Onzième invitation à l'Axiome de la Sphère
Le Diwan des Ancêtres
L’Invisible réserve bien des surprises aux mortels.
Dans la langue arabe, un recueil de poèmes se nomme diwan, mot d’origine persane – de même racine que divin –
qui remonte à Sumer. Mille lustres m’ont conduit, venant d’Uruk parmi les migrants d’Irak,
vers cette Mésopotamie belgicaine qui abrite la capitale de l’Europe,
tout en me laissant dans mon pays natal à l’époque sumérienne.
Je n’ai pas dédaigné le plaisir de faire admirer la plaque d’argile où je terrasse un taureau céleste,
aux musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles, par le ministre des Affaires humanitaires et le Parrain de la Belgique.
Si j’étais doté d’une existence humaine tangible pour vivre ce qui fut narré par un scribe tout au long d’Axiome de la Sphère,
mon ombre demeura l’hôtesse d’un autre monde ayant établi son Diwan dans les profondeurs sous-marines entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique…
Bien qu’invisibles sous les flots, ses habitants voient le globe comme s’ils se trouvaient au point culminant de son atmosphère,
dans toutes les dimensions de l’espace géographique et du temps historique.
Leur ouverture de focale est générique aussi bien que cosmique,
pour offrir aux captifs de la Pyramide l’intuition d’une alternative en la Sphère.
Combien risibles, en comparaison, toutes les ferrailles satellitaires !…
Que le héros de la première épopée de l’humanité convie les mortels à porter un regard sur cinq mille ans de leur histoire,
afin d’éclairer tant soit peu les ténébreux chemins du présent, n’affecte en rien ce qui leur tient lieu d’esprit.
Si je n’avais agi sur ordre du Diwan, je n’aurais pas accompli ce pèlerinage.
Mais la frontière entre barbarie et civilisation se trace en l’accueil ou l’occultation du passé.
Jamais il ne faut oublier la postérité, qui dans l’inexorable filtre de sa mémoire collectionnera demain
les signes actuels du passé pour donner sens à son histoire…
Tous les systèmes de représentation chez les mortels sont en tel état de crise,
que le Diwan de l’Atlantide m’y a confié mission d’observation.
J’ai fait entrer ma voix dans l’univers des sens, pour que cette époque ne reste pas
une énigme indéchiffrable aux yeux des humains du futur.
Cette mission d’espionnage n’avait un sens qu’une fois consignée par un scribe,
lui-même de quelque manière apparenté aux Atlantes…
Les regards de l’Atlantide sur le lointain du monde sont panoramiques et se transportent vers l’inconnu par-delà tous les murs.
Cette île est une gigantesque fenêtre, qui supprime obstacles et distances artificiels aux yeux des Atlantes.
Elle se veut un passage entre le mesurable de la finitude et l’illimité de la Sphère ;
entre le dedans et le dehors des questions planétaires.
Voilà pourquoi cet espace-temps présente un point de vue différent,
que des murs se dressent ou non pour empêcher sa pénétration des terres, des mers et des horizons infinis…
Nous voyons la séquestration physique des humains correspondre à leur incarcération psychique.
L’explosion des pathologies s’observe dans corps et têtes.
Les marchés financiers sont assoiffés de sang frais pour nourrir les artères du système bancaire :
une mouche a suffi pour que les banques centrales injectent ce qu’exigeait l’appétit du Moloch.
Les yeux en Atlantide ne fixent aucun point précis mais rayonnent dans tous les sens,
de sorte que chaque humain peut être observé par n’importe quel Atlante,
qui enveloppe l’entière humanité d’un regard au charme erratique.
L’intuition d’un tel observatoire fit naître le culte des ancêtres et les mythes religieux,
que s’approprièrent les pouvoirs temporels afin de monopoliser tout contrôle panoptique…
C’est pourquoi nommer Kapitotal et la tour Panoptic est un crime qui se punit par bannissement du scribe coupable de cet attentat terroriste.
Un message ancestral dit que les mortels peuvent accéder à la vision des esprits de l’au-delà, grâce à l’Œil imaginal.
L’époque moderne a brisé ce message, décrétant l’au-delà vide. Ce qui n’a pas supprimé les religions,
mais a fait naître un clergé du néant, plus puissant que ses devanciers.
L’heure est donc venue d’un message des Isles Fortunées.
Car leur société bourgeoise a développé depuis des siècles une civilité qui est en contradiction brutale avec modes et moyens de produire les richesses marchandes.
Dissimuler cette barbarie par une surenchère de mascarades constitue la tâche de l’industrie culturelle,
quand les plus hautes créations de l’esprit la dénoncent en portant les vrais fruits de la civilisation.
Ce qu’apportent les œuvres ouvertes sur la Sphère…
La sensation d’être l’objet d’un regard insaisissable est inséparable de toute Parole.
Cette présence d’une absence détermine la fonction du Il dans la plus simple grammaire,
quand bien même il n’y a que deux interlocuteurs et que leur conversation n’exige que l’emploi du Je et du Tu.
J’ai donné consigne à mon scribe de rappeler ces notions dans un texte passé inaperçu,
sauf au Chili : Destin stellaire de la Parole…
Mais le regard de l’Autre étant décrété mort, il se transforme en jeu de reflets du même par le même sur le même, dans un perpétuel Selfie.
Le Diwan des Ancêtres observe cette « ruine de l’âme » – pour citer un auteur français qui l’a rejoint – depuis le moucharabieh des nuages.
Toujours ils avaient pris forme d’anges, d’esprits, de djinns, de muses, de dibbouks,
de daimôns et d’autres créatures célestes ou personnages légendaires – honneur qui me fut refusé,
tant les traditions religieuses me reléguèrent dans un placard des bibliothèques mythologiques…
Mon existence comme héros de la première épopée bousculait tous les récits de leurs prêtres, sur lesquels se fonde la légitimité des empires.
L’histoire ne fut-elle pas toujours écrite par une caste qui en falsifia le sens ?
De sorte que les témoignages véridiques sont nécessairement versés dans la catégorie de ce qui n’existe pas.
À plus forte raison, s’ils proviennent d’une civilisation réputée engloutie.
Or, nos fenêtres offrent un accès privilégié à la compréhension du monde.
Notre recul serait nécessaire aux humains pour saisir le sens de ce qu’ils meurent.
Notre vision globale soustrairait ces technopithèques aux murs qui les emprisonnent, s’ils daignaient écouter le Diwan des Ancêtres…
Voici donc leurs cités désertes, frappées par un mal dont ils ignorent la cause, quelque forme apparente que prenne le fléau.
Parmi les lois indicibles régissant le chaos planétaire, prime celle d’une soumission des anciennes valeurs à la Valeur.
L’analyste le plus méthodique des rouages du Capital siège en bonne place au Diwan des Ancêtres.
À ses côtés plaisante un autre vénérable barbu, sur le fait que de ce Diwan lui vint l’inspiration d’utiliser un divan
comme support physique à ses cures psychiques. Ne les avait-il comparées à une peste,
et la doctrine de son voisin ne serait-elle pas haïe tel un choléra par la bourgeoisie ?
Quand frappe l’un ou l’autre fléau, la réponse au Sphinx n’est-elle pas toujours celle d’œdipe : l’homme ?
Qu’en est-il de lui si, de même que tout Surmoi, la notion d’humanisme le fait rire,
prise en étau par une double détermination robotique et animale ?
Si ses fables et légendes ne tirent plus gloire que de leurs caractères profane et désacralisé ?…
Qu’advient-il de l’homme, s’il récuse par principe l’hypothèse même d’une instance étrangère, extérieure au monde,
qui le scrute lestée d’une mémoire des origines depuis l’Ancêtre Cham ?
Les membres de notre confrérie n’étaient-ils pas de leur vivant les auteurs de mémoires d’outre-tombe ?
Ne s’entendaient-ils pas, durant leur vie terrestre, à projeter une lumière astrale sur les corruptions humaines ?
Et si leurs noms sont célèbres, les scrupules moraux véhiculés par leurs œuvres ne sont-ils pas condamnés comme attentatoires aux mœurs actuelles ?
Fi des consciences et des inconscients désuet ! Mais donc au diable aussi tous les enchantements ! Dont ceux de l’Atlantide…
Il s’y trouve un bureau de change où la Parole se convertit en Valeur, puisque celle-ci régit tout rapport chez les mortels.
Pour assurer les frais du voyage, mon gage fut le message à délivrer dans Axiome de la Sphère,
en échange de quoi j’emportais quantité de perles, pierreries précieuses et diamants de la plus belle eau servant de combustibles à nos braseros,
dont le prix sur leurs marchés correspondrait au chiffre d’affaires annuel du secteur éditorial à l’échelle mondiale.
Somme que j’ai dépensée sans compter pour financer l’achat d’un hôtel mauresque au pied du mont Ararat
et payer les services de Killer Donald, Baby Mac, MBS et Biblik Bibi, comme du premier ministre et du Parrain de la Belgique,
ainsi que du couple Badinter et de Bernard-Henri Lévy…
Si ces gens-là tentent bien de convertir la Valeur en Parole, puisque celle-ci demeure consubstantielle à l’humanité,
tous leurs discours ne vaudraient pas un grain de sable en Atlantide.
Il revenait à mon scribe, une fois son ouvrage achevé, d’en faire confirmer la teneur
par le fait qu’un tel concentré de Parole fût déclaré sans Valeur sur leur marché.
Car je représente, à un double titre, ce que les catégories marchandes abominent : la royauté sacrale et l’héroïsme épique.
N’ai-je commis l’impensable folie d’abandonner mes privilèges de naissance au nom de la fraternité,
puis poursuivi ma quête jusqu’au royaume des ombres – idée dont s’emparerait le plus vénérable des aèdes grecs installés au Diwan ?
Celui-ci converse avec le barde irlandais qui perpétua son ouvrage marin voici juste cent ans dans la ville de Dublin.
Leur donne la réplique un poète français, dont la bouffée de narguilé qu’il expire laisse entendre :
Une saison d’homme Entre deux marées Quelque chose comme Un chant égaré
Gilgamesh – avril 2020
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