Dixième invitation à l'Axiome de la Sphère
Mal d'Aurore
L’histoire occidentale est fondée sur une double malédiction, frappant les engeances condamnées par l’Olympe et le mont Sinaï.
D’une part, les Titans révoltés contre Zeus et sa cour ;
de l’autre, Cham et Canaan d’où est issu Nemrod, fondateur de Babel : tous maudits par l’Éternel.
Cette coïncidence entre deux traditions s’accentue du fait que Japhet est le père des Titans
qui eurent leur part dans le déchaînement du déluge pour Hésiode ;
quand Japhet est, entre Sem et Cham, le deuxième fils de Noé selon le récit biblique.
À ce titre, Atlas et son frère Prométhée partagent le sort du plus vieux personnage de la littérature,
même si Gilgamesh – roi d’Uruk au IIIe millénaire avant notre ère – entretient moins de relations avec
les monarques réels qu’avec les principaux héros fictifs de la modernité : mauvais, qui dit le Mal !...
Don Quichotte et Hamlet, ces lanternes au seuil d’une ère dominée par la rationalité marchande, eurent une même intuition :
celle de la razon dans la sin razon ; de la méthode en cette folie.
Comment percevoir les manifestations extrêmes d’absurdité sans voir leur logique profonde ?
Un anéantissement de la catégorie d’intellectuel critique explique le fait
que des étudiants de Francfort ignorent l’existence de l’École de Francfort.
Ainsi, l’inéluctable explosion de la bulle financière ne peut survenir sans mise à l’abri du troupeau dans des étables confinées.
Les bêtes sont-elles assez domestiquées pour ne pas meugler
quand on leur impose état de siège, quarantaine et couvre-feu contre le danger d’une mouche ?
Le sanitaire est l’ultima ratio de l’élevage industriel pour des cheptels chimiquement et électroniquement augmentés,
tenus de rester dans l’ignorance de l’extermination programmée quand a sonné l’économie de guerre
dans une Animal Farm décrite par Orwell…
« Sur la plage le sable bêle », chantait Léo Ferré dans un temps plus antédiluvien que la mémoire de Gilgamesh.
« ô toi fille verte, mon spleen », poursuivait sa mélopée d’il y a cinquante ans.
« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin », écrivait Apollinaire.
Charmant bestiaire d’époques révolues !
L’abattage en gros sera plus massif, précédé par toutes les anesthésies qu’autorise la technologie…
Soleil, plage, océan pour un seul estivant sous les rafales de vent.
Cité vidée de ses âmes, jamais aussi sinistrée depuis le séisme de 1960.
Mes sœurs les mouettes sont les reines d’une baie découverte par les Phéniciens voici la moitié de l’âge de Gilgamesh.
Le bétail touristique a déserté mangeoires et abreuvoirs de la digue autant que l’estran de la marée, le sable et l’eau.
Qu’est la mer, sinon décor faisant partie de la représentation d’un éden acheté sur catalogue ?
Si virus il y a dans le fruit défendu, tous rentrent au bercail des hôtels sur injonction divine.
Le Moloch, nourri de sang, connaît des crises de saturation digestive allant jusqu’à l’apoplexie,
sans autre remède que saignées périodiques. Lénine le disait voici cent ans, mais qui est-il encore ?
L’humanisme prométhéen s’abreuve au messianisme juif dans l’invention du projet communiste,
inspiré par l’ombre de notre plus vieil ancêtre commun.
Car s’il faut réunir Marx et Freud, Cham est le Surmoi de l’humanité !
Dans le silence d’une telle solitude parviennent au pied de l’Atlas, du fond de l’Atlantique,
les accords d’un luth accompagnant une voix de l’Atlantide : « Ô toi fille verte, mon spleen ».
L’image d’une sirène hante La Mémoire et la Mer. Léo fume un narghilé avec Louis et Elsa.
Plus la démence en cours, nous disent-ils, se déchaîne sous l’effet
de facteurs doublement biologiques – la peur d’un microbe et la digestion du Moloch –
plus il nous revient d’en éclairer la portée symbolique, jusqu’à ses dimensions historique, générique voire cosmythologique.
Une véritable civilisation ne serait-elle pas celle qui permettrait aux humains de poursuivre toute leur vie,
sous mille formes à organiser, leurs jeux d’enfants ?
Cette vision de Gilgamesh est à l’origine d’une mise en lumière du Moloch, revendiquée par Axiome de la Sphère.
Dans le sac à malices où celui-ci va chercher les feintes préludant aux exterminations massives
lors de chacune de ses crises d’apoplexie, nul ne peut jamais prévoir quelle teinte aura le cheval d’Apocalypse
qui en sortira cette fois-ci : Peste ? Famine ? Guerre ? Comment propager la Mort, sous couleur de protection ?
Dans tous les cas manœuvre la finance. Marchés des actions ou de la dette ?
Si depuis quarante ans ce que Moloch appelle mondialisation consiste en un bouleversement de la division planétaire du travail,
avec redistribution géographique des activités selon la loi du moindre coût, donc des pires intoxications sur continents
et océans, comment telle contamination n’aurait-elle pas de conséquences globales ?
N’est-elle pas providentielle si elle survient à l’heure de l’apoplexie digestive, prétexte à une saignée collective ?…
Comment supposer qu’un système buccal, stomacal, intestinal et anal – car le capitalisme n’est rien d’autre,
même faisant passer ses vessies pour des lanternes – condamnant à mort des millions d’enfants chaque année
pour crime de n’avoir pas accès à l’eau potable, ait pour priorité la santé de l’humanité ?
« Nous sommes en guerre » clame le Moloch au troupeau, non sans en appeler à l’union sacrée
contre mille attentats terroristes concentrés dans la nocivité d’une mouche.
Mais celle-ci est son accusatrice : elle accuse une intoxication généralisée, physique et psychique, de l’Animal Farm.
Elle accuse Kapitotal d’un demi-siècle de CRAC (contre-révolution anticommuniste) par destruction du camp d’en face,
mais aussi par démolition de toutes les structures sociales faisant prévaloir sur la valeur d’échange la valeur d’usage
et le travail vivant sur le travail mort.
Cette mouche accuse la mort de saisir le vif, quand moins que jamais les vivants perçoivent la voix des morts,
par l’emprise absolue sur les cerveaux de la tour Panoptic…
Où le monde est-il plus réel que dans les vapeurs des pipes à eau de l’Atlantide ?
Il s’en exhale, autour des braseros, les visions d’Antonio Gramsci, de Rosa Luxemburg et de Federico Garcia Lorca,
frappés par griffes et crocs sous uniformes fascistes ou sociaux-démocrates.
Leurs voix se mêlent à celles déjà nommées par Gilgamesh, maudites à l’instar d’une mouche contagieuse
rappelant les Érynies du théâtre grec. Quel crime originel poursuivent toutes les ménades en colère de ce temps ?
Parlera-t-on bientôt du sexe de Cham, où s’entend la terre gémir de tous ses abîmes quand Moloch suppure de ses entrailles ?…
C’est pourquoi le véritable scribe est l’être le plus méprisé de la présente société.
Ne lui renvoie-t-il pas dans son miroir sphérique une image interdite : celle de l’assassinat de l’aède ?
Bien sûr, prospèrent mille industries de substitution, poètes nationaux, The Voice à la télé.
La chasse aux sorcières et aux enchanteurs est un impératif de Moïse à Maïmonide :
la mort est leur sort voulu par l’Éternel !…
« Toute poésie se meut dans un champ pour ainsi dire apocalyptique .»
Ces mots du poète communiste grec Yannis Rítsos étaient en exergue d’un roman publié voici vingt ans.
Dix ans plus tôt, c’est derrière une tapisserie médiévale de l’Apocalypse que je me dissimulais au château de Mirwart,
pour stopper les harangues de Herr Doktor Bubble Gum à la Grande Fraternité Blanche.
Au premier rang de laquelle était assis le Parrain de la Belgique, personnage capital d’Axiome de la Sphère.
Livres bannis comme Titans par l’Olympe et Cham par le mont Sinaï.
Vous n’échappez pas à la culpabilité, nous disent les voix des morts,
quand partout ne s’entendent que protestations d’innocence.
Rien sous contrôle plus que la Parole, dont le cadavre n’en finit pas de pourrir au nom de la Valeur.
D’où cette phénoménologie de l’absence d’esprit.
Jupiter ne rend-il pas fous ceux qu’il veut perdre ? interrogeaient les Anciens.
Dans les milieux ministériels, universitaires ou médiatiques, on chercherait en vain la moindre forme d’expression pouvant,
si peu que ce soit, déplaire au Parrain de la Belgique.
L’armée de la culture, encadrée d’officiers briefés, fait appliquer le mot d’ordre publicitaire officiel venu d’en haut :
« Nous sommes le pays du surréalisme et de la subversion, de même que les champions des pralines et des frites ».
Quand les pandémies liées à la Valeur se propagent à vitesse globale, seul est arrêté dans sa course le virus de la Parole.
Pour la première fois dans l’histoire, un vocable inconnu la veille sinon comme marque de bière (non belge),
se voit honoré d’un usage universel. Mais 3 mots tapis derrière ce phénomène contingent,
3 mots synthétisant ce qui se passe depuis cinquante ans, 3 mots nécessaires pour éclairer un océan de ténèbres mentales,
sont bannis du vocabulaire : Kapitotal, tour Panoptic et pseudocosme…
Dans le linceul du crépuscule, sourit le fœtus d’une aube imprévisible.
Patience, l’aube viendra, pleine de lumière et de merveilles.
De siècle en siècle se transmet un message à l’instant formulé par Lautréamont depuis l’Atlantide :
nous ne guérirons jamais du Mal d’Aurore.
Limonov s'avance vers son brasero, guidé par l'ombre des ancêtres oubliés :
« La peur de la mort est pire que la mort, elle n'empêche pas la mort mais la vie »
dit-il en recevant la pipe du narguilé.
Anatole Atlas – mars 2020
SPHÉRISME | RETOUR
|