il rendu suite à un procès qui aurait laissé se défendre l’accusé ?
Tout s’est passé comme si le camp civilisé avait prononcé son verdict en octobre 1917.
Même si la chute d’un mur à Berlin valut quelque aménagement de peine, une sentence définitive est tombée, sans aucun appel possible, au début de ce siècle.
Quand le Kremlin refusa de laisser s’y installer Oncle Sam. Donc, bien avant l’offensive russe lui servant de prétexte.
Autrement dit, le plus vaste territoire du monde (s’étendant sur plus de la moitié des fuseaux horaires)
devait accepter d’être soumis sans réagir à quelques hectares de New York, Washington et Los Angeles.
Toute éventuelle réaction justifiant sa condamnation préalable.
Pour que l’issue d’un tel procès soit acclamée par tous les membres du jury démocratique,
et par leurs armées d’agents médiatiques, ne faut-il pas qu’aient opéré quelques facteurs idéologiques ?
En-deçà comme au-delà des aspects militaires, la guerre a pour objectif de conquérir les cerveaux.
D’où l’abolition des plus élémentaires facultés logiques afin de faire communier les foules dans la vision propagandiste officielle :
celle des possesseurs de leurs corps, de leurs âmes et de leurs esprits.
JUPITER DEMENTAT QUOS VULT PERDERE. Jupiter affole ceux qu’il veut perdre.
Ma folie (si elle est avérée) tient au jupitérisme (donc au césarisme) qui gouverne le globe en empruntant toujours de nouveaux masques.
Cette folie déjà réside en le terme Tsar – dérivant de César – qui nous a fait rêver d’une Troisième Rome.
Comme si nous n’étions pas depuis César soumis à l’injonction de Caton contre Carthage (déjà proférée contre Troie) : Delenda est Moskva.
Pauvre élite russe, qui a voulu jouer au patriciat de la Rome antique ! Mais le vrai césarisme ne s’affiche plus comme tel :
il arbore le look déjanté d’adolescents attardés, dissimulant l’origine militaire des technologies de contrôle physico-psychique.
La tyrannie numérique, agrémentée de traçages biologiques et d’Artificial Intelligence,
avec V Health pass dans la Virtual Life, promet un Cyberworld en regard duquel tous les totalitarismes d’antan furent des jeux d’enfants.
La caste planétaire qui s’est emparée des richesses, des pouvoirs et des esprits de l’humanité ne dispose pas du bagage intellectuel de ses devancières.
Comique est à cet égard le tableau du clan que je formais avec les 3 B qui furent pour ainsi dire pionniers du G5 et de la 5G : Bush, Blair et Berlusconi.
Jamais société ne fut sous la coupe d’une telle engeance,
grâce à quoi des fortunes sidérales s’approprièrent une industrie sans précédent de fabrique des opinions.
Celles se réclamant de votre héritage en étaient exclues, camarade Lénine. Moscou fut alors le vortex mondial d’une chute vers l’abîme.
Le marché, bridé pendant trois quarts de siècle, y explosa.
La socialité se désintégra sous l’effet d’un fétichisme ouvrant pour seuls horizons le faux luxe des grandes marques occidentales
et les gadgets électroniques ou à moteur. Certains de mes amis vivaient dans des palais de stuc
et d’or, leurs Mercedes blindées traversant la ville comme au temps des tsars les cochers des boyards se taillaient un chemin
dans la foule des moujiks à coups de knout. Si défaite russe il doit y avoir, elle fut donc d’abord mentale.
Car il me faut avouer cette autre monstrueuse erreur historique : avoir nié la victoire de l’Occident dans le Guerre froide.
Comme si le peuple russe avait mis fin à un régime qui l’oppressait, conquérant sa liberté !
Celle qui permit à un Romanov de célébrer son mariage avec une bourgeoise italienne en la cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg ?
Ou à mon porte-parole au Kremlin de fêter le sien sur un yacht loué 300.000 euros la semaine en Italie,
non sans y exhiber pour la presse une montre du même prix ?
Il fallait donc tout miser sur l’Église et l’armée, Kirill et les siloviki.
« Je suis le dernier Tsar de toutes les Russies ! » Cette formule revient, tel un leitmotiv,
dans plus d’un roman de l’écrivain belge que j’eus à superviser jadis à Berlin.
La phrase est prononcée par Igor Bielinski, descendant du publiciste russe du XIXe siècle Vissarion Bielinski.
Cinéaste soviétique en rupture de l’URSS vers la fin du dernier siècle,
cet émigré traîne dans les rues de Bruxelles une russkaïa khandra que seule apaise l’amitié du vieux poète communiste grec Anatole Atlas.
Lequel n’est autre que le grand-père du personnage principal portant mêmes nom et prénom,
par l’entremise de qui le présent échange de messages aura pour destinataire la postérité.
Dialogue des oiseaux du phare et Confession d’un homme en trop sont les titres des romans où intervient Bielinski, formant le diptyque Maïak.
Ce mot signifie phare en notre langue : il fut offert à l’aède en 1929, sur une plage du golfe de Finlande, par Maïakovski qui le gratifia de la moitié de son nom.
Ces références livresques me font hâter le pas vers l’objet d’une quête me ramenant à la sinistre année 1990.
J’ai l’impression d’avancer en rêve dans un labyrinthe, comme si ces caves n’étaient pas plus réelles que le Kremlin lui-même.
Pas plus réelles que le jeu de miroirs entre l’Est et l’Ouest, entre moi et moi.
Même si je n’ai pas plus de réalité que celle d’un reflet capté par celui qui n’est plus le tsar de toutes les Russies,
et si je me suis réfugié hors de sa portée dans les souterrains du palais, je pénètre ses pensées depuis un autre monde.
Nous ne sommes jamais tout-à-fait étrangers l’un à l’autre et je sais qu’il ne désapprouverait pas ma déambulation dans ces caves puant le moisi,
comparables aux tréfonds de sa propre mémoire.
C’est la part oubliée de son identité qui, voici quarante (ou même cinquante) ans, fut en relation avec le futur écrivain belge quand il séjournait à Leningrad.
« Vous n’avez pas étudié sérieusement les dispositifs idéologiques du néocapitalisme », répétait celui-ci non sans arrogance en 1982,
alors qu’il bénéficiait d’une bourse de séjour pour étudier le publicisme russe aux temps des Bielinski, Dobrolioubov, Herzen, Tchernychevski – dont se revendiqua Lénine.
Je revois son obchejitié de la rue Taras Chevtchenko dans l’île Vassilevski,
où il discutait chaque soir avec mon ami le philosophe biélorusse Pavel Pavlovitch, auteur du recueil de poèmes Ia radil’sia v grazou
(Je suis né de l’orage), car il était venu au jour dans l’un des innombrables villages de la Russie blanche où les nazis massaient la population dans une église avant de l’incendier.
Jamais propagande militaire ne fut plus ignoble que celle, déversée par toute la presse occidentale,
comparant les actuelles dévastations en Ukraine avec l’extermination pratiquée par les armées du Reich.
Leur stratégie de la terreur consistait à laisser vivant un seul témoin de l’extermination. Ce fut sa mère enceinte.
Un Oradour-sur-Glane mille fois répété, toujours brûlant dans la mémoire collective,
qui explique pourquoi la majorité des citoyens de ce pays demeure fidèle au modèle soviétique.
Il s’en faut d’un bombardement médiatique de haute intensité pour propager en Occident le fantasme d’une place Maïdan à Minsk.
C’est en compagnie de Pacha que le jeune bougre belge remonterait la Neva dans un bateau de croisière jusqu’au lac Ladoga, périple alors interdit aux étrangers.
J’intervins pour le faire monter à bord sous l’identité d’un étudiant estonien, car il parlait le russe avec l’accent de ce pays.
Plus tard, ils auraient l’occasion de se rendre sur la mer Noire à Yalta, ce dont témoignerait son film Hymne pour une ville sans fleuve,
document exceptionnel sur la vie en Union soviétique.
Tout au long de ces voyages en train par forêts et steppes, l’insolite énergumène belge évoqua sa jeunesse en rupture sociale et familiale absolue,
qui lui avait notamment valu d’apostropher l’un des plus célèbres intellectuels français d’alors à l’Université de Louvain,
dix ans avant son séjour à Leningrad. Les images qui en restent font partie de son volumineux dossier.
J’avance toujours à tâtons dans les galeries souterraines d’une mémoire me faisant revenir aux analyses de celui
qui se prévalait ouvertement d’une lecture idéaliste de Marx.
Il avait le front de mettre en question notre matérialisme, prétendant nécessaire de se référer aux pensées de Saint Augustin et de Pascal.
Ce qui, suscitant l’amicale hilarité de Pacha, ne nous dissuada pas de maintenir le contact après son retour en Belgique.
Ainsi vint-il nous visiter régulièrement dans une villa du quartier soviétique de Pankow, aux environs de Berlin.
Lui-même s’était mis à professer le publicisme à travers des brochures dont nos services finançaient l’impression.
Ce qui lui permit d’envisager que les mouvements d’avant-garde hostiles au communisme sous label d’extrême radicalité,
surgis en Europe dès le début de la Guerre froide et actifs dans les milieux de l’art
comme dans les groupuscules d’ultragauche, laboratoires du néocapitalisme, devaient avoir bénéficié des largesses d’occultes officines.
Sa ferveur lui venait, disait-il, d’une enfance au Congo belge, où s’était à jamais éclairée sa vision d’un colonialisme intrinsèque au monde occidental.
Cette situation d’étranger dans sa propre culture, dont il se refusait à cautionner les structures au risque de complète illégitimité,
l’aidait à conserver un regard extérieur indispensable pour discerner les formes toujours modernisées de colonisation des esprits.
Ce serait l’axe de sa création littéraire ultérieure, où devait nécessairement s’égarer un cinéaste soviétique halluciné du nom d’Igor Bielinski,
clamant par les rues de Bruxelles : « Je suis le dernier Tsar de toutes les Russies !»
Comme vous, camarade Lénine, je suis fier d’avoir dédaigné l’ancien palais des Tsars parmi tous ceux qu’abrite le Kremlin,
pour préférer le palais du Sénat, fort sommairement meublé.
Quand le grand lustre en bronze est éteint, sous le seul éclairage d’une petite lampe, les pensées incongrues de celui que je fus me reviennent en mémoire.
On ne peut rien effacer. Tout revient. Puis s’en va.
Qui se souvient des Zapiski iz Podpolia (Écrits du Souterrain)
rédigés par Fédor Dostoïevski lors de sa crise existentielle consécutive à son séjour en Europe ?
J’avoue lire avec difficulté ce constat désespéré des contradictions tenaillant l’être humain dans les conditions du monde moderne dit civilisé.
N’a-t-il pas généré les pires barbaries, sans en assumer la responsabilité ?
Je n’ai qu’à tendre la main, camarade Lénine, pour ouvrir un volume de vos œuvres complètes et lire ce que vous écriviez voici juste cent ans :
« Dixième anniversaire de la Pravda. Dix ans seulement ! Mais, par l’intensité de la lutte et du mouvement, cent ans viennent d’être vécus ».
Qui, de nos jours, peut-il comprendre une telle phrase ?
Elle relativise le temps comme seul Einstein à l’époque en était capable, ainsi que les écrivains qui enjambent les siècles.
Je poursuis ma lecture de l’article :
« La rapidité du progrès social au cours des cinq dernières années a quelque chose de surnaturel,
si l’on considère comme ‘ naturel’ que des centaines de millions d’êtres humains (plus d’un milliard, pour être exact)
soient traités comme les Hindous et les Chinois, subissant une exploitation extrême,
un pillage éhonté, pour que des ‘ civilisés’ décident ‘ librement’, ‘ démocratiquement’, ‘ parlementairement’
la question de savoir s’il faut se partager ‘ pacifiquement’ le butin, ou s’en remettre au massacre de quelques millions supplémentaires… ».
Je repose le tome contenant ce texte paru dans la Pravda en mai 1922.
Nous en sommes toujours là, si ce n’est que Chine et Inde n’en sont plus au même point ; qu’Afrique et Amérique du Sud échappent à votre vision d’alors ;
et que l’impérialisme s’est infiniment modernisé.
Ceux qui se prétendent les maîtres du monde ne tolèrent, aujourd’hui comme hier, aucune résistance à leur hégémonie.
Le pauvre George W. Bush Junior vient encore de le révéler piteusement, piégé par l’un de nos journalistes qui s’était fait passer pour Zelenski :
ce crétin a fait rire la planète en avouant les plans de son pays, de l’Europe et de l’OTAN.
Comme à votre époque, ils ne supportent nul autre pouvoir que celui de valets soumis à leurs intérêts.
De ce postulat découle tout ce qui se passe depuis vingt ans. Partout leurs pions s’avancent, guidés par un État-major au masque de Juge de Paix.
Vous ripostez ? Crime ! Dostoïevski fait prédire par son Grand Inquisiteur, dans Les Frères Karamazov,
les manipulations de masse théorisées par le publicitaire Edouard Bernays, après votre mort, comme principes démocratiques :
les populations doivent être traitées comme du bétail ; on leur vend un gouvernement comme n’importe quelle marchandise.
Mais je ne sens plus, dans l’ombre de ma table de travail, cet éclat d’un temps révolu que j’avais voulu garder près de moi.
Peut-être s’est-il envolé vers des contrées inconcevables où il attend que je le suive. Un reflet de miroir, c’est capable de tout.
J’aurais dû le tenir à l’œil. S’aviserait-il de me jouer un vilain tour en interférant dans le message que je vous lance ?
Il est vrai que nous sommes presque à portée de voix. Seul un tunnel me sépare de votre mausolée au pied de la tour Senatskaïa.
Je suis prêt à vous y rejoindre, vu le masque de cire qu’on me reproche d’arborer. Qui loge au Kremlin se croit maître du temps.
Tout paraît changer alentour, quand la vie se fige à la grande horloge de la tour Spassky.
J’ai sans doute eu trop confiance en l’abri de ces remparts, dressés par Ivan le Terrible contre qui voudrait s’emparer de la Troisième Rome.
« Que ferons-nous sans les Barbares ? Ces gens là, en somme, étaient une solution. »
J’aime citer ces vers d’un autre aède grec du XXe siècle que le grand-père de l’écrivain belge
par la messagerie duquel vous parviendront ces réflexions, camarade Lénine.
Pour n’exister que comme reflet, c’est bien le moins d’avoir le droit de réfléchir.
Et de s’étonner si, dans l’article d’il y a cent ans, vous l’athée farouche, auteur de Matérialisme et empiriocriticisme, utilisez le mot surnaturel.
J’imagine assez mal votre intention de vous inscrire dans le sillage du surréalisme.
Sans avoir publié de manifeste, ce mouvement d’avant-garde fermentait déjà à la même époque.
Un poète nommé Apollinaire (compagnon de cet aède grec) l’avait d’abord baptisé surnaturalisme.
Nous en arrivons aux raisons de mon errance dans ce dédale. Mon statut de mort-vivant, revenant d’un autre monde,
ne m’interdit pas – bien au contraire – d’exhumer des cadavres de papier dans cette cité souterraine pour les faire, qui sait, revenir à la lumière du jour.
C’est ainsi que mes pas semblent guidés par un document d’archive devenu sans doute introuvable, remontant à l’année fatale où tout s’est joué : 1990.
Ces galeries ne doivent pas avoir été visitées depuis l’ère où des escouades de bureaucrates y rangeaient la mémoire de l’humanité.
La mise au chômage due au triomphe du triptyque occidentalisation-libéralisation-privatisation, transformant ces lieux en désert, facilite ma tâche.
Que dirait un reflet spectral à un matérialiste convaincu ?
Celui-ci accepterait-il comme argument que Lénine lui-même évoqua le surnaturel, et que Marx a vu le communisme comme un spectre ?
Je m’avance entre des rayonnages qui ont conservé leurs classifications,
non sans que me trotte en tête un passage de votre article de mai 1922 qui n’a guère échappé à la vigilance des idéologues du monde actuel :
« Lorsque la vieille Iskra fut fondée, en 1900, une dizaine de membres y contribua.
Quand le bolchevisme naquit, une quarantaine participa aux congrès illégaux de Bruxelles et de Londres en 1903.
En 1912, la Pravda bolchevique avait derrière elle des dizaines et des centaines de milliers d’ouvriers prêts à secouer le joug du tsarisme.
En novembre 1917, les bolcheviks obtinrent 9 millions de voix sur 36 aux élections de la Constituante.
Mais, dans la lutte au-delà du scrutin, ils avaient avec eux la majorité du prolétariat et de la paysannerie conscients,
représentée par la majorité des délégués au IIe Congrès des Soviets de Russie, comme par la majorité des 12 millions d’hommes en armes. »
Aucun stratège occidental n’ignore ces faits. Moi-même, devenu qui je devrais être pour appartenir au club de l’élite mondiale,
il me faudrait les travestir en souscrivant à l’interprétation bourgeoise partagée de l’extrême-droite à l’ultragauche,
présentant la Révolution comme un vulgaire coup d’État.
C’est l’expression que mon double utilisa lors de sa prestation télévisée du 21 février dernier,
préalable à l’attaque militaire du 24, vous attribuant une essentielle culpabilité dans cette affaire.
Je me sens comme un reflet qui réfléchit depuis trente ans à un problème, découvrant que la solution était déjà trouvée voici cent ans.
Nous ne devons plus nous mirer dans l’Empire occidental mais tendre à celui-ci de quoi le terrifier par sa propre image dans le miroir.
Telle est la fonction de la littérature. Voici le document décisif de l’an 1990.
Réponse captée le 30 mai 2022.
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